Convoitise (Sorcières & Chasseurs t.1) : les premiers chapitres

Sorcière malgré elle, Leila se passerait bien de cette magie sombre dont elle a hérité, qui grouille et qui s’accumule sous sa peau. Si elle cesse de pratiquer, elle foudroiera ses proches

Mais en exerçant son art, elle prend aussi le risque d’attirer l’attention des chasseurs, les terribles prédateurs des sorcières, qui les poursuivent, les séduisent et les dévorent pour s’accaparer leurs pouvoirs et leurs grimoires.

Alors que Satie, le chef des chasseurs, est à deux doigts de la repérer et que sa situation personnelle ne pourrait pas être plus catastrophique, une étrange petite fille insiste pour que Leila l’aide à retrouver sa maman. Pour protéger l’enfant, Leila devra foncer dans la gueule du loup et céder à l’appel de Convoitise, son plus sinistre grimoire. 

Et lorsqu’elle tombe amoureuse au pire moment possible, elle déclenche, sans le savoir, une réaction en chaîne.

Cette histoire de rédemption sombre et trépidante vous entraînera dans un univers riche, où les individus luttent pour se libérer de la magie.

Le livre est disponible ici. Et voici les premiers chapitres…

Chapitre 1

Une nouvelle cliente, c’est une chance inespérée. Leila ouvre la porte avec son sourire business, celui qui la montre maîtresse d’elle-même, gardienne de pouvoirs insondables, prête à mettre les flammes de l’enfer à votre service, et muette comme une tombe.

Elle restera sur ses gardes de toute façon, parce que les clientes femmes, en règle générale, veulent toutes la même chose : le pouvoir par les hommes. C’est triste, mais vrai. Gourous de la politique, héritières du classement Forbes, impératrices de la banque, walkyries des médias, amazones 2.0, elles ne viennent ici que dans un objectif : s’accrocher de toutes leurs griffes à un type qui leur échappe. Et Leila se méfie de ce genre de job.

Elle accepterait tout de même à peu près n’importe quoi, parce qu’un fourmillement de mauvais augure a débuté dans ses extrémités. La grouille est de retour, intérêts et principal, et bien plus tôt que prévu. Utile jusqu’à un certain point, dans la mesure où elle sert de carburant à la pratique de Leila, la grouille devient gênante lorsqu’elle dépasse la cote d’alerte. Si Leila ne vend pas une potion rapidement pour consommer un peu de ses réserves, les choses vont continuer à empirer : démangeaisons, agressivité, hypersensibilité et tutti quanti. Puis les hallucinations. Et pour finir, elle partira en vrille : quand elle ne pourra plus juguler tout ce chaos, elle le laissera exploser et elle foudroiera tout le monde autour d’elle, à commencer par les personnes à qui elle tient le plus. Enfin, la personne : sa sœur, Iris, où qu’elle soit à se dorer la pilule. 

La cliente, une brune au teint de porcelaine et aux yeux d’un bleu profond, est ponctuelle, propre, parfumée, sanglée dans un manteau hors de prix. Elle détaille d’un air sceptique le chambranle graisseux et le paillasson usé. 

— Je suis Juli Tesla, déclare-t-elle. Je suis vraiment très étonnée : je voyais votre cabinet un peu plus huppé.

Leila hausse les épaules. 

— Je connais un gynéco qui prend trois cents et qui consulte dans un taudis haussmannien pire que celui-ci. Vous n’êtes pas parisienne ?

La cliente rit et ne répond pas. Leila la situe quelque part en Europe de l’Est, mettons hongroise, à son nom et à la façon dont elle roule les R derrière ses lèvres laquées de rouge sang. 

Leila l’invite à la suivre dans la galerie de taupe qui lui sert de couloir : un boyau tout étroit, couvert d’étagères et de piles de choses diverses, et qui semble faire trois fois le tour du bâtiment avant de cracher les visiteurs dans le petit bureau 100 % récup’.

Heureusement, cette nouvelle cliente a toutes les chances d’être kasher. Elle est envoyée par un bon contact, Jean-François Wart, ce penseur du cinquième arrondissement que Leila a aidé à pondre son bouquin sur les médias américains ou sur la société de consommation. À moins que ce ne soit sur un autre sujet suranné, désuet comme lui. Elle ne se le rappelle pas. Elle se souvient juste de son visage sidéré et ravi quand il a compris que la sorcellerie opérait vraiment et que son rival, un philosophe plus bûcheur, plus productif et à la vie moins dissolue, allait en faire les frais pour la modique somme de vingt mille euros.

L’intellectuel concurrent était beaucoup plus avancé dans un livre sur un thème similaire, jusqu’à cette mauvaise chute dans les escaliers un jour qu’il emmenait des amis visiter les tours de Notre-Dame. Le crime parfait, car les potions de Leila sont bien entendu intraçables selon les méthodes classiques de la médecine et de la police scientifique. Et d’ailleurs il n’y a même pas eu de cadavre.

Wart paiera un jour. Il a déboursé les espèces sonnantes et trébuchantes, celles qui font qu’il prend Leila au sérieux. Il ne s’est pas encore acquitté, cependant, du véritable prix : lui aussi, il doit choir un jour, d’une façon qui lui sera propre. Il est persuadé que c’est déjà arrivé, l’hiver dernier, quand il s’est cassé une jambe en faisant du ski. Mais Leila a des doutes : les « puissances occultes », si l’on peut nommer ainsi l’entité comptable avec laquelle commerce son talent, ont en général un sens de l’humour beaucoup plus piquant. Pour le moment, Jean-François Wart est émerveillé de s’être acoquiné avec une vraie sorcière. S’il n’était pas de son côté coupable de fainéantise, de plagiat et de malveillance, il en parlerait tout le jour au café de Flore. Il trouve Leila exotique et lui envoie des tonnes de prospects.

Leila se pose avec précaution dans le fauteuil aux ressorts capricieux, laisse à la cliente le crapaud grand style tapissé de moleskine. Juli Tesla fait la moue, s’installe, croise les jambes.

— Je souhaite acheter un philtre d’amour, dit-elle.

Philtre d’amour. Le terme particulièrement abusif fait ramper un frisson de dégoût dans le dos de Leila. C’est bien sa veine. Elle va devoir faire œuvre de pédagogie, tenter de découvrir le véritable besoin pour faire évoluer la requête. Elle étire en un nouveau sourire commercial ses lèvres sèches.

— Il va falloir m’en dire un peu plus.

— Mon mari, Damjan, est infidèle. Sa relation en cours m’inquiète, je pense qu’il est tombé amoureux. J’ai besoin qu’il reste avec moi, car nous sommes par ailleurs associés. Je ne veux pas tout perdre : mon mari, mon partenaire, mon business, sans parler de la carte de séjour… Je ne peux pas vous donner plus de détails, mais il doit rester avec moi et oublier cette fille.

— Vous voulez qu’il abandonne cette femme et qu’il revienne auprès de vous ? reformule Leila. Je peux imaginer au moins une demi-douzaine de façons de les séparer. Mais il faut que vous compreniez que mes solutions sont vraiment des options de dernier ressort qui peuvent vous coûter très, très cher.

Dans son métier, Leila a remarqué que les choses se passent mieux si elle ne pousse pas non plus trop à la consommation, même et surtout quand il faut vraiment qu’elle pratique dès que possible. Pour bien vendre, il vaut mieux ne pas avoir l’air trop désespéré.

— Votre prix sera le mien, assure Juli Tesla. Mais je ne veux pas les séparer. Je n’aurais pas besoin de vos talents pour ça, je ne suis pas totalement incompétente. Je veux un envoûtement, un vrai. Je veux que mon mari me suive partout comme un petit chien.

La main de Leila se crispe sur le fauteuil. Elle oblige ses traits à se détendre et à reformer son parfait sourire, étincelant et mystérieux, celui qui inspire juste assez de confiance pour se jeter dans l’inconnu avec un frisson. Le sourire numéro cinq. 

— Il est toujours plus simple d’éliminer une maîtresse que de faire évoluer l’objet de son affection, vous devez le savoir.

Madame Tesla esquisse un geste nonchalant.

— Je ne veux pas m’en prendre à sa petite amie. Et je ne veux pas faire changer mon mari. Je veux qu’il soit entièrement à mes pieds. Je veux qu’il lèche le sol sous mes pas, qu’il dépérisse quand je tourne les talons, qu’il n’ait plus d’autre volonté que mon bon plaisir.

Le cœur de Leila a une accélération désordonnée, comme celui d’une femme qui entend prononcer le nom d’une ancienne flamme mal éteinte. C’est presque au mot près ce qu’elle a lu elle-même la dernière fois qu’elle a feuilleté son grimoire, Convoitise, celui qu’elle a juré de ne plus jamais utiliser.

Serment qu’elle éprouve quelques difficultés à tenir en ce moment. 

— Je suis désolée, mais ce n’est pas possible, dit-elle. Ce que vous demandez n’existe pas.

— Bien sûr que ça existe, dit la cliente. On m’a affirmé que vous étiez une spécialiste.

— Qui a pu vous dire une chose pareille ?

Quand même pas leur ami commun Jean-François Wart. Lui, il s’est contenté de suivre les propositions de Leila, et Convoitise est resté au fond de son coffre plombé.

La cliente sourit :

— Une amie très proche. Par discrétion, je préfère taire son nom.

— Et cette amie vous a vanté mes talents ? Elle y a eu recours elle-même ?

— Elle m’a affirmé que vous pourriez m’aider, opine Juli Tesla.

Leila se mord la lèvre, contrariée. Juli Tesla demande un sort d’emprise, un maléfice particulièrement vil, qui assujettit totalement une personne à celui qui l’invoque. Leila se rappelle le choc qu’elle a eu quand sa sœur Iris lui a avoué s’en être servie.

La cliente attend, un sourcil noir corbeau en équilibre sous son unique mèche grise. Leila se ressaisit : elle est tellement en manque de pratique qu’elle en serait presque à discuter avec cette Cruella amatrice pour un tout petit instant de soulagement. Ce n’est pas sérieux. Elle va se trouver un autre sort plus acceptable pour dépenser la grouille. Elle prend une grande inspiration, convoque toute la résolution et la raison qui lui restent.

— Ce que vous avez en tête n’existe pas à ma connaissance. Mais je peux vraiment faire autre chose pour vous.

Juli Tesla fait tourner la cuiller dans le mug de thé bon marché puis porte le breuvage à sa bouche, aspire une minuscule gorgée, fait la grimace.

— Non, je ne crois pas que vous puissiez m’aider. Il me faut ce philtre d’amour, un point c’est tout.

— Si vous avez envie de vous venger, insiste Leila, il existe des solutions plus simples. Nous pourrions punir votre mari d’une autre façon. Par exemple en lui donnant un cancer très, très douloureux, si vous voulez, un cancer dégradant qui attaquera ses parties génitales, fera tomber tous ses cheveux et pourrira à jamais sa vie sexuelle. Quelque chose avec un traitement pénible, expérimental, qui marche à moitié, qui donne de l’espoir pour mieux le reprendre après. Ce serait très satisfaisant, et ça vous coûterait moins cher.

— Je ne veux pas le dégrader, dit Juli Tesla, un pli buté au menton. Je veux le conserver dans toute la gloire de ses quarante ans, mais qu’il ait des œillères, qu’il ne regarde que moi et qu’il baise le sol sous mes pas.

Leila ravale sa frustration. Déjà elle n’en peut plus, bientôt les fourmillements et les sueurs froides vont commencer. Il lui faut absolument un client, une nuit de sommeil reconstituant, un répit de quelques instants. Pourtant, elle ne peut pas donner à cette cliente ce qu’elle réclame, et pas seulement parce que c’est dégoûtant. Quand la magie noire atteint un tel calibre, elle ne passe pas inaperçue, et en ce moment Leila ne peut pas se permettre d’être repérée. Elle ouvre la bouche et se force à articuler d’un air convaincant la seule réponse qui s’impose :

— Ceux qui vous ont parlé de philtre d’amour sont des charlatans. Cela n’existe pas, vous ne trouverez pas ce sort-là sur le marché. Demandez des références. Je suis la meilleure à Paris en matière d’influence sur les corps et les esprits et je vous dis que ce n’est pas possible.

— Je ne vois pas ce qui vous empêche de manipuler le cerveau de mon mec comme je le souhaite, alors ?

Leila respire un grand coup.

— Comme je vous l’ai déjà expliqué, je ne peux pas vous aider.

— Je ne vous crois pas, répond la cliente.

Leila se lève.

— Je vous engage à réfléchir à ma proposition. Pensez-y. Je peux vous assister pour détourner votre mari de votre rivale. Peut-être qu’il apprécierait moins une jeune fille avec une jambe amputée suite à un accident bizarre. Une bactérie qui dévore les muscles, pourquoi pas ? Les bactéries sont mes amies. Ou bien imaginez qu’elle prenne dix ans d’un coup, il la trouverait moins désirable. Ou bien la gale, c’est très facile. Cela vous coûterait quelques dizaines de milliers d’euros en cash suivant l’option retenue, et il y aurait aussi un prix métaphysique.

Juli Tesla exhale entre ses dents.

— Ce n’est pas donné !

— Je travaille bien, dit Leila. Mes clients sont contents. Demandez à Jean-François Wart. Est-ce qu’il n’a pas le teint rose et le poil brillant ? Faites comme lui. Pensez d’abord au bénéfice que vous voulez tirer de tout cela, et ensuite seulement aux dommages que vous voulez infliger à vos opposants.

C’est ce qu’elle leur dit à tous, comme si le service qu’elle leur proposait ne résidait pas, pour l’essentiel, dans le mal qu’ils font à leurs ennemis.

Juli Tesla regarde le bureau, les meubles Ikea vintage 1980 démontés et remontés quatre fois, la pile de vieux magazines au sommet de laquelle un mug promotionnel contenant du café froid se tient en équilibre depuis une semaine, les fauteuils Emmaüs, les vêtements de Leila qui viennent clairement d’une friperie, et pas récemment. Elle fronce les sourcils. Il est manifeste qu’elle se demande où Leila investit tout son magot.

— S’il vous faut davantage de références, dit celle-ci, je peux solliciter d’autres clients pour qu’ils vous appellent. Mais réfléchissez d’abord.

Ça, c’est un peu du bluff, parce qu’en réalité, si Leila a bien quelques réussites à son actif, seule une infime minorité de ses clients est vraiment contente de ses services sur la durée. Mais cette madame Tesla n’est pas obligée de le savoir.

Leila a compris que c’était fichu avant même que la cliente potentielle ne se lève d’un mouvement fluide et gracieux qui traduit une sérieuse musculature. Leila s’extirpe à son tour de son fauteuil en évitant le ressort qui déchire les fonds de culotte. Encore une opportunité qui s’envole, et elle qui a si désespérément besoin de pratiquer.

Si elle était une sorcière lambda, avec juste un petit problème de grouille ponctuel, elle pratiquerait pour son compte propre et n’en ferait pas toute une histoire. Mais elle ne dispose que de sorts de magie noire ou alors d’un gris vraiment très foncé. Si elle en lance un à ses propres frais, elle va se prendre en revers un paiement qui la mettra définitivement hors d’état de nuire.

Le citoyen ordinaire, dont le corps est peu habitué à la magie, peut mettre des années, voire des décennies à métaboliser un sort. Il a encore, dans certains cas, intérêt à passer à l’acte et à en assumer le prix. L’organisme de Leila, en revanche, est si rompu à la magie qu’elle la digère à la vitesse de l’éclair : pour elle, pas de débit différé. Elle pratique, elle paye comptant : un bourdonnement à son oreille l’avertit généralement sans tarder que la facture est déjà présentée. Utiliser la magie pour servir ses buts personnels est donc rarement une bonne idée. 

Toujours pas de perspective de vente, et en plus, maintenant, elle va être obligée de se fendre d’une visite à Jean-François Wart pour se rencarder sur cette femme. Clairement, sa politique « vivons heureux, vivons cachés » a fait long feu.

Leila raccompagne la prospecte jusqu’à l’entrée. La porte de la cuisine est entrouverte sur un capharnaüm qui a commencé à capter le regard de la cliente. La curiosité de ces Parisiens est vraiment plus qu’insatiable, c’est un gouffre sans fond, un appétit impossible à éteindre. Leila allonge la main pour claquer le battant.

La poignée métallique est brûlante. Leila siffle, secoue sa main. Il y a à peine une heure, elle a ouvert sans se faire mal.

Pour la porte d’entrée, elle tire sur la manche de son vieux pull noir afin de protéger sa peau, en notant, déprimée, qu’il va lui falloir à nouveau des gants.

— Pouah, qu’est-ce que c’est que cette odeur ? s’exclame la cliente en sortant dans la cage d’escalier.

Leila baisse les yeux et constate que la gamine a eu le courage de s’aventurer jusqu’au quatrième. Cela fait plusieurs jours qu’elle lui colle aux basques. Elle est de moins en moins discrète et Leila se demande ce qu’elle lui veut. Elle porte des hardes répugnantes et sa puanteur envahit tout le palier. 

— Je voudrais parler à Leila !

La cliente lui jette un regard dégoûté, on sent bien qu’il y a un problème de standing, et déjà ses talons aiguilles claquent dans l’escalier raide. Leila ne prend pas la peine de la saluer, quand on a disserté de la possibilité de mutiler l’âme de quelqu’un ou d’infliger à un tiers une maladie incurable, on est un peu au-delà des conventions sociales.

Elle se concentre sur la petite fille. Celle-ci porte un manteau d’adulte qui semble avoir été raccourci au couteau et resserré sous les bras par une ficelle. Ses yeux gris brillent dans un visage noir de crasse, ses cheveux sont si sales qu’ils s’amassent en croûtes.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Décampe ou j’appelle les flics.

— Non ! Pas la police. S’il te plaît. Ils me mettront dans un foyer. Ou pire, ils me trouveront une famille.

— Justement, dit Leila, ça ne serait peut-être pas une mauvaise idée. Tu ne peux pas rester dehors à ton âge. Tu as quoi ? Quatre ans ?

La clocharde minuscule se campe sur ses pieds et bombe le torse.

— J’ai six ans et demi.

— Et sans doute pas un jour de plus, maugrée Leila. Passe ton chemin. Si je te vois encore ici, j’appelle les flics. Ouste. Du balai.

Une petite fille, ça ne peut pas être une bonne nouvelle, et Leila a déjà assez de problèmes comme ça.

— Je suis venue voir Leila, dit la petite. J’ai à lui parler. C’est toi Leila, non ?

— À d’autres, dit Leila. Mon nom est sur la boîte aux lettres. C’est trop facile. Si tu as quelque chose à me dire, accouche, et puis va-t’en.

— Je ne peux pas avoir une tartine d’abord ? Ça fait longtemps que j’ai pas mangé. Si t’avais quelque chose de chaud…

— Et puis quoi encore ? Cent balles et un Mars ?

— Ah, dit la petite fille, j’aime bien les Mars.

Elle est tellement maigre qu’on devine tout le squelette de son crâne sous la peau tendue de son visage cerné et pâle. Leila soupire.

— Reste là. Je vais voir si j’ai quelque chose à grignoter. Mais ne bouge pas. Si je découvre que je t’ai fait une tartine pour rien, tu vas avoir affaire à moi.

— J’aime bien le fromage aussi, dit la petite fille.

— Tu rêves, dit Leila. Y a plus de fromage chez moi depuis les années 90.

Elle claque la porte au nez de la gamine et se dirige vers la cuisine en regrettant déjà son idée. Il ne faut jamais nourrir un animal sauvage. Un moment d’inattention et il s’engouffre chez vous, se pensant adopté. Elle écume les placards en tentant d’ignorer les post-it trop défraîchis sur son réfrigérateur. Chacun des petits carrés de papier aux couleurs criardes lui signale un sort qui aurait dû être consommé mais qui ne l’a pas été, pour une raison ou une autre – le client s’est dégonflé ou a résolu seul son problème. Elle a eu beaucoup de clients depuis la rentrée, son coffre est bourré de billets de banque, mais elle s’en fiche : ce dont elle a besoin, c’est de ce frisson d’extase et du soulagement qui surviennent lorsque l’on fait appel à sa magie, quelque part dans la capitale. Ces dernières semaines, sans doute suite à toute cette confusion et au départ d’Iris, son taux de conversion est tombé au plus bas. Elle a peut-être fait des erreurs d’appréciation, mal conseillé ses clients. Ou alors c’est une accumulation de malchance vraiment bizarre.

La cuisine contient plus de post-it périmés que de nourriture. Tout ce qu’elle trouve, ce sont des champignons de Paris en conserve et un sachet de vieux crackers qui doivent dater d’une période heureuse où il y avait encore dans sa vie des apéritifs et des rendez-vous à quatre.

Leila ouvre la boîte, se coupe. Le métal qui a mordu sa chair laisse une trace cuisante. Elle retourne sur le palier. La fillette n’a pas bougé.

— T’as oublié la cuiller, remarque-t-elle.

Elle introduit sa main toute fine dans la boîte de conserve aux bords acérés, puis mange avec les doigts en émettant des petits bruits goulus. Elle ingurgite sûrement assez de microbes pour rendre malade un éléphant. Et après ? Ce n’est pas le problème de Leila.

— T’as de l’eau pour faire glisser ?

— Débrouille-toi, c’est pas les Restos du Cœur ici. Tu avales ça et tu décarres.

— Minute, papillon, proteste la fillette, j’avais quelque chose à te dire, tu te rappelles ?

— OK, accouche.

— Je peux pas te le dire ici.

— Si, tu peux. La voisine est sourde comme un pot.

La petite déglutit un champignon transgénique aussi gros que sa tête, gobe par là-dessus un cracker qui doit être à la fois tout sec et tout mou. Tousse un peu. On peut quasiment voir la bouchée qui se fraye un chemin dans son œsophage de moineau.

— Je veux une consultation.

— Une consultation ? Tu me prends pour un pédiatre ou quoi ?

Les yeux de la fillette s’étrécissent dans une mimique qui se voudrait adulte. L’effet est plus comique que menaçant.

— Non, je te prends pour une praticienne. J’ai besoin d’aide pour retrouver ma maman.

La petite fille affecte un air piteux, échoue lamentablement, avale de travers, tousse à nouveau.

— Qui t’envoie ? demande Leila, dans l’objectif de renvoyer bien vite cette demi-portion vers son adulte de référence, que l’on puisse passer à autre chose.

— Mon oncle.

— Dis-lui de venir lui-même.

— Il ne peut pas. Il est enfermé.

— Dommage pour lui. Je ne reçois pas les mineurs. Il va falloir qu’il vienne en personne et qu’il te laisse en dehors de tout ça. Tu peux lui dire de ma part. Maintenant va-t’en, j’ai un rendez-vous, il faut que je sorte.

Et elle referme la porte sans attendre la réponse.

Chapitre 2

Leila prend une longue inspiration, puis une autre, tente une dernière fois de lisser ses cheveux en pétard. Elle frotte sur le tapis de l’escalier ses escarpins qui lui semblent trop petits de trois pointures, mais pas trop fort, de peur de générer des étincelles.

— Oh, bonsouâr Leilâaaa, quelle agréâble surpriiise !

L’épouse du philosophe est là, bien sûr, à son poste de videur, un cerbère qui voudrait ressembler à Betty Boop mais évoque surtout la grenouille à grande bouche. Elle considère Leila d’un air suspicieux, comme si elle lui reprochait une quelconque responsabilité dans les infidélités de son mari. Mais Leila ne couche jamais deux fois avec un client.

Elle tend à la maîtresse de maison la bouteille de champagne implicitement exigée pour toute entrée, qui est accueillie par une sorte de coassement.

— Tout va bien, Leilââ ? Tu as une petite mine.

Non, de toute évidence, rien ne va. Entre les bouffées de chaleur et les sueurs froides, Leila perd peu à peu les pédales. Tout à l’heure elle a crié sur un jeune homme dans le métro. Elle aurait vraiment préféré rester chez elle dans son canapé défoncé et boire du vin jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Malheureusement elle a dépassé le stade où elle parviendrait encore à dormir, y compris avec l’aide d’un barbiturique de cheval. Il faut qu’elle trouve une solution rapide, même créative, même douteuse. Elle doit prospecter, et de manière agressive. Il faut aussi qu’elle débrouille cette histoire de philtre d’amour. Depuis qu’elle a reçu Juli Tesla tout à l’heure, elle ne peut évacuer l’idée que quelqu’un a eu accès à son grimoire, et elle ne voit pas comment. Iris aurait montré Convoitise à des tiers lorsqu’elle l’a « emprunté » à la rentrée ?

— J’ai besoin de parler à JF, dit Leila.

— Oh, il est trèèès occupé, coasse l’épouse. Après tout, il est l’âââme de nos petites sauteries du lundi soir.

Leila hoche la tête et passe outre, se faufilant de justesse entre le mur et les bonnets C de l’hôtesse, vers la masse sombre et grouillante des fêtards qui se sont répandus, insouciants, dans tous les salons du 250 mètres carrés. Des éditeurs, des professeurs, des réalisateurs, des artistes, des journalistes, mais aussi quelques banquiers, startuppers et patrons venus se donner une patine intello. Elle en identifie quelques-uns, puis adopte une trajectoire tangente : elle vise un endroit plus calme et pense à ce couloir où JF expose des estampes japonaises. C’est toujours plus facile, là-bas, d’entamer une conversation, même et surtout si elle est inévitablement salace.

Pour atteindre son but, elle doit néanmoins se frayer un chemin à travers plusieurs groupes de convives. Elle saisit quelques bribes de discussion. Une main jaillit et l’attrape. Déséquilibrée, elle trébuche et atterrit contre un torse qui sent la transpiration.

— Eh, mais c’est la petite Leila !

Elle se dégage, quand elle est pleine de grouille, avec ces démangeaisons qui la parcourent comme un essaim de petits cafards, elle a horreur qu’on la touche. Comme si elle ne faisait pas assez de cauchemars toutes les nuits.

Mais le type la bloque, l’attire à lui, mime une danse désordonnée, manque de lui déboîter l’épaule, lui marche sur le pied. Il est complètement beurré.

— Alain ?

Et c’est lui, c’est Alain, cet ancien client qu’elle a aidé à se sortir d’un problème de harcèlement moral comme on n’en trouve que dans les romans, qui allait lui coûter sa carrière et sa réputation. Une histoire à coucher dehors. Son adjoint avait réussi à gravir en un temps record les échelons de son entreprise tout en détournant des fonds et en usurpant l’identité d’Alain. Alain lui a rendu la monnaie de sa pièce : avec un coup de main de Leila, il a pu endosser les traits de son ennemi pour commettre à son tour une grosse, grosse bêtise. L’usurpateur usurpé croupit aujourd’hui en prison, vu que c’est le tarif quand on agresse une femme, et même, oui, même une prostituée. Il ne serait pas venu à l’esprit d’Alain Grodzic de profiter de son identité d’emprunt pour braquer un joaillier par exemple, et couvrir sa légitime de bijoux. Dès que l’occasion s’est présentée de se livrer à une action répréhensible en toute impunité, il a sauté sur une marginale sans défense. Classique…

Celui qui devrait être en taule aujourd’hui, ce n’est pas le subordonné aux dents trop longues, c’est Alain Grodzic bien sûr. Cependant, grâce à Leila, ce dernier est libre de se frotter au gratin et de se pinter le lundi soir.

Leila dévisage l’homme avec dégoût. Il a vieilli de vingt ans, il est méconnaissable. Tout son visage semble s’être affaissé, il a l’air d’une poupée de cire qui se serait tenue trop près d’une bougie. Une parfaite illustration de ce qui arrive quand le prix métaphysique d’un sort est réclamé à son bénéficiaire. Il a voulu un masque, et maintenant, le voilà défiguré.

— Je crois que je ne t’ai pas assez remerciée pour le coup de main que tu m’as donné ! déclare-t-il, jovial et sinistre.

Il tente de la saisir à la taille et de la serrer contre lui, mais elle se dégage et s’engouffre dans la première brèche entre les invités, met plusieurs couches de discussions intellectuelles et brillantes entre eux. Son cœur bat à toute allure. Il va falloir qu’elle fasse quelque chose. Ce client aigri va polluer son pool de prospects. Elle s’en occupera plus tard. Pour le moment, elle doit se concentrer et ferrer quelqu’un, d’urgence. Un client, un coup d’un soir, les deux si possible.

La voilà enfin aux estampes. Dieu sait si elle a pu recruter dans ce couloir depuis qu’elle est invitée aux sauteries de Jean-François Wart. Des clients, des amants, en général consommés sur place. C’est peut-être pour ça, à bien y réfléchir, que la maîtresse de maison la regarde de travers.

Un type se tient devant la collection. La quarantaine. Un air de pouvoir et de nonchalance, une sérieuse pointe d’arrogance. Elle l’a déjà vu quelque part, ce qui est souvent bon signe chez un prospect. Avec un peu de chance, il la remettra aussi. Ce genre de vague souvenir crée une base de confiance favorable à la transaction.

Leila s’avance tranquillement, sans trahir son inconfort croissant.

— Vous avez l’air déçu, attaque-t-elle.

Il garde les yeux sur la gravure manga érotico-humoristique inspirée des estampes traditionnelles.

— J’avoue que j’ai du mal à comprendre les Japonais.

— Vous n’êtes pas excité par les petites filles en culotte. On peut considérer ça comme une bonne nouvelle.

OK, elle a son attention maintenant.

— Laissez tomber les estampes si ce n’est pas votre truc ! La vie est vraiment trop courte.

Il la dévisage, recalibre la conversation. Elle n’est sans doute pas son genre à la base, mais pour quelques minutes ou quelques heures, pour faire honneur à l’opportunité, elle pourrait bien le devenir.

— Vous avez raison, au feu les poncifs. On ne s’est pas déjà vus quelque part ?

Maintenant qu’il le dit, elle en est certaine. Ses traits sont agréablement familiers, ils font partie du même écosystème. Elle s’efforce de prendre l’air blasé en fournissant la moue de circonstance et la réponse vague qui s’impose, à la parisienne :

— Peut-être, je ne sais pas.

Il lui tend la main :

— Satie.

— Enchantée. Leila.

Elle se rapproche pour lui serrer la main. Il sent l’amande grillée, le café et la pierre froide. Il s’arrête un instant sur les longs gants qu’elle porte, en velours noir très fin pour la protéger des métaux qui ont décidé de lui attaquer l’épiderme aujourd’hui. C’est aussi une mesure préventive, parce qu’on ne peut jamais prédire qui sera assez sensible pour percevoir la grouille lors d’un simple contact : elle commence à atteindre des valeurs limites. Mais il semble surtout intrigué.

Elle lui laisse le temps de déshabiller son bras du regard.

— Leila, c’est un joli prénom exotique, exagère-t-il.

— Et Satie, c’est intéressant, ça vient d’où ?

Il rit :

— Je ne donne pas mon prénom comme ça. Il faut gagner le droit de l’utiliser.

Elle feint de s’offusquer :

— Vous ne vous imaginez quand même pas que vous allez me faire réfléchir un lundi ?

Elle en profite pour ondoyer dans sa robe de diseuse de bonne aventure, qu’il se demande un peu s’il pourrait entourer sa taille d’une seule main. Qu’il voie bien ce qu’il a en face de lui : une créature qui ne mise pas grand-chose sur la volupté, mais qui n’est pas sans atout. Des types comme ça, elle en a levé des centaines en soirée. Elle n’a pas eu d’amant stable depuis deux ans, et la baise aide à tenir la grouille en respect, alors, elle ne les compte même plus.

Elle se demande dans quelle catégorie elle va le ranger : amant d’un soir ou prospect. Le mieux serait encore de cocher les deux cases, et de gagner ainsi un peu de temps. Il a l’air arrogant et sûr de lui, une caractéristique souhaitable chez un client comme chez une conquête, de l’avis de Leila. Le genre qui croit à l’occulte ? Pourquoi pas. Est-ce qu’il a assez faim pour vouloir quelque chose en particulier, pour le vouloir très fort, au point de recourir à ses services ? C’est plus difficile à dire.

— Donc, vous, votre truc, c’est le secret ? poursuit-elle. Vous gérez votre suspense, telle une version mâle de la divine Schéhérazade ? Il faut vous faire la danse des sept voiles pour vous soutirer une information ?

Elle tourne un peu autour de lui. Il la suit du regard.

— Mais si vous me parliez, vos rêves pourraient se réaliser, dit Leila en agitant ses breloques.

— Je vous parle parce que notre hôte m’a promis qu’il y aurait des femmes faciles à sa soirée. Il n’a pas été question de livrer mon âme. Mon rêve du moment est juste au bout du couloir.

Elle rit, nullement vexée.

— Ah, la petite buanderie de Jean-François.

Elle est tentée d’accepter sans façon l’aller-retour en tapis volant qu’il lui propose. Si elle ne cherchait qu’un coup d’un soir, l’affaire serait déjà pliée. Elle serait plus directe et ne se donnerait pas autant de mal. Mais elle subodore autre chose chez ce type-là, une qualité de client, une ambition froissée qu’elle a envie de creuser. Qui sait, il a peut-être besoin d’un peu de magie noire.

Elle sort de son décolleté un grigri confectionné pour l’occasion. Rien de bien compliqué, juste une formulette de son autre grimoire, Prospérité-Les Gens, qui lui permet de percer les motivations de son interlocuteur.

Un léger frémissement la parcourt. Elle n’éprouve pas le huitième d’un buzz avec ce sort mineur, pas même de quoi recoiffer dans le sens du poil une praticienne fourbue et de mauvaise humeur. Au bout de ce grésillement furtif, une idée, ténue mais claire, d’une précision cristalline. Leila n’a pas accès aux pensées de ceux qu’elle envoûte, ce serait trop beau, mais Prospérité-Les Gens excelle à réduire les humains à ce qu’ils sont au fond : un enchevêtrement complexe de neurones secoués d’influx électriques, baignés d’hormones, et emballés dans la merveille mécanique du squelette et des muscles. Le livre connaît comme personne l’adrénaline, l’angoisse, la faim, la dépression, le désespoir, les déséquilibres de toutes sortes. Les hôpitaux se disputeraient ce traité d’anti-médecine s’il y avait une chance qu’il soigne quoi que ce soit. Mais Prospérité ne soigne pas, il ne sait que dépouiller.

Et dépouillé de son masque, cet homme-ci est un prédateur, un loup qui a humé le vent et a eu l’impression de sentir quelque chose.

Leila déglutit pour faire passer le bourdonnement léger qui accompagne le paiement de la magie. Bien sûr qu’il a détecté quelque chose : en fouaillant dans ses motivations, elle lui a ouvert un peu des siennes, c’est le prix à acquitter pour le sort qu’elle vient de jeter. Elle a soulevé le voile sur sa propre âme de monstre tapi dans l’ombre et qui ne peut se montrer tout à fait de crainte d’être lapidé.

Elle force un sourire, essaye de se remémorer où ils en étaient des figures imposées de la drague avant que le vent ne se mette à tourner. L’homme lui sourit aussi, il attend qu’elle réponde à sa proposition, assez sûr de lui pour être encore là, il n’a même pas encore esquissé la danse de l’impatient, ce balancement avec un pied dirigé vers l’extérieur pour se carapater. Il se tient parfaitement immobile et décontracté dans son costume élégant, un peu trop silencieux et attentif. 

— Si on allait se trouver quelque chose à grignoter ? suggère Leila qui n’a pas le moindre appétit. Il ne peut pas y avoir que du champagne dans cet appartement.

— Pourquoi pas, dit Satie, je meurs de faim.

Une giclée d’adrénaline la réveille d’un coup sec : elle se rappelle à présent dans quelles circonstances leurs itinéraires se sont croisés. Ce regard clair où brille un humour froid, distant. Cette silhouette souple qui doit cacher des ressources sous sa panoplie de yuppie, elle sait où elle l’a déjà vue bouger.

Comment son cerveau dégénéré a-t-il pu mettre autant de temps à s’en souvenir ? C’est un de ces chasseurs qu’Iris avait aux trousses à la rentrée, un de ceux qui l’ont traquée et qui ont failli l’avoir. Faut-il que Leila soit à côté de ses pompes pour ne pas s’en rendre compte : il porte les mêmes vêtements, lors de leur première collision elle s’était étonnée de le voir en costume et pas en treillis-rangers comme les autres psychopathes. C’est le croquemitaine, réalise-t-elle en lui emboîtant le pas. Est-ce qu’il la cherche ? Est-ce pour cela qu’ils se croisent ici ?

À chaque monstre son chasseur : les praticiennes comme Leila et sa sœur sont poursuivies par une secte de moines-soldats qui ont juré de les empêcher de nuire et de les exterminer, par tous les moyens. Le serment qu’ils prêtent, paraît-il, leur donne une force décuplée. On raconte aussi qu’ils prennent toutes sortes de drogues et développent une magie qui leur appartient – archaïque, collective, et dont leurs proies ne savent pas grand-chose. À vrai dire, tout ce que les praticiennes connaissent de ces fous, c’est leur appétit cannibale : ils n’ont de cesse d’attraper les sorcières pour dévorer leurs organes, et en particulier leur foie.

Le bruit court qu’aucune consœur n’est jamais ressortie vivante de la forteresse des chasseurs, un lieu tenu secret où ne pénètrent jamais que les initiés et leurs victimes. Leila ne souhaite pas en apprendre plus sur la question. Elle s’est donné assez de mal pour tirer sa sœur du pétrin et n’a pas du tout envie d’y tomber à son tour.

Elle se remémore sa courte conversation avec Satie, à la recherche d’un indice, mais ne saurait dire à coup sûr s’il l’a reconnue. L’autre jour, quand ils se sont croisés pour la première fois, elle avait pris ses précautions pour passer inaperçue. En perruque blonde, vêtements blancs et lunettes de soleil, elle était à mille lieues de son look habituel, lorsqu’elle a péniblement accompagné Iris blessée jusqu’à la gare routière. Rien ne garantit cependant qu’il ne soit pas sur le point de la reconnaître, et si le fameux sixième sens des chasseurs était autre chose qu’une légende urbaine ? Et s’il l’avait vue arriver de loin, de la même façon qu’elle a marché droit sur lui ? Et s’il avait discerné en elle la proie idéale avec le même instinct qui dirige Leila vers les ambitieux sans scrupule ? Une idée la fait frémir : car pour l’attraper et avant de la déguster, le chasseur dit-on exécute autour de sa victime une danse compliquée qui n’est pas sans rappeler la parade nuptiale. Avant les rituels cannibales, il y a la tragi-romance éternelle de la sorcière et du chasseur, dont elles sont toutes nées.

Madame fait sa plus belle magie, Monsieur l’aperçoit dans la nuit et se met à la suivre. L’un des deux, peu importe qui, tend un piège dans lequel ils tombent ensemble. Deux issues se présentent alors. Pile : un moment de faiblesse ou d’inattention, et elle se réveille enchaînée dans un donjon tandis qu’un ou plusieurs types en transe lui dévorent les entrailles. Face : Monsieur survit le temps d’une ou deux parties de jambes en l’air, mais c’est parce que Madame a décidé de jouer un peu avec lui avant de l’achever. Neuf mois plus tard, il naît une petite fille. Un beau jeu de couillon.

Quand l’heure sonne, une praticienne doit choisir : fuir et risquer de finir en mou pour le chat au fond d’une cave, ou perpétuer la lignée des veuves noires et passer à autre chose. C’est arrivé aux meilleures d’entre elles. Yasmine, la mère de Leila, a tué le père d’Iris, un peu in extremis d’un revers de couteau à steak, bien avant de rencontrer le géniteur de Leila, Titus. Elle n’a pas éliminé Titus cependant, c’est lui qui l’a eue, mais il a attendu neuf mois avant de l’envoyer en enfer. Il faut croire que l’amour vaut quelque chose, parfois, même chez les monstres. Celui de Titus a duré le temps de la gestation de Leila. À la naissance, il a peut-être été dépassé par ses nouvelles responsabilités. Leila ne s’explique pas vraiment ses origines, au final elles sont aussi absurdes et sinistres que celles de toutes ses congénères.

Après avoir tué Yasmine, Titus a déposé Leila bébé, bien emmaillotée, sur le paillasson de sa belle-sœur. Leila a été élevée par sa tante Nora, qui gardait déjà sa grande sœur Iris.

Avec un pedigree pareil, Leila devrait être vaccinée contre les rencontres intéressantes avec des inconnus dangereux. Elle est la plus prudente de la fratrie et elle doit tenir le fort en l’absence d’Iris, pas se faire avoir comme une bleue.

Elle observe le type du coin de l’œil pendant qu’il inspecte le buffet et finit par sélectionner un assortiment de viandes froides. Entend-il son cœur qui bat la chamade ? Elle voudrait rétropédaler à toute force pour se fondre à nouveau dans le décor, retrouver l’invisibilité, retourner sous la pierre humide grouiller avec les autres bestioles, cloportes, cafards et scorpions. Son esprit s’enfièvre et cherche frénétiquement une stratégie pour détricoter son aura de mystère, pour tout faire dégonfler d’un seul pschitt.

— Parlez-moi de votre métier, articule-t-elle, la gorge sèche, en s’emparant d’une chips avec une feinte nonchalance.

S’il est surpris par le changement de tempo, il ne le montre pas, s’adapte à la nouvelle règle du jeu. 

— Rien de bien fascinant, j’ai hérité d’une entreprise qui fabrique des tubes… fondée par mon père. Je n’ai pas encore réussi à la faire couler tout à fait. Ma vie privée et associative est beaucoup plus intéressante.

Leila réprime un frisson de dégoût. « Vie associative », c’est vraiment une façon horrible de dire « j’enferme des femmes dans la cave d’un immeuble parisien, je les torture, je mange leurs organes, et ensuite je fais disparaître les cadavres ». Maintenant elle a vraiment envie de vomir.

— Mais quel genre de tubes fabriquez-vous ? insiste-t-elle.

Ça lui semble un filon d’ennui à creuser, les tubes. Ça évoque des lenteurs digestives. Elle examine à son tour les plats exposés devant elle et qui n’ont pas encore été détruits par la fête. Elle sélectionne un morceau de camembert et une part de flan, qu’elle ne mangera pas, mais qu’elle utilisera à la manière de talismans répulsifs, pour sa protection. 

— Des tubes en plastique qui servent à toutes sortes de choses, j’ai du mal à me rappeler les détails. J’ai un bon adjoint, dit le dandy en face d’elle.

Le dandy qui se trouve être aussi un cannibale.

Leila s’obstine :

— Vos clients sont des industriels ?

— Pourquoi cet intérêt pour mon business ? Vous fabriquez également des tubes ?

— Oh, non, dit Leila, moi, je suis dans les services à la personne. Coiffure, esthétique, ce genre de choses.

Elle omet soigneusement de préciser qu’elle n’a pas son pareil pour délivrer les meilleurs massages.

— Fascinant, commente l’homme. (Le dépeceur.)

Mais une petite mécanique s’est mise en route et réévalue à présent la distance sociale entre eux, induisant de la part de Satie un changement presque imperceptible de posture. Il s’éloigne d’un demi-millimètre. Il a toujours de l’appétit pour elle, mais ils ne sont plus vraiment égaux.

Elle respire un peu mieux, du coup. Elle ne veut pas lui vendre ses services, parce qu’elle ne peut pas laisser la moindre trace, il ne faut pas qu’il puisse la joindre, et s’il se rappelait qui elle est ? S’il additionnait deux et deux ce soir en prenant sa douche ou demain matin en payant un café en terrasse ? Elle ne peut pas se le permettre. Il faut qu’elle noie le poisson.

— Je suis très contente d’être à mon compte. J’avais un chef avant, mais il n’avait pas le niveau, vous comprenez ? Il ne nous envoyait jamais en formation pour qu’on maîtrise les dernières techniques, et du coup, quand les clientes nous contactaient avec des demandes pour des choses qui venaient des States ou du Japon ou même de Chine, on ne pouvait rien faire pour elles, on était obligées de les laisser partir ! En vitrine il nous faisait accrocher du nail art qui datait des années 80 ! C’était vraiment la honte et j’ai fini par quitter le salon. J’avais noté tous les noms des clientes qui étaient allées chercher la modernité ailleurs, je les ai toutes rappelées. Maintenant c’est moi qui m’occupe de leur beauté, elles sont contentes, et je vais vous dire un truc. Il y a un fric fou à se faire sur le marché des personnes âgées. Vous n’êtes pas en quête d’un investissement ? Tout ce que je dis, c’est que si vous avez du cash à mettre dans une start-up, c’est vraiment à considérer. Ce n’est pas parce qu’on a une hanche folle qui refuse de descendre les escaliers qu’on n’a pas envie d’être coquette ! Ce n’est pas parce qu’on a attrapé un cancer qu’on ne veut pas être belle ! Moi, je me déplace, je fais des visites à domicile. Je vis très bien. Je me demande s’il ne faudrait pas que j’embauche et aussi que j’investisse. Il y a cette nouvelle technique qu’ils utilisent au Brésil…

Voilà, c’est bon, elle l’a assommé avec ses histoires de manucure et elle s’est même débrouillée pour lui demander du fric. Ça devrait être assez pour le faire fuir, ce ne sera pas la peine de lui causer épilation du maillot. Il la regarde, il hésite entre la perplexité et l’ennui. Eh ouais, chéri. Tu t’es trompé. Ta proie t’a échappé.

— En tout cas, conclut-elle, si votre femme a besoin d’un bon nettoyage de peau, il faut qu’elle m’appelle.

(On ne sait jamais, il est peut-être marié, même s’il ne porte pas d’alliance, ça vaut toujours le coup d’essayer. Cette fois, ça devrait vraiment le faire.)

Ils échangent quelques platitudes, Leila souffle, elle a réussi à ramener au niveau météorologique de base une discussion qui s’emballait un peu. Puis l’homme lui remet une carte de visite qu’elle saisit du bout des doigts en essayant de limiter leur tremblement. Un carton luxueux. Il n’y a presque rien dessus. « Satie », et son numéro de portable. Elle ne va pas réengager la conversation, mais tout de même, pour qui se prend-il celui-là ?

Leila fait semblant de n’avoir rien remarqué, esquisse une mimique contrite :

— Désolée, pas de carte sur moi, ment-elle en montrant son réticule microscopique, tout juste de taille à contenir une aspirine.

Il la regarde d’un air pensif et elle l’ignore. Elle a fait ce qu’elle a pu, maintenant, il faut qu’elle fiche le camp. Elle fourre le carton dans sa poche et tourne les talons, un sourire tirant ses lèvres gercées. À l’avenir, il faudra qu’elle évite absolument les soirées chez JF.

Sur le chemin de la sortie, elle hèle le maître de maison, le philosophe français, visiblement éméché. Elle se raidit quand la patte du grand penseur se pose sur son abdomen. Parfois, elle en foudroierait bien un ou deux, juste pour le plaisir. Quel dommage que le phénomène soit aussi incontrôlable. Ce serait tellement pratique pour échapper à tous les lourdingues.

— Salut, dit-elle.

Elle essaye de prendre une voix qui ne soit ni flirteuse ni acariâtre, mais c’est difficile pour elle en ce moment. C’est comme si elle n’avait plus de personnalité propre au-delà de l’addiction à la magie et de cette fatigue sans fond.

— Salut, jeune fille, dit JF en tentant de lui peloter les seins – faut-il vraiment qu’il soit bourré pour ne pas se rendre compte qu’elle n’en a pas.

— Dis-moi JF, tu m’as envoyé une cliente l’autre jour, madame Tesla. Tu la connais bien ?

— Tesla ? C’est une vague relation par le frère de ma femme. Elle a dû siéger dans le jury d’un prix, peut-être les jeunes espoirs des cités ou quelque chose du genre. On cherchait une dame européenne, mais avec un rang de perles. Nous ne sommes pas intimes, tant s’en faut.

Leila sent la moutarde lui monter au nez. Elle sort de nulle part, et il l’envoie chez elle ?

— Mais tu la connais quand même assez pour lui recommander mes services ? insiste-t-elle. Elle sait ce que j’ai fait pour toi ?

Les yeux de JF s’arrondissent d’effroi.

— Grands dieux, non ! Personne n’est au courant, pas même ma femme.

À bien y réfléchir, c’est probablement pour ça que la tendre épouse de JF regarde Leila de travers.

— Ce n’est pas toi qui m’as recommandée à madame Tesla ?

— Non, dit JF. Elle te connaissait déjà, elle voulait juste une entrée chez toi. Oh ! Mais dans ce cas, si ce n’est pas toi qui lui as parlé en premier, comment pouvait-elle savoir que tu avais œuvré pour moi ?

C’est un point valide. En même temps, JF a eu beaucoup de chance, trop pour être honnête. Pour une personne qui cherche l’intervention du surnaturel, il n’est pas difficile de lire ces anomalies dans des destins ordinaires. Mais il faut avoir l’œil ouvert, il faut être déjà convaincu. Et de là à repérer justement la praticienne qui est à même d’offrir ce genre de services, il faut sacrément s’y connaître…

Alors… qui a dit à la Tesla que Leila avait le talent ? Qui lui a parlé de Convoitise ? Leila sent un nouveau voile de malaise s’enrouler autour de cette soirée moisie.

De toute façon, pas la peine d’insister, JF ne sait rien.

— Et le type là-bas ?

Elle désigne Satie qui a repris une discussion avec une élégante en robe chemise gris perle.

— Oh, c’est un ami de ma femme, il est dans l’industrie, je crois, dit JF avec un geste qui en dit long sur sa fascination toute relative pour les classes productives de l’économie.

Comme Leila le comprend.

— Écoute, tu peux me rendre un service ? demande Leila. Il est assez, euh, entreprenant, et je ne voudrais pas qu’il puisse, sous aucun prétexte, récupérer mes coordonnées, OK ?

Et comme JF hoche la tête, l’œil vitreux, elle en rajoute :

— Ça m’arrangerait qu’il m’oublie, professionnellement et personnellement. Non seulement tu ne lui communiques pas l’adresse de mon cabinet, mais je ne veux même pas l’avoir au téléphone pour un rendez-vous, d’accord ? Normalement il ne devrait pas insister, mais s’il vient te voir – ou s’il demande à ta femme – je préférerais vraiment que vous ne lui donniez rien.

JF continue à dodeliner, il ne comprend toujours rien mais il est en train de se rappeler pourquoi il a un peu peur d’elle.

Elle fait peut-être une bêtise en étant aussi spécifique, à présent JF va l’associer à Satie et un jour, sa mémoire pourrait riper, la consigne de Leila pourrait produire exactement l’effet inverse. Elle sent qu’il a besoin d’une image un peu plus précise pour fixer l’instruction dans son esprit.

— Écoute, c’est juste qu’il m’a fait une proposition super louche et que là j’ai presque un peu les chocottes, d’accord ?

Voilà. Et maintenant, elle le laisse un peu mariner, il trouvera bien une histoire tout seul avec l’imagination qui lui tient lieu de cerveau.

En ce qui la concerne, elle a des propositions louches à formuler ailleurs.

*

La réticence de Leila à utiliser Convoitise et sa peur panique de ce chasseur en particulier trouvent leur source dans un même événement : la bêtise que sa sœur Iris a faite l’été dernier.

Iris était alors follement amoureuse d’un de ses clients, un mafieux à deux doigts de la prison à perpétuité. Il était évident que le type allait plonger, et Leila, bien que triste pour sa sœur, s’en réjouissait secrètement : Iris valait mieux que ça. Seul souci, Iris ne partageait pas ce point de vue et voulait aider son amant en influençant le juge. Leila s’en veut encore d’avoir refusé de s’occuper pour elle de cette tâche somme toute menue. Car, livrée à elle-même, Iris a dû recourir aux grands moyens. Sa magie porte sur les objets, non les personnes. Lorsque Leila lui a fermé la porte, Iris a pioché l’inspiration entre les pages du seul grimoire qui n’a jamais exigé des praticiennes le moindre talent particulier : Convoitise. Elle est allée jusqu’à forcer le coffre de Leila pour lui piquer son grimoire. Facile pour elle, après tout c’est son métier. Elle a décidé de servir à son amant la tête de son juge, sur un plateau : elle a concocté pour faire taire le magistrat un sort d’emprise, celui-là même que Juli Tesla a demandé à Leila de pratiquer. Iris a rompu en cela une règle d’or tacite de la magie : ne jamais surdimensionner son action, ne pas tirer au canon pour descendre un moustique.

Malheureusement, l’amant d’Iris a montré trop peu de reconnaissance : alors qu’Iris lui apportait ce maléfique cadeau, il l’a menacée de mort et plaquée dans la même discussion. Iris a réagi sans réfléchir, en amoureuse bafouée : elle a jeté sur lui son emprise. Elle l’a transformé en esclave à vie et a probablement au passage détruit la moitié de son cerveau.

Les parents et amis de la victime n’ont pas très bien pris toute cette histoire. Certains ont riposté en bons gangsters, par les procédés traditionnels de vengeance et d’intimidation. Les autres ont découvert la secte des chasseurs de sorcières et ont rejoint ses rangs. Un cousin de l’ex d’Iris n’a pas tardé à devenir son assassin désigné.

Leila a pris conscience de tout cela en allant un jour visiter Iris dans sa suite d’hôtel, au moment même où deux chasseurs en transe tentaient d’enlever sa sœur. Elle a invoqué sur l’un d’eux le sort le plus fort qu’elle portait sur elle, quelque chose de vraiment moche. Dans la confusion qui a suivi, elles ont réussi à s’enfuir, se rabattre vers une cachette et formuler un plan d’évasion pour Iris.

Quand elle repense à ces quelques jours fiévreux qui ont suivi la première attaque, Leila a encore du mal à comprendre comment elle a pu accepter d’écouter sa sœur. Iris a affirmé que Convoitise lui avait soufflé une solution imparable pour échapper aux chasseurs en devenant invisible à leurs yeux. Elle avait besoin de l’assistance de Leila et elle était sûre que son idée fonctionnerait. Convoitise lui-même le garantissait – et les grimoires ne mentent jamais. Ils manipulent, ils trompent, ils vous pousseront sur une pente savonneuse, mais jamais ils ne mentiront.

Leila est propriétaire de Convoitise depuis des années et avait toujours résisté à la tentation de s’en servir. C’était même un des rares points sur lesquels elle arrivait à tomber d’accord avec sa tante Nora : ce grimoire est vraiment insortable et trop dangereux. Il est notamment beaucoup trop facile d’accès. Pas besoin de talent pour l’utiliser, ni de charge. N’importe qui, même un civil sans la moindre magie, pourrait l’employer. Tout ce qu’il faut, c’est un bon gogo qui accepte de payer le prix.

Mais bien sûr, impossible de refuser à Iris l’unique solution à sa portée pour disparaître. Lorsque leur tante Nora a appris ce qui s’était passé, elle est entrée dans une colère noire. Elle a exigé que Leila l’emmène au coffre où elle tient Convoitise enfermé. Là, elle a placé sur le grimoire un sort de protection comme elle seule sait les concevoir. Leila ne sait pas en quoi il consiste exactement, si ce n’est qu’il garantit la confidentialité du grimoire. Si Nora avait pu museler Convoitise une bonne fois pour toutes et empêcher Leila elle-même d’y accéder, elle l’aurait sûrement fait, mais détruire un grimoire ou le tuer symboliquement s’avère en général impossible. 

*

Iris a quitté Paris le 12 octobre dernier, dans un car de nuit à destination de Toulouse, en catastrophe. Les chasseurs les avaient pistées depuis le Formule 1 où elles avaient exécuté le sort épique de Convoitise qui devait rendre Iris furtive. Les cannibales lancés à leurs trousses s’étaient pointés au bon endroit, au bon moment, étayant la thèse angoissante selon laquelle ils peuvent suivre les praticiennes à la trace et les géolocaliser. Les deux sœurs leur avaient échappé de peu sur le parking de l’hôtel et Leila avait réussi à les semer grâce à quelques manœuvres très créatives au volant de la Fiat Panda. Elles avaient tout juste eu le temps de se déguiser et d’acheter un aller simple au guichet pour le premier départ annoncé. Iris était péniblement montée dans le car au dernier moment et Leila, un peu sonnée, était restée dans la gare routière, assise dans le froid sur un banc, pour surveiller ses arrières.

Elle les a aperçus quelques minutes plus tard, le cousin embrigadé et cet autre type, Satie dit-il s’appeler, cool et décontracté en costume trois-pièces, comme s’il était aussi dans son élément sous la pluie au milieu des paumés. Leur arrivée a procuré à Leila un instant de panique : elle venait de prendre une mesure vraiment désespérée pour faire disparaître sa sœur, c’était le pire qu’elle puisse lui faire sans lui planter directement un couteau en plein cœur. Et maintenant, les chasseurs les avaient retrouvées malgré tout ?

Les deux hommes se sont arrêtés à côté de la Fiat, juste le temps de constater qu’elle était vide, et ont commencé à inspecter la gare routière. Leila les a suivis des yeux, terrifiée sous sa perruque blonde et ses lunettes de bibliothécaire sexy. Ils ne l’ont pas vraiment calculée et elle a continué à faire semblant d’attendre l’autocar pour Barcelone pendant que le chasseur, le pit-bull humain, allait et venait, sauvage et désemparé.

Le type en costard s’est présenté tranquillement au guichet, il a montré une photo à chacun des employés. Iris était partie avec une perruque noire et un déguisement de fangirl gothique de dix-sept ans qui la rendait méconnaissable. Entre la fille au rouge à lèvres noir, couverte de faux piercings et d’une pâleur mortelle, et l’Iris du cliché, toute blondeur dehors après cinq semaines aux Maldives, le dénominateur commun était réduit. Surtout que Leila avait jeté un sort de confusion léger à l’agent qui leur avait vendu les tickets : il ne risquait pas de reconnaître grand-monde.

Le chasseur et l’homme en costard, Satie, se sont ensuite tenus un moment sur la plateforme, à quelques pas d’elle, comme pour humer le vent. Elle aurait presque pu entendre leur conversation, mais elle n’a pas osé s’approcher. Elle a glissé une main dans son sac, pour y saisir le flingue qu’elle emportait partout depuis que cette histoire de chasse avait commencé. Qu’ils la reconnaissent, et elle leur tirait dessus à bout portant. Elle était prête à les zigouiller devant tout le monde pour protéger sa sœur. Mais ils ne l’ont finalement pas remarquée et elle a entrevu la possibilité que le plan ait marché. Iris avait disparu à leurs yeux, ils avaient perdu sa trace.

Leila s’est encore détendue d’un cran en notant le désarroi du chasseur. L’homme en costume a posé une main amicale et condescendante sur son épaule. Il le dépassait d’une bonne tête. Satie est un géant tout fin d’un mètre quatre-vingt-dix.

La boule de muscles, loin de se montrer rassérénée, a envoyé son poing dans le distributeur de boissons. Les voyageurs qui attendaient là ont sursauté. La machine était très amochée, vitre brisée, métal enfoncé, et l’homme n’avait même pas l’air de ressentir une quelconque douleur. Leila a frissonné et resserré autour d’elle les pans de son manteau blanc en faisant mine, comme tous les autres, de s’absorber dans la contemplation de ses SMS. Vingt minutes que le car d’Iris était parti. Plus le temps passait, plus les kilomètres s’accumulaient entre sa sœur et cette espèce de bête humaine. Le type avait dû, à un moment donné, être une personne plus ou moins ordinaire. C’est vraiment à se demander ce qu’ils leur font dans leur forteresse.

Maintenant, tout ce que Leila attend, c’est un signe de vie d’Iris. Elles s’étaient mises d’accord, une carte postale avec un rendez-vous téléphonique, mais rien n’est arrivé et cela fait plus de deux semaines. Pire encore, Leila ne parvient pas à localiser sa sœur. Et si les chasseurs l’avaient retrouvée malgré tout ? Et si elle s’était vidée de son sang dans l’autocar ? Leila a épluché les faits divers, appelé les hôpitaux et les morgues, et même mandaté un détective privé, qui a fait chou blanc. Iris a disparu. Leila craint que sa sœur ne lui en veuille à mort, ou qu’elle ne soit recluse quelque part à pleurer son amant et à regretter ce qu’elle lui a fait.

*

Leila monte quelques marches avec le type sur ses talons. Elle lui échappe, mais il est plus rapide, il la rattrape sur le palier du deuxième. Elle essaye de l’esquiver mais il la retient par le bras et la plaque contre le mur. Tout à l’heure elle lui a dit qu’elle aimait bien que ça secoue un peu. Il s’en est souvenu. Bien. Elle aura quelques bleus demain mais au moins, pendant ce temps, elle ne sent plus les insectes lui grouiller sous la peau.

Elle joue avec le feu, à le laisser s’approcher avant d’avoir passé le seuil de protection qui se trouve au milieu de la prochaine volée de marches. Mais elle en a besoin pour sentir autre chose, dans ses terminaisons nerveuses, que le grouillement qui s’amplifie. À ce stade, elle préfère une bonne fessée à cette impression permanente d’être récurée au papier de verre, juste sous la peau.

Il n’a pas l’air particulièrement inoffensif. Elle les choisit toujours un peu limite mais celui-ci pourrait être vraiment mauvais. Elle compte sur le seuil de protection pour éliminer ceux qui n’arriveront pas à se contrôler ou qui viennent avec l’intention plus ou moins assumée de lui faire du mal. Elle sourit. Depuis deux ans, via ce seuil, cette prude de Nora facilite à son insu la vie sexuelle dangereuse de sa nièce.

La tante de Leila et d’Iris entretient ce dispositif depuis des années, les enveloppes, les seuils et les bulles, c’est son rayon d’expertise. Malheureusement Nora, qui se méfie de Convoitise comme de la peste, a du mal à digérer les événements de ces dernières semaines, la bêtise d’Iris et les mesures que les deux sœurs ont prises pour la réparer. Elle a assuré à Leila qu’il ne fallait plus compter sur elle pour assurer la protection de son appartement. Leila a pris l’habitude d’évaluer régulièrement ce qui reste du seuil, avec des tests de sécurité qui font aussi office d’exutoire. Elle a tout de même prévu, au cas où, un ou deux sorts de confusion, qu’elle porte autour du cou, et un couteau dans son sac. Ces derniers temps, le seuil a montré des signes de faiblesse, et elle entend l’éprouver pour savoir exactement ce que vaut l’ultime rempart entre son appartement et les monstres qui rôdent dehors.

Le type l’attrape sous la mâchoire, d’une main, pour l’embrasser. Elle le repousse, se dégage. Encore quelques marches, et l’on pourra passer aux choses sérieuses. Elle reprend son ascension, exagère son ivresse. Il lui a semblé suffisamment veule pour aimer les femmes sans défense.

L’enveloppe l’absorbe et se laisse traverser avec une caresse un peu rugueuse. Les craintes de Leila, cependant, sont confirmées. À chaque passage la barrière paraît plus poreuse. Elle note, contrariée, qu’elle va devoir rendre visite à Nora et lui demander gentiment de la renforcer, si elle veut être vraiment en sécurité chez elle. Elle ne connaît aucune autre praticienne qui possède ce talent-là en particulier.

Le type sur ses talons réussit le test à son tour. Il est un peu déstabilisé et trébuche mais, comme il a bu, il s’en rend à peine compte. Voilà, on n’est jamais à l’abri d’un accident, mais il ne vient sans doute pas avec l’intention de lui faire la peau. Ce n’est pas un tueur en série ni même un violeur, juste un sadique léger ordinaire ramassé dans un bar. Il a un vrai air de famille avec le chasseur rencontré tout à l’heure, la même démarche feutrée, les mêmes expressions, mais ce n’est probablement pas un tueur cannibale.

Leila reprend sa fuite vers le troisième. Le type la suit dans son accélération et l’attire vers le coin le plus sombre du palier. Il a compris qu’elle ne voulait pas qu’il l’embrasse et se contente de déchirer sa blouse, de tirer sans égard sur le bonnet de soutif, de lui mordre le téton. Leila gémit et le type lui écarte les jambes d’un coup de genou. Elle essaye de se dégager, d’abord doucement puis en luttant de manière de plus en plus franche, mais il enroule ses cheveux autour de sa main, serre son sein entre ses dents et lui retrousse sa jupe de l’autre main. Elle crie, mais la voisine de palier est non seulement dure de la feuille, mais aussi accro aux somnifères, n’en déplaise à son mode de vie macrobiotique.

Le type défait sa ceinture, la retourne d’un geste brusque, face contre le mur.

Quelque chose bouge sur le paillasson.

Une sorte de tas de linge sale, un vieil amoncellement de cartons comme dans ce film des années 80, Brazil. Une odeur de chien mouillé se propage dans la cage d’escalier et Leila est prise d’un haut-le-cœur. C’est la fillette de tout à l’heure.

Le type se bouche le nez.

— Putain, ça fouette !

La gamine s’adresse à Leila en ignorant complètement l’homme et sa braguette ouverte.

— T’as encore à manger ? Il faut qu’on parle.

— Qui c’est ce morpion ? demande l’homme. Tu la connais ?

— Non, dit Leila qui essaye de se rhabiller comme elle peut. On n’a rien à se dire. Elle va partir.

— On est cousines ! clame la petite fille. S’il te plaît, Leila !

Elle fait un pas dans leur direction et la conquête d’un soir de Leila recule, s’engage dans l’escalier.

Leila ne peut vraiment pas gérer un enfant en cet instant précis, il faut qu’elle fasse passer un peu ses propres besoins au premier plan, qu’elle s’occupe d’elle-même et de la magie, ce parasite affamé qui lui rampe sous la peau. Si elle ne se concentre pas un peu, elle va perdre la boule assez vite. Il faut qu’elle tire un coup et qu’elle se détende.

Une porte s’ouvre et le long nez de Birgit, la voisine, s’encadre dans l’entrebâillement au-dessus de son épaisse natte grise.

— Leila, Schatz, est-ce que tout va bien ? Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? On dirait du pâté végétal ?

Ça sent surtout le pâté d’orteils, à vrai dire, mais l’abus de cuisine diététique a dû faire dégénérer les capacités olfactives de la Suissesse. Une douzaine d’yeux brillent à ses pieds. Un de ses chats se risque même sur le palier, va renifler la fillette, fait demi-tour visiblement dégoûté. Leila s’éclaircit la gorge.

— Tout va bien, Birgit, ma petite cousine de la campagne est arrivée. Pour une visite.

— Je reste une semaine ! clame la gosse.

Leila la foudroie du regard.

Par chance, sans ses immenses lunettes Birgit est aussi myope que sourde et handicapée olfactive. C’est vraiment la voisine idéale, il n’y a pas à dire. Elle fait un effort pour ajuster sa vision sur le petit groupe qui occupe le palier, ce qui lui donne l’allure d’un gentil pékinois. Puis elle finit par y renoncer, esquisse un sourire magnanime :

— Vous pouvez rentrer à l’intérieur de ton appartement ? Je suis fatiguée, je fais ma cure raisin-chou de sept jours en ce moment, j’ai besoin de dormir pour évacuer les toxines.

— On y va ! s’exclame Leila sur un ton joyeux et optimiste. Sa voix ensoleillée de manucure dont les accents clairs font résonner sa migraine.

Birgit se retire dans son antre.

Le type, entre-temps, a filé. Il était prometteur. Il aurait pu au moins prendre son numéro de téléphone. Leila se tourne vers la gamine en pestant intérieurement contre les Parisiens qui ont si peu de suite dans les idées.

— OK, cède-t-elle en ouvrant la porte. Tu entres mais tu ne touches à rien. Tu parles, si tu as vraiment quelque chose à dire, puis tu retournes là d’où tu viens.

La petite s’arrête sur le seuil.

— Dis donc, tu ne fais pas souvent le ménage là-dedans.

Venant d’une petite clocharde, c’est un compliment qui va droit au cœur. Depuis le départ d’Iris, Leila a été légèrement débordée et n’a guère trouvé de temps à sacrifier sur l’autel du ménage ni d’ailleurs sur celui du rangement. Ou de la vaisselle. Dire que cela commence à se voir serait un euphémisme.

— T’as cinq minutes pour me raconter, rappelle Leila.

— Un truc à manger ? tente la petite.

— Non, c’est peut-être sale chez moi, mais tu ne mets pas ces pieds-là dans ma cuisine.

— Un bain chaud d’abord ?

— Accouche, morpion, ou je te fiche dehors.

— T’es pas rigolote. Je m’appelle Aphrodite Bellanger, tu peux m’appeler Dita, j’habite en Normandie, dans un village. J’ai perdu ma maman, Cassandra Bellanger.

— Qu’est-ce que tu fiches à Paris ?

— J’ai essayé de la suivre…

— Je ne peux rien faire pour toi, dit Leila. Je peux à peine m’occuper de moi-même. Je n’ai pas de temps à consacrer à une petite fille paumée, même si tu as l’air très mignonne, ce n’est pas personnel du tout. Je t’ai déjà dit, va voir la police. C’est leur métier d’aider les gens.

— Non, ils appelleront des adultes qui font semblant d’être gentils et je ne veux pas aller dans une famille.

— Ce sera juste le temps de retrouver ta maman, dit Leila en essayant de prendre une attitude convaincante et pédagogue. Ils te donneront à manger. Je suis sûre qu’ils ont du fromage, eux.

Comment faut-il parler à une petite fille pour la faire partir ?

— Ce sera trop long, dit la gamine, les gens ordinaires ne sauront pas quoi faire. Et puis j’ai un autre problème.

La fillette attrape le bras de Leila au-dessus de son gant. Leila a un mouvement de recul mais elle n’est pas assez rapide pour éviter le contact. L’air crépite. Au centre de Leila, quelque chose exécute un salto. La petite qui se tient devant elle n’est pas un microbe comme les autres. Elle est aussi chargée qu’une haleine de lendemain de balloche.

— Tu as reçu la foudre, constate Leila.

La gamine hoche la tête.

— Tu as dit que tu avais quel âge ?

— Six ans et demi.

Une petite fille comme ça, qui n’a pas encore atteint l’âge de raison et n’est donc pas en mesure de pratiquer vraiment, n’est certainement pas équipée pour tenir une telle charge. Elle va se faire mal. Leila est impressionnée, parce qu’elle connaît des praticiennes adultes qui ne supporteraient pas sans dommage ce niveau de potentiel. La plupart des sorcières ne craignent pas la foudre, leur propre énergie les protège à la manière d’une cage de Faraday et les kilovolts d’une autre glissent sur elles comme l’eau sur les plumes d’un canard. À condition qu’elles aient le calibre nécessaire. Mais avant sept ans, les sorcières sont aussi démunies face à la grouille que les humains de base. La quantité de charge reçue par la fillette est bien trop importante pour sa santé.

— Qui es-tu ? Qui t’envoie ?

Leila se rend compte qu’elle a manœuvré instinctivement pour prendre place entre Dita et la porte. La gamine a passé le seuil de protection censé filtrer tous les dangers, est-ce qu’il aurait tout à coup cessé de fonctionner ? Leila s’exhorte à un peu moins de paranoïa. Elle prend une décision : elle ne peut pas laisser repartir cette gamine sans avoir tiré cette histoire au clair.

— À la douche, gronde-t-elle tout en se maudissant d’avoir faibli devant le petit monstre. La salle de bains est au fond du couloir. On enlève quelques couches de crasse, et ensuite tu me racontes.

La salle de bains a connu des jours meilleurs elle aussi. Avec sa baignoire à pieds, son lino, son rideau de douche bleu psychédélique, ses meubles en bois brut, comment le sanctuaire intime de la gaieté, antichambre de la séduction, est-il aussi vite devenu un cloaque ?

Leila sort le sac de vingt litres de la poubelle métallique. En matière d’hygiène, c’est rassurant de voir qu’il y a des limites qu’elle ne franchira pas.

— Déshabille-toi et grimpe dans la baignoire.

Elle fourre méthodiquement les loques raides de saleté dans le sac plastique, le ferme en réprimant un nouveau haut-le-cœur. Lorsqu’elle a fini, elle découvre la petite fille toute nue dans la baignoire sabot. Elle a beau être préparée, elle a un choc. L’enfant est minuscule, squelettique, et révoltante de crasse. Leila braque le jet sur elle.

— Aïe ! C’est froid ! proteste la fillette.

— Ça va se réchauffer, dit Leila.

Elle attrape le gant de crin et se met à gratter, avec beaucoup de savon.

— Tu vas m’arracher la peau !

Mais Leila n’écoute pas, elle frotte. Une à une les couches de crasse se dissolvent et une petite fille apparaît.

— Les cheveux maintenant !

Leila lui fait pas moins de quatre shampoings, sans prêter l’oreille aux vibrantes récriminations de la gamine. Elle ne s’arrête que lorsque l’eau sale a repris une couleur à peu près normale. Quand elle coupe l’eau, Dita est blonde.

— Essuie-toi !

Elle déniche quelques fringues qui iront à un très petit calibre, un pantalon à elle dont elle retrousse le bas, un T-shirt, un vieux gilet qu’elle ne met plus, des chaussettes qui arriveront aux genoux de la fillette.

Puis elle la guide vers la cuisine où elle se confronte à la même vacuité alimentaire que quelques heures plus tôt.

— On peut faire quelques pâtes, ça te dit ? Avec de l’huile de tournesol à peine rance ?

Dita acquiesce avec l’enthousiasme d’un gourmet à qui l’on suggère le menu du chef dans un restaurant étoilé. Leila la fait asseoir à la petite table carrée, lui sert un verre d’eau et commence à poser ses questions.

— Ta maman a le talent ? Qu’est-ce que tu fabriques avec une charge pareille ?

— Cassandra est l’une des meilleures praticiennes du monde, affirme la petite fille avec fierté.

— Bon, et qu’est-ce qui lui est arrivé exactement ?

— Alors, c’est d’accord, fait Dita, tu travailles pour moi ?

— Je ne travaille pas pour les mineurs.

— J’ai de l’argent, dit la fillette.

— Ça m’étonnerait. Et de toute façon, c’est contre mon éthique de travail.

— Bon, j’ai pas d’argent, mais ma douce maman en a, elle en a beaucoup. Quand on la retrouvera, elle te paiera, c’est sûr.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je peux retrouver ta mère ?

— Je ne sais pas. Peut-être avec ta magie ?

Leila fronce les sourcils. Ce que raconte cette gamine n’a aucun sens.

— Elle a disparu depuis longtemps ?

— Oui, longtemps, dit Dita en enfournant une énorme bouchée. Le 30 septembre.

Cela fait presque un mois : la vie était douce alors. Iris et Leila rentraient d’un week-end à la campagne. Il y avait encore des rires dans la cuisine. Leila commençait à reprendre pied. Pour la première fois depuis son retour à Paris, elle considérait à nouveau l’existence avec optimisme. Elle ignorait encore tout de la grosse bêtise commise par sa sœur. Elle se sentait comme une adolescente, qui découvre la liberté et l’indépendance dans la grande ville.

— Et toi, comment est-ce que tu as fait pour te débrouiller pendant tout ce temps ?

Dita hausse les épaules.

— Au début, j’ai fait comme maman m’avait demandé, je suis allée habiter dans la cabane. Puis mon oncle m’a dit de venir te voir et je suis partie pour Paris.

— Cet oncle, qui est-ce ? Un frère de ta mère ?

Dita la regarde comme si elle était stupide.

— Évidemment que non ! Cassandra ne peut pas avoir de frère ! C’est juste un type proche que j’appelle Oncle ! C’est une façon de parler !

— Et il t’a conseillé de venir me voir ? C’est lui qui pense que je peux t’aider en utilisant la magie ? Comment est-ce qu’il me connaît ? C’est un chasseur ?

Il lui semble ahurissant qu’un homme en sache autant sur les praticiennes sans être un chasseur, sans vouloir leur mort à toutes. C’est tout simplement inédit.

— Non ! s’écrie Dita. Si c’était un chasseur, il ne nous aiderait pas, maman et moi.

— Mais qu’est-ce que j’ai à voir dans tout ça, moi ?

— Je ne sais pas, répond Dita. Il n’a pas dit.

— Pourquoi est-ce que tu ne t’adresses pas à lui pour avoir de l’aide ?

— Il est parti il y a longtemps. Il n’était déjà plus là quand c’est arrivé.

Leila se prend la tête à deux mains. Parler avec des moins de sept ans est vraiment trop fatigant. Sa migraine est en train de prendre des accents beethoveniens. Il ne s’en faut plus de beaucoup qu’elle commence à confondre les couleurs et les sons.

— Dita, s’il te plaît, fais un effort pour me raconter un peu précisément. Que s’est-il passé ? Comment t’es-tu retrouvée avec toute cette charge ?

À en juger par le court-jus qu’elle lui a donné tout à l’heure, la gamine devrait être morte, ou dans le coma, pas ici à attendre tranquillement ses coquillettes.

— C’est maman qui m’a foudroyée, dit la petite fille. Mais ce n’est pas de sa faute. Ce sont les hommes qui sont venus pour lui parler et qui l’ont emmenée dans leur camionnette.

— Des hommes ?

La petite hoche la tête.

— Ils sont venus au village et je ne les ai pas vus arriver. Ils ont voulu parler à maman, elle n’a pas été d’accord, ils se sont battus, ils l’ont emmenée. Elle ne m’aurait pas abandonnée comme ça.

Les chasseurs. Leila savait bien qu’il y aurait des chasseurs derrière toute cette histoire à dormir debout.

L’eau s’est mise à bouillir dans la casserole mais Leila arrête le gaz et range le paquet de coquillettes dans le placard. Elle a commis une erreur monumentale en invitant la petite fille à entrer.

— Je suis désolée, dit-elle. Ton oncle s’est trompé. J’ai trop de travail, et moi aussi j’ai peut-être les chasseurs aux trousses. Je ne suis pas la bonne personne pour t’aider.

Est-ce qu’elle va vraiment laisser repartir dans la rue une petite fille de six ans ?

Mais oui, elle va la laisser partir, et elle va l’oublier promptement, parce que la petite a l’air coriace, mais elle a déjà reçu la foudre, et la responsabilité de Leila à présent, c’est de ne surtout pas se mêler de toute cette histoire, car si elle crée un lien, aussi ténu soit-il, avec cette fillette, elle risque de la foudroyer aussi à son tour dès que la grouille dépassera la cote d’alerte. Et la grouille a l’air d’avoir très envie, en ce moment, de déborder et de déferler sur la ville.

— Je vais te donner un manteau, décide Leila, mais tu ne peux pas rester avec moi.

— Mais, et mes pâtes ? proteste Dita alors que Leila la pousse dans le couloir étroit.

Leila fourre son blouson bien chaud dans les bras de Dita puis tire de sa poche un billet de cinq cents euros.

— Tiens, prends un peu d’argent, tu n’auras qu’à t’acheter quelque chose, c’est Paris, il y a des endroits qui sont ouverts toute la nuit. Et ensuite tu prends une chambre d’hôtel. Tu payes d’avance, ça devrait suffire pour quelques jours. Et tu ne parles pas aux méchants messieurs, d’accord ?

C’était déjà une erreur d’engager cette conversation, de donner quoi que ce soit à la fillette et à plus forte raison d’assumer ses frais d’entretien. Mais Leila n’a pas non plus le cœur à la renvoyer sous les ponts.

Elle clôt la porte avec fermeté sur le petit visage déçu et se replie vers la cuisine en faisant un gros effort pour ne pas penser aux repas suivants, aux nuits suivantes, aux « méchants messieurs » qui sont légion dans les rues nocturnes de la capitale. L’oncle mystérieux n’aura qu’à pourvoir à ses besoins, ou la police, ou la DDASS. Il n’y a pas de place dans le quotidien de Leila pour une praticienne mineure qui a pris la foudre.

Chapitre 3

Comme tous les matins, c’est l’absence d’Iris qui réveille Leila après une nuit épuisante. Elle n’a quasiment pas fermé l’œil et est restée des heures à regarder la chambre passer du rouge au bleu, du bleu au rouge, au rythme de l’enseigne du restaurant japonais qui sert des sushis sous ses fenêtres. Vers 3 heures, quand l’obscurité s’est épaissie sur la ville, elle a peut-être somnolé un peu.

Iris ne dormait pas ici et traitait l’appartement plutôt comme un bureau : son talent pour localiser et déplacer les objets lui valait de nombreux contrats très rémunérateurs aussi bien avec l’État (les pompiers, les services secrets) ou les industries lourdes qu’avec la pègre. Elle avait en outre ramassé un énorme paquet d’argent à Fukushima et avait cédé à l’appel du luxe comme tant de leurs consœurs. Pourtant, même après une nuit folle et décadente dans un palace, elle faisait tourner sa clef dans la serrure à 8 h 15 chaque matin, et les deux sœurs se retrouvaient dans la petite cuisine kitsch, pour prendre un triple café et mettre à mort dans la bonne humeur une ribambelle de tartines.

Comme la reproduction est un sport à haut risque chez celles qui ont le talent, peu de praticiennes ont la chance d’avoir une sœur, une vraie demi-sœur de sang, une alliée pour la vie.

Leila n’a pas encore posé un pied sur la descente de lit pleine de moutons qu’elle a déjà admis l’inévitable : aujourd’hui, elle va à nouveau employer de précieuses heures à essayer de localiser Iris. Elle a tenté plus d’une douzaine de fois en se servant du grimoire laissé par sa sœur, Prospérité-Les Choses, mais sans succès. Plus elle est découragée, plus elle s’obstine à réitérer l’expérience, et plus la porte lui claque au nez.

Sans même prendre le temps de se débarbouiller, elle se dirige vers la cuisine en ricochant un peu contre les murs du couloir. Personne n’a fait de café, personne n’a acheté de croissants. Prospérité-Les Choses gît, défait et piteux, là où elle l’a jeté hier soir dans sa frustration, sur la table mélaminée d’un vert acidulé. Dans la lumière du matin qui filtre par le soi-disant « puits de lumière » de la cour, la tranche déchirée du livret évoque le bourrelet noir d’une mauvaise cicatrice.

Le grimoire se languit de sa propriétaire.

Quand Leila l’a utilisé pour la première fois, elle n’était vraiment pas certaine de pouvoir en tirer quoi que ce soit. Il appartient à Iris et à elle seule. Iris est partie en laissant sa charge magique à Leila, mais cela ne veut pas dire, apparemment, que Leila sera capable d’employer le talent de sa sœur.

Le jour où Iris et Leila ont demandé leur héritage à leur tante Nora, celle-ci aurait pu donner Prospérité à l’une et Convoitise à l’autre. Mais elle avait décidé que personne ne devait se servir de Convoitise et elle a préféré couper Prospérité en deux. Aux mains de chacune des deux sœurs, chaque moitié de Prospérité s’est spécialisée pour répondre à leur talent particulier. L’expertise de Leila porte sur les corps et les esprits humains. Le pouvoir d’Iris agit sur les objets. Le demi-volume récupéré par Iris, rebaptisé Prospérité-Les Choses, a pris l’habitude, au fil des années, de ne plus rien faire d’autre que déplacer ou localiser des objets. Celui de Leila, Prospérité-Les Gens, a peu à peu conçu toutes sortes de moyens pour diminuer les corps ou les esprits. Hélas, aucune des deux sœurs n’a hérité de la capacité maternelle à voler.

À présent, pour que Leila puisse utiliser le sort de Prospérité-Les Choses qui permettrait de retrouver sa sœur, il faudrait qu’elle mute, et le livre avec. Prospérité-Les Choses a toujours été instable, le plus dérangé des deux tomes. Iris s’en plaignait parfois, même s’il était évident qu’elle appréciait sa magie sans arrière-pensée. Elle conservait son grimoire sur une étagère de la cuisine, au milieu des modes d’emploi d’électroménager et des livres de cuisine. (Leila frissonne de dégoût : il ne lui viendrait jamais à l’idée de ranger Les Gens entre des recettes de blanquette et de crème brûlée, elle aurait trop peur de la contamination.)

À ce stade, toutes les tentatives de Leila pour collaborer avec le grimoire de sa sœur se sont soldées par des échecs cuisants. Elle ne cesse de remettre sur le métier cet ouvrage décourageant avec de nouvelles idées d’interprétations et d’adaptations ou d’ajouts à la recette, qui elle aussi de son côté, s’efforce de se métamorphoser.

Après son dernier ratage, Leila a eu l’idée d’un ingrédient spécial pour faciliter les fertilisations croisées entre Les Choses et Les Gens, et maintenant, elle veut voir où cela la mènera. Si son intuition est juste, elle pourra enfin se rassurer sur le devenir d’Iris, tout en se débarrassant d’un peu de toute cette grouille.

Au lieu de se mettre à éplucher les journaux pour trouver un politicien dans la mouise ou un PDG encerclé par ses ennemis, elle téléphone donc à une de ses ouailles :

— C’est Leila ! J’ai une bonne nouvelle pour vous. Je vous offre une manucure gratuite. Une french, et un brushing aussi. Vous savez, dans la tradition de chez moi, quand le mauvais sort s’acharne sur vous, il faut faire une B.A. !… Oui, ma carte d’identité, perdue hier… ne m’en parlez pas… Donc, il faut que j’appelle la chance, j’ai fait un tirage au sort dans mon fichier clients, et voilà que ça tombe sur vous ! Ce matin, vous pouvez ?

Courtiser la providence, cette dame-là en particulier comprend très bien ce que cela veut dire.

*

Madame Sissi est née loin d’ici. Quand elle était jeune, elle a fui quelque chose de moche dans son pays. Désireuse de repartir à zéro, en arrivant en France elle a adopté un nouveau patronyme inspiré du romantisme débridé de Sissi impératrice. En réalité, madame Sissi ressemble moins à Romy Schneider qu’à Rambo. Elle a une beauté rocailleuse, puissante, sa voix résonne comme depuis l’intérieur d’une caverne. Voudrait-elle être une petite chose fragile qu’elle ne pourrait jamais donner le change. Heureusement, tel n’est pas son souhait. Elle n’essaye pas de mettre de gant de velours sur sa poigne de fer. Avec cette main robuste, elle a modelé sept garnements pour en faire des hommes accomplis, des types bien, du premier au dernier. Tous de pères différents et tous avec des prénoms bretons ou celtiques. Un juge, un grand chirurgien, un commissaire de police, un évêque, un avocat, un journaliste d’investigation et un instituteur.

Leila se rend souvent chez madame Sissi dans ses fonctions d’esthéticienne-manucure, parce qu’elle la trouve sympathique, mais aussi parce que ses rognures d’ongles de pieds pleines de champignons valent de l’or. Du point de vue de la magie symbolico-organique de Prospérité-Les Gens, madame Sissi est une beauté envoûtante. D’abord déracinée, elle a refait sa vie loin de chez elle et a porté des fruits au-delà de toutes les espérances. Les fourches de ses cheveux mous et la corne de ses pieds constituent des ingrédients de choix pour donner de la tenue à n’importe quelle potion. Jusqu’ici, Leila s’en est servie pour faire prendre des maladies, pour insuffler un nouvel élan à un Alzheimer, pour créer un joli cancer avec beaucoup de métastases. Madame Sissi, au passage, bénéficie d’une manucure et d’un soin capillaire à bas prix.

Aujourd’hui, Leila a l’intention d’innover en ajoutant ce fortifiant typique de Prospérité-Les Gens à son sort de Prospérité-Les Choses. Elle veut voir si ce dernier sera alors à nouveau en mesure de localiser une personne. Elle va aussi en profiter pour faire plaisir à madame Sissi, qui rêve de ce nouveau vernis gel dont parlent tous les blogs beauté en ce moment.

Leila la retrouve dans la quincaillerie où elle semble passer le plus clair de son temps. La boutique, avec ses outils rutilants et ses guirlandes de câbles impeccablement rangés du sol au plafond, est aussi belle que les grands magasins juste avant Noël.

Madame Sissi l’accueille de son sourire ravageur, tout de guingois avec son rouge à lèvres qui bave, et le cœur de Leila voudrait fondre, mais elle ne saurait l’y autoriser. Les relations amicales lui sont strictement déconseillées.

— Regardez Leila, regardez la couleur que vous m’avez faite la dernière fois, comme elle est magnifique et comme elle tient bien !

Elle a des racines de cinq centimètres au moins, mais Leila lui sourit :

— Vous êtes très belle, madame Sissi.

Et c’est vrai. De toute façon, à madame Sissi, on ne dit que la vérité. Elle flaire le mensonge à dix kilomètres. C’est une mamma de combat, madame Sissi, la seule mère que tous les petits enfants méritent. C’est sans doute pour ça que le destin lui en a envoyé le plus possible.

Madame Sissi pose ses mains sur le coussin de manucure et Leila se plonge dans le travail : limer, poncer, enduire, masser, repousser les cuticules. Au passage, son petit tapis recueille les cellules mortes, et ce n’est pas pour éviter de salir.

Leila déplore à nouveau de ne pas même connaître une simple recette de grand-mère pour soigner ces ongles malmenés. Dans tout Prospérité-Les Gens, il ne se trouve pas une seule formule pour servir un but positif, thérapeutique ou juste un peu moins nocif que les autres. Leila n’écrit pas ses sorts elle-même, elle ne dispose que de la magie dont elle a hérité, elle est obligée de composer avec ce qu’elle a. Elle peut contrôler la vitesse à laquelle votre cerveau se transforme en bouillie, mais pas faire disparaître un petit champignon.

Plus jeune, elle a essayé de se révolter contre son talent. Nora l’y a encouragée : sa tante affirme que la magie est une chose immonde, mais que l’on peut se retenir si on le veut, il suffit d’un peu de force de caractère. Cédant à cette logique bizarrement judéo-chrétienne, Leila a tenté une ou deux fois de cesser toute pratique. Les conséquences se sont toujours avérées catastrophiques. Lorsqu’elle était adolescente et qu’elle laissait la grouille s’accumuler, à la première colère, la foudre s’abattait sur ses proches : copines d’école, toute l’équipe de foot féminin du collège envoyée à l’hôpital la veille d’un grand match, « à cause du stress », puis ceux des voisins qui disaient bonjour quand elle n’a plus osé avoir de copines. À ce moment-là, la grouille n’avait pas encore pris les proportions épiques qu’elle assume aujourd’hui, et Leila fréquentait encore assez de monde pour que l’effet soit dilué. Cependant, les dégâts infligés à autrui – brûlures, malaises cardiaques – étaient déjà suffisants pour la dissuader de s’obstiner dans ses expériences de rétention.

À d’autres époques de sa vie, lorsqu’elle s’est mis en tête de nier la magie, l’univers s’est débrouillé pour rétablir l’équilibre à sa façon, sans passer par Leila puisqu’elle était en grève. Les gens se sont mis à mourir autour d’elle de cancers, d’AVC, d’Alzheimer ou autres manifestations bizarres de sénilité avancée.

Aujourd’hui, elle pratique sans plus se poser de questions. Elle se voit plus ou moins comme un instrument du destin pour ramener un peu d’ironie dans les commerces humains, une sorte d’insecte qui grouille sur l’humus parisien pour y favoriser le chaos. En résumé, la seule marge de manœuvre qui lui reste : accélérer la putréfaction des monsieur Tesla pour ne pas avoir à foudroyer des madame Sissi. Tout ce qu’elle souhaite à la quincaillière, c’est de continuer à ronronner ainsi comme un gros puma.

— Ça ne va pas aujourd’hui, jolie Leila ?

— Un peu préoccupée, c’est tout.

— Préoccupée au point que cela se voie, ce n’est pas bon, petite Leila.

— Bah, dit Leila.

— Une jeune femme comme vous, si elle est fatiguée, elle doit avoir aussi l’air satisfait. La fatigue de la jeunesse, d’accord, mais pas celle des soucis. Ce qu’il vous faut, c’est un peu de bon temps. Vous travaillez trop, décrète madame Sissi, qui elle-même se démène quatorze heures par jour dans sa boutique, au point que ses jambes ont peu à peu pris l’aspect de gros poteaux télégraphiques.

Leila applique du vernis antifongique en acquiesçant poliment, elle est ailleurs, mais madame Sissi insiste :

— Regardez-moi : est-ce que j’ai laissé les idées noires prendre toute la place ? Non. Il vous faut un homme, Leila, et un travail qui vous fait sourire. On n’a qu’une vie.

Elle caresse le comptoir de la quincaillerie.

— Cette boutique, c’est ma meilleure amie. Grâce à elle, j’ai élevé sept enfants et j’ai toujours pu jeter les hommes dehors quand ils avaient fait leur temps. Et vous, Leila, est-ce que votre vie est votre meilleure amie ?

— Je suis plutôt fière de ce que je fais, dit Leila tout en pensant : si j’arrête, j’explose.

Madame Sissi fait tutt-tutt de la langue :

— Pas de mensonge, Leila ! Une partie de vous est d’accord avec ce que vous dites, et l’autre ne veut pas en entendre parler. J’ai l’impression que vous aimez ce que vous faites, et pourtant, que vous détestez votre vie. Et le temps de mettre de l’ordre dans tout ça, il vous faut un homme !

— Je n’ai pas la tête à ça en ce moment, dit Leila.

Elle se remémore le type anonyme rencontré la veille au bar, cette relation sans lendemain si prometteuse à laquelle l’action cumulée de Dita et de Birgit a été fatale.

— À votre âge, on ne peut pas laisser de côté la recherche du grand amour. C’est trop triste. Vous devriez être au sommet de votre beauté et de votre rayonnement, Leila, et au lieu de ça, vous avez besoin d’une manucure et d’un shampoing.

— Ce sont toujours les cordonniers…, commence Leila.

Madame Sissi pousse un profond soupir qui fait vibrer son énorme cage thoracique de lutteuse soviétique.

— Moi, je vais prendre soin de vous, Leila. Laissez-moi vous présenter mon petit dernier. Je suis sûre que vous pourriez vous entendre.

Le petit dernier ? C’est l’instituteur. Elle imagine un type solaire, beau comme un dieu – ils le sont tous dans la famille, cela tient du miracle –, aimable et patient, entouré d’enfants.

Hors de question. Trop dangereux.

— Les apparences sont trompeuses, poursuit madame Sissi. Il a l’air un peu sombre comme ça, mais c’est parce qu’il vient de se faire larguer par sa fiancée. Il a passé trop de temps avec cette fille et maintenant, elle lui a brisé le cœur.

Lors d’une séance antérieure, Leila a déjà entendu parler de la fiancée : une altermondialiste suédoise hardcore, faucheuse de maïs transgénique, capable de s’enchaîner nue à une pelleteuse pour défendre un nid de chauves-souris, et qui est partie avec un type de Monsanto.

— Il prend les choses trop au sérieux, déclare madame Sissi, il est comme vous.

Leila ignorait qu’elle prenait les choses trop au sérieux. Elle a plutôt l’impression de fournir des réponses adaptées à une situation authentiquement catastrophique.

— Désolée, dit-elle, vous savez, en ce moment, je ne suis vraiment pas de bonne compagnie.

— Mais lui non plus justement ! C’est ce que j’essaye de vous faire comprendre. Ne vous laissez pas intimider par tous ses frères. Arthur est différent. Il marche droit, mais sa ligne est courbe, vous voyez ? Il est attiré par le côté sombre, les femmes un peu mystérieuses. Il croit qu’il aime les écologistes blondes et les hôtesses de l’air qui font le tour du monde, mais c’est parce qu’il a peur ! Il faut le rassurer. Et il a gravement besoin d’une coupe de cheveux. Débrouillez-vous pour lui caresser la tête. Tout petit déjà…

— Je vous remercie, madame Sissi, mais je ne cherche pas vraiment à rencontrer quelqu’un en ce moment. Je suis dans une phase de ma vie qui est un peu… compliquée.

Madame Sissi est partie dans son délire de mère et d’arrangeuse au grand cœur.

— Ah, mais c’est ce que vous clamez toutes. Et après, dans dix ans, dans vingt ans, vous regarderez ma proposition et vous vous direz : j’ai été stupide de refuser, qu’est-ce qui m’a pris ?

— Votre générosité me touche beaucoup, dit Leila. Je suis sûre que votre fils est quelqu’un de bien. C’est moi qui ne suis pas une fréquentation très agréable en ce moment. Mais ça va s’arranger. C’est juste une passe difficile.

— Jeune fille, il faut laisser vos amis vous aider à sortir des passes difficiles. Et qu’est-ce que vous croyez ? Qu’il est en sucre, mon petit garçon ? Qu’il va se casser entre vos mains pleines de griffes ? C’est un homme, Leila.

— Je n’en doute pas, dit Leila qui commence à se demander si elle va réussir à s’extirper de cette conversation.

Quant à savoir comment madame Sissi s’y est prise pour faire marcher sa boutique toute seule en élevant ses sept enfants contre vents et marées, Leila vient d’avoir un aperçu de sa recette : elle ne lâche jamais, jamais le morceau.

— Et vous, poursuit la quincaillière, vous avez une colonne vertébrale, vous êtes une femme indépendante. Maintenant, je sais qu’un abruti a fait courir le bruit que les femmes indépendantes ne plaisent pas aux hommes.

Madame Sissi tremble de colère et cela produit des vibrations de bol tibétain, Leila croit voir les écrous qui tintinnabulent derrière elle en un frémissement collectif d’indignation.

— Mes fils à moi, je les ai élevés pour qu’ils aiment les femmes fortes, Leila. Même si Arthur se trompe encore. Ça va lui passer. Vous pouvez l’aider.

— Je ne suis pas une femme forte, dit Leila.

— Mais il va vous aider aussi ! s’exclame madame Sissi, comme si tout était résolu. Acceptez : vous êtes venue pour me faire un cadeau, il faut accepter le mien.

Leila va pleurer si elle regarde de trop près ce que cette femme est en train de lui offrir. À court d’arguments, elle capitule.

— D’accord, dit-elle. C’est d’accord. Va pour un rendez-vous.

Il suffit juste qu’elle prenne le numéro et qu’elle l’oublie dans un coin. Ou qu’elle s’arrange pour que le rendez-vous soit un fiasco, un grand moment de robinet d’eau tiède. Devenir invisible, c’est dans ses cordes. Après tout, elle a peut-être vraiment besoin d’une diversion. S’il lui plaît trop, elle n’aura qu’à s’enfuir en courant sous un prétexte bidon.

*

La petite l’alpague alors qu’elle passe devant la boulangerie.

— Qu’est-ce que tu fiches ici, morpion ?

— T’as rien à manger chez toi, alors, je te retrouve où c’est le plus utile. Tu m’achètes un pain au chocolat ?

Leila scrute la petite fille. Elle est à nouveau grisâtre, brunâtre, luisante d’immondices. Les habits que Leila lui a prêtés sont déjà déchirés, et elle semble avoir perdu le blouson qui lui servait de manteau.

— T’as dormi où ? Dans les égouts ? Jamais on ne croirait que tu t’es lavée hier soir.

— J’ai pas dormi. Tu rêves. Tu sais ce qui arrive aux petites filles qui dorment dans la rue ? Elles font des cauchemars, des cauchemars terribles.

— Je t’avais donné de l’argent pour aller à l’hôtel ! s’écrie Leila.

— Je suis allée au McDo à la place.

— C’est mauvais pour ta santé. Et même affamée, tu n’as pas mangé en une journée pour cinq cents euros de fast food, dit Leila en lorgnant le gabarit de moineau de Dita. Qu’est-ce que tu as fait de tout cet argent ?

— J’ai remboursé Cloclo, dit la petite fille.

— Cloclo ?

— C’est un monsieur qui vit à la station Arts et Métiers. Il est gentil. Il surveille quand je dors.

— Il ne voulait pas surveiller cette nuit ? demande Leila.

— Non. Il avait des sous. T’as pas suivi ? Il s’est acheté à boire, il avait trop soif. Après il était fatigué, c’est moi qui ai surveillé pour qu’il dorme. Chacun son tour. C’est normal.

— Et mon blouson ? Qu’est-ce que tu en as fait ?

— Il avait froid !

Un homme sort de la boulangerie avec un joli petit carton de pâtisseries suspendu à son doigt par un ruban de bolduc.

— Attends-moi là, dit Leila.

— Je viens avec toi, décide la gamine.

La boulangère lève le nez de sa caisse.

— Sors d’ici tout de suite, lance-t-elle à Dita.

Leila s’interpose.

— Elle est avec moi.

— Ici, c’est une boulangerie, vous dégoûtez la clientèle.

Leila prend la main de Dita qui est toute poisseuse et gluante et froide.

— Vous avez des enfants ? demande-t-elle tout à coup à la boulangère.

— Qu’est-ce que ce sera pour vous ?

— Deux pains au chocolat, un flan, dix chouquettes… commence Dita.

— Je ne sais pas ce qu’on a mis dans votre programme à l’usine où on vous a fabriquée, insiste Leila, mais si un jour vous avez une panne de processeur, vous n’avez jamais imaginé ce qui arriverait à vos enfants ?

— Un millefeuille, une brioche aux pralines…

— Et ce sera tout, coupe Leila. On va aller au supermarché.

Elle ne sait pas ce qui lui prend. Elle est vraiment en train de perdre la boule. Ce n’est pas du tout ça qu’elle avait prévu de faire.

Leila règle la boulangère qui lui lance des regards furieux, puis sans attendre la monnaie ni saluer, cornaque vers la sortie Dita qui proteste : elle voudrait aussi un feuilleté aux abricots.

— Ça suffit, les viennoiseries, dit Leila. C’est mauvais pour la santé.

— Alors c’est vrai, tu m’emmènes au supermarché ? s’enthousiasme la petite fille en attaquant son premier pain au chocolat qu’elle mord avec le papier. Je mangerais bien des frites, et des nuggets de poulet, du guacamole avec des chips, et de la glace avec des morceaux de cookies pas cuits, et du saucisson, des crêpes jambon-fromage, et du jus orange-mangue-banane, du riz au lait, des crèmes au chocolat, et du gâteau basque, et des litchis, et du chocolat, du ketchup, et… tu déjeunes avec moi ?

— Non, dit Leila. Je suis occupée.

Elle n’a qu’une envie : remonter chez elle avec sa mallette d’esthéticienne et essayer de débugger Prospérité-Les Choses pour qu’il lui retrouve sa sœur.

— Tu as du travail ? demande Dita entre deux bouchées de flan. Je peux t’aider, si tu veux. Tu me donnes à manger et moi je t’aide à travailler.

— Tu ne serais pas un peu jeune pour travailler ?

— Non, proteste la petite fille. J’adore ça. J’aide Cassandra, ma maman : je récupère ce dont elle a besoin. Je fais aussi les courses, la cuisine, le ménage, la lessive. Tu en aurais peut-être besoin chez toi ?

Leila lève la tête vers les balcons haussmanniens pour éviter de croiser le regard gris plein de confiance. Emportée par son enthousiasme, la petite fille tire sur son bras en sautillant. Leila se rend compte qu’elles se tiennent par la main depuis tout à l’heure. Elle se dégage, mal à l’aise :

— Désolée. Je ne peux pas te prendre chez moi, petite fille.

— Mais pourquoi ? Comme ça, tu pourrais m’aider aussi. Tu m’aides à retrouver maman. Toi, tu pratiques, et moi, je te facilite la vie : dis oui ! Tu ne m’auras jamais dans les pattes, promis ! Comme avec maman.

Leila se raidit.

— Comment est-ce que tu penses que je peux t’aider à retrouver ta mère, exactement ?

— Mais avec la magie ! s’écrie la petite fille. Avec la magie qui trouve les gens !

Leila s’en veut de doucher un espoir aussi pur.

— Je ne peux pas, fillette. Ça ne marche pas.

Dita, qui vient de gober une chouquette, n’a pas l’air convaincue. Leila s’accroupit pour se mettre à son niveau, la prend par les épaules, tentant d’insuffler un peu de gravité à la petite.

— Qui t’a dit que ma magie pouvait retrouver les gens ?

Les coïncidences dérangeantes commencent à s’amonceler autour de Leila d’une façon inquiétante. D’abord la cliente qui se croit fondée à lui réclamer un sort de Convoitise. Puis ce chasseur en travers de son chemin. Et maintenant, une personne qui pense à elle pour des services liés au savoir-faire d’Iris : cela fait beaucoup trop à la fois. Quelqu’un est sur ses traces. Quelqu’un en sait beaucoup trop sur elle.

La gamine hausse les épaules :

— Toujours le même ! Mon oncle, pardi !

— Mais d’où sort-il, cet oncle ? insiste Leila.

Tout cela est vraiment trop louche. Même si elles ne se parlent plus, il faut que Leila alerte sa tante Nora. Et qu’elle lui réclame un seuil de protection en bon état de marche.

— Tu es fâchée ? demande Dita. Tu es triste ?

— Tu m’accompagnerais chez une dame qui pourrait nous aider ?

La petite fille lui sourit :

— Tu vois, quand tu veux !

Chapitre 4

Leila arrête le taxi à bonne distance de la maison : s’il va plus loin, le seuil de protection de Nora le fera tomber en panne, ce n’est pas un service à lui rendre. Elle attire Dita vers un banc niché sous une protubérance de lierre, excroissance sombre d’un jardin bourgeois bien fermé, typique de ce quartier.

— Attends-moi ici. Tu ne bouges pas, compris ?

— Où est-ce que tu vas, toi ?

— Tu vois le pavillon blanc là-bas ?

— Non.

— Mais si, au coin là-bas.

— Il est pas blanc, il est gris.

— Oui, celui-là. C’est chez ma tante. Elle est un peu bizarre. Je vais la prévenir et je reviens te chercher. Il vaut mieux éviter les accidents. Elle n’est pas du genre à accueillir les visiteurs les bras ouverts.

Imaginer Nora les bras ouverts est presque cocasse. L’osseuse, la recluse, l’anorexique Nora.

La gamine acquiesce. Elle est à nouveau propre et brillante comme un sou neuf, elle sent bon le savon et l’enfant de six ans. Leila s’écarte un peu.

Bien que Dita ait avalé une quantité alarmante de nourriture, elle ne présente pour l’instant aucun signe d’indigestion. Après l’épisode de la boulangerie, quel choix Leila avait-elle ? Elle a dû lui donner à manger de nouveau. Cette fois, elles ont fait les courses ensemble pour remédier à la vacuité des placards de l’appartement. C’est juste un déjeuner, s’est persuadée Leila en composant des hamburgers, c’est une B.A. générique vis-à-vis d’une petite fille de la rue qui a des malheurs, s’est-elle répété en regardant, fascinée, la fillette enfourner pêle-mêle croquettes et crème glacée, petits pois et mozzarella, fraises et saucisson, acras et nems, radis et sardines, moutarde et chantilly. Nourrir cette petite fille qui a faim ? N’importe quel individu raisonnablement humain et intéressé à sa propre survie en ferait autant, cela s’appelle l’empathie de base. La gamine va vider le réfrigérateur, puis elle dira ce qu’elle sait, et elle sortira à jamais de la vie de Leila.

Le pavillon de banlieue dort. Ou plutôt, il a l’air mort. Nora s’est barricadée, et cette fois, Leila est du mauvais côté de sa colère. Le portail est fermé à clef et la sonnette semble muette.

En face, sur le trottoir, une dame en tailleur dépose un porte-documents sur le siège passager d’une Audi :

— Vous savez, cette maison est abandonnée depuis des années. Les propriétaires sont partis dans le Sud. Je ne sais même pas pourquoi ils font encore venir quelqu’un pour le jardin.

Leila rit et appuie de nouveau sur la sonnette. Aucune réponse, évidemment.

Elle laisse la femme d’affaires démarrer, vérifie que la rue est vide. Puis elle escalade la grille, déchire un peu au passage son jean noir hors d’âge sur les aiguilles acérées. Aïe ! Le double clac de ses bottines contre le béton défraîchi de l’allée résonne un peu fort à son goût. Mais, du côté de la maison, toujours aucune réaction.

— Allez, dit Leila, je sais que tu es là.

Pas de réponse.

Elle fait le tour. Tous les volets sont fermés, Leila les sait robustes malgré leur look décati. Toute la baraque aurait besoin d’un ravalement et d’un bon coup de peinture sur son crépi sinistre qui rappelle les dernières neiges sales. La vitre de la bergère est fendue, veinée d’une crasse qui a l’air vintage 1920.

À l’arrière, le sinistre monte encore d’un cran avec le petit groupe d’épinettes anémiées assiégé par la rhubarbe, l’oseille et les araignées, dans la terre noire mêlée de gravats, de déchets et de morceaux de verre. Nora n’a jamais eu trop de goût pour le jardinage et la décoration. Le propret, le coquet, ça ne lui parle pas des masses.

Leila est certaine d’avoir entendu un bruit dans le pavillon.

— Allez, Nora, montre-toi.

Les rideaux bougent au petit cabinet de toilette du deuxième, la fenêtre à barreaux qui n’a jamais eu de volets. Puis le mouvement cesse. Vue de l’arrière dans le jour sombre et pluvieux, la maison ressemble à un grand crâne de monstre marin rejeté sur la grève.

— Tu m’énerves, je rentre.

La porte vitrée de la cave ferme avec un verrou. Leila ramasse une pierre verdâtre sur laquelle court un perce-oreille, et casse le verre dépoli. Immédiatement, une alarme se met à sonner.

— Tu te fiches de moi ! maugrée Leila.

Mais l’ululement strident se poursuit.

En jurant, Leila risque un coup d’œil au coin du pavillon, aperçoit déjà plusieurs voisins curieux à leurs fenêtres. L’adresse est réputée abandonnée, ils ne donneront sans doute pas la chasse. Par contre, la voiture de police ne devrait plus tarder.

Leila décide que la plaisanterie a assez duré. Elle plonge son bras à travers la vitre brisée, dégage le verrou, sort sa main en prenant bien garde aux bords coupants du verre, saisit la poignée de la porte. Le métal mord à travers son gant, bien sûr, Nora n’allait pas se contenter d’une alarme électronique ordinaire. Elle veut sa livre de chair. Leila s’obstine, la douleur dans sa main s’intensifie, aveuglante, tandis qu’une puanteur de viande grillée gagne ses narines.

Sûrement une illusion.

Leila décide qu’elle est plus butée que sa tante, elle serre les dents et pousse la porte. Elle retire un coin de gant pour examiner sa paume. La peau est brûlée au second degré, couverte de cloques, mais pas aussi carbonisée que l’odeur le suggérait.

— Vieille carne, ça ne peut jamais être facile avec toi, hein ?

Elle claque la porte d’un coup de botte. 

— Nora ! Arrête de te cacher, c’est ridicule ! peste-t-elle par-dessus les cris stridents de l’alarme.

À mi-chemin dans les escaliers de la cave, elle plonge dans une toile d’araignée géante et un deuxième écran de protection qui la désoriente complètement, lui colle un mal de mer à la puissance dix. Elle en tombe à quatre pattes, l’estomac parcouru de spasmes. Elle prend conscience d’une présence, deux pieds chaussés de charentaises vieillissantes sont plantés juste quelques marches plus haut.

— Oh là là, t’as pas gagné en style depuis la dernière fois qu’on s’est vues, hoquette Leila. T’as pas grossi non plus. Et il faudrait que tu refasses ta garde-robe. Tes os ont fait des trous aux genoux de tes pantalons.

— Je t’enverrai la note de la société de nettoyage, dit Nora. La police est en route, ils devraient arriver d’une minute à l’autre.

— Attends. Je veux juste parler avec toi.

Pendant que Leila lutte pour ne pas céder à un dernier haut-le-cœur, les deux charentaises font demi-tour, commencent à battre en retraite dans l’escalier.

— Je suis encore fâchée, explique Nora.

— Sans blague !

Leila tente de gravir les marches derrière sa tante, est reprise par la nausée. Nora va disparaître, elle est en train de refermer la porte de la cave…

— J’ai besoin de ton aide ! crie Leila. Je pense que j’ai les chasseurs aux trousses moi aussi.

Les charentaises marquent le pas. Leila doit faire une pause pour ne pas dégobiller de nouveau. Elle respire un instant, puis se remet en route vers le rez-de-chaussée.

Nora s’est arrêtée devant la fenêtre de l’entrée.

— Qui est la petite fille ?

Arrivée péniblement en haut de l’escalier, Leila risque un œil à travers les rideaux en dentelle. Dans la rue, Dita se tient devant le portail et bloque discrètement le passage à trois policiers en uniforme. Elle leur dit quelque chose et ils se mettent à rire, visiblement conquis.

Nora sort sur le perron.

— Tout va bien, messieurs, c’est moi. J’ai fait un faux code. Désolée.

Les flics lui sourient.

— Pas de problème Madame, votre petite nièce ici présente nous a déjà rassurés.

La situation réglée, ils commencent à retourner lentement vers leur véhicule. L’un d’eux donne une tape affectueuse à Dita, l’autre lui ébouriffe les cheveux au passage.

— Sois sage !

Dita adresse un clin d’œil à Leila, qui lui fait signe d’entrer :

— Nora, je te présente Dita.

À son habitude, Nora attaque direct :

— Dita ? Comment as-tu fait pour balancer autant d’influence à ces pauvres fonctionnaires, alors que tu n’as manifestement pas encore l’âge de pratiquer ?

— Ça s’appelle le charme, glisse Leila, tu devrais essayer, il paraît que ça fait des miracles.

Nora hausse les épaules sans quitter la petite fille des yeux.

— Et qu’est-ce que c’est que toute cette charge ?

Elle a toujours été incroyablement perspicace pour une horrible vieille fille revêche.

— Dita a été foudroyée quand des hommes sont venus chercher sa mère, explique Leila.

Nora ne relève pas.

— On n’a pas été suivies, dit Leila, qui sait bien de toute façon que personne ne retrouvera Nora ici. Elle s’est arrangée pour disparaître de la carte. Tout le monde a été pris d’une envie irrésistible d’oublier complètement son adresse. À part Leila et Iris. Pour l’instant.

Nora fait demi-tour sans un mot et les conduit jusqu’à la salle à manger, une pièce au papier peint atroce où, de mémoire de Leila, elle ne sert jamais que des sermons et des plats bouillis insipides.

— Deux minutes, et vous fichez le camp.

L’hospitalité, c’est vraiment un trait de famille.

Dita s’assied bien sagement, croise les bras et écarquille ses grands yeux gris, une vraie petite fille modèle.

— Vous vous appelez Nora ? Avant de s’échapper, mon oncle m’a parlé d’une femme très belle qui s’appelait Nora.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ? demande Nora.

— Dita est une petite fille très spéciale, glisse Leila.

Dita sourit.

— Je ne peux pas en vouloir à mon oncle. Quand il était avec maman, il n’était pas vraiment lui-même. C’est la magie de maman, elle connaît toujours le petit mot à dire pour donner aux gens ce qu’ils veulent. Parfois, elle les lie aussi avec leur sang. C’est ce qu’elle m’apprend à moi aussi.

— Ce que je voudrais savoir, dit Leila, c’est comment ton oncle a appris que ma famille possédait un talent pour trouver les gens et les objets.

— Il le sait, c’est tout.

— C’est un chasseur, ton oncle ?

— Non, fait Dita, il est gentil. Il me protège.

Un type qui connaît la magie, qui connaît la famille sans être un chasseur ? Voilà une situation inédite.

— Comment s’appelle-t-il ? demande tout à coup Nora.

Elle est pâle comme un linge, encore plus pâle que d’habitude, et Dieu sait si elle a mauvaise mine d’habitude avec ces couleurs étranges qu’elle s’obstine à porter.

— Titus ! révèle la petite fille.

Leila en tombe presque de sa chaise. Ce n’est pas un prénom très répandu et elles vivent dans un monde qui est aussi tordu que minuscule. Si l’oncle de Dita était le géniteur de Leila… cela expliquerait pourquoi il en sait autant sur les talents magiques de la famille. Et s’il avait pris une nouvelle mission, et si maintenant il était lancé après Leila, s’il avait en tête de finir le travail qu’il a commencé il y a vingt-six ans en tuant sa mère ? Est-ce Titus qui a fait disparaître Cassandra et qui se sert maintenant d’elle comme appât pour attirer les filles de Yasmine ? Et s’il est toujours aussi vert pour la chasse, qu’a-t-il donc fabriqué pendant toutes ces années ? Un quart de siècle s’est écoulé, où s’était-il caché ?

— Il ressemble à quoi ? insiste Nora.

— Pas très grand, les cheveux et les yeux noirs. Un peu comme Leila.

Leila dévisage sa tante qui semble prête à tourner de l’œil :

— Tu penses que c’est vraiment lui ?

— Ton oncle, demande Nora à la fillette sans prêter attention à Leila, cela faisait longtemps qu’il était avec vous ?

Dita acquiesce.

— Il a toujours été là. Les mots doux de maman l’ont gardé avec nous. Il m’a donné une poupée, et il est parti. Je l’ai laissée dans la cabane.

— Quand est-ce qu’il vous a quittées ? interroge Leila.

— À la fin de l’été, dit la petite fille, après la rentrée des classes. Maintenant, il dit qu’il est enfermé et qu’il ne peut plus venir m’aider. Mais il me parle dans mes rêves. Il dit que des hommes méchants l’ont attrapé.

— Qu’est-ce que ça veut dire à ton avis ? demande Leila à sa tante. C’est absurde. On dirait presque qu’il a de la magie.

— Foutaises, dit Nora d’une voix blanche. Tout cela est inventé. Cette gamine affabule complètement.

Elle regarde Dita d’un œil fixe, sans la moindre empathie. Leila frissonne.

— Tu ne penses pas que ça pourrait vraiment être lui ? insiste-t-elle.

Elle s’est toujours juré qu’elle vengerait sa mère si elle en avait l’occasion, mais elle envisageait des circonstances un peu différentes. Le plus troublant, c’est que l’assassin de sa mère est aussi l’oncle chéri de Dita. De façon un peu absurde, elle en veut à sa mère : si Yasmine avait su retenir Titus comme Cassandra l’a fait, Leila aurait eu des parents. Son enfance aurait sans doute été beaucoup plus drôle avec Yasmine et Titus qu’avec sa vieille chouette aigrie de tante.

Nora se lève.

— C’est un piège. Leila, tu pédales dans la choucroute. Que fabriques-tu avec cette môme ? Tu devrais être en train de chercher ta sœur.

Leila déglutit. Ça ne sert à rien de parler à Nora des sorts de Prospérité-Les Choses qui avortent les uns après les autres, des détectives privés qui n’envoient que des rapports creux, des hôpitaux et des morgues qui lui raccrochent au nez. Face à la colère de Nora, Leila a toujours répondu par de la désinvolture. C’est plus fort qu’elle : il faut qu’elle la provoque. Elle a beau savoir qu’elle va rendre Nora folle de rage et que c’est totalement improductif, elle ne peut pas s’en empêcher.

— Iris va revenir, dit-elle en affectant la nonchalance. Laisse tomber, elle est en sécurité.

— Comment veux-tu que je laisse tomber après ce que vous avez fait toutes les deux ? s’écrie Nora.

— Iris va très bien, dit Leila. C’est moi qui ai besoin d’aide.

— Ah oui ? Tu m’étonnes. Tu as utilisé Convoitise, et maintenant, tu as besoin d’aide ? Tu m’en diras tant ! Je t’avais prévenue.

Leila ignore ses récriminations.

— Il y a trop de signaux faibles qui convergent, dit-elle. Quelqu’un a parlé de Convoitise à une de mes clientes. J’ai croisé un chasseur hier soir, bien qu’il ne m’ait pas reconnue. La mère de Dita a été enlevée par des chasseurs. Et maintenant, voilà que Titus refait surface. J’ai besoin d’une protection, Nora. Il faut que tu consolides mon seuil. J’ai besoin de savoir tout ce que tu peux me dire sur les chasseurs.

Nora éclate d’un rire sec, cassant.

— Tu retrouves ta sœur, et on en reparle. Tant que tu n’auras pas remis la main sur Iris, tu peux t’asseoir sur toute forme d’enveloppe ou de protection de ma part. Je suis sérieuse, Leila. Répare tes bêtises. Répare-les avant-hier. Iris t’a laissé son grimoire. Fais-en bon usage.

— Tu ne vas pas m’aider à mettre en place des mesures élémentaires de protection ?

— Non. Pas tant que tu refuseras de lever le petit doigt pour retrouver ta sœur.

Leila n’en croit pas ses oreilles. Elle a l’impression qu’elle vient de recevoir une gifle.

— Maintenant, dit Nora, au sujet de cette petite fille. Elle n’est pas notre problème et tu ferais aussi bien de t’en débarrasser rapidement. Tu n’es pas en mesure de prendre en charge une petite fille. Personnellement, je me fiche complètement de ce qui lui arrivera. Mais si tu veux éviter de lui griller tous les neurones à très court terme, tu ferais bien de retourner très vite à ta pratique parce que tu as touché à Convoitise et que les choses vont partir en vrille, si ce n’est pas déjà fait. Et, comme de toute façon tu n’arriveras pas à éponger à temps toute cette « grouille », comme tu dis, je te conseille de mettre de la distance entre cette gosse et toi, si c’est encore possible.

— Ah, oui, siffle Leila, la distance. Toujours la distance.

— On n’a pas le droit de s’attacher comme tu le fais.

— Tu as raison. Quelle idée saugrenue d’aller m’attacher à un enfant.

Elle sait pourtant très bien que sa tante a raison.

— Maintenant, dit Nora, va-t’en, et tu as intérêt à retrouver ta sœur. Tiens, j’espère que tu la foudroieras cette gamine, si c’est la seule chose qui puisse te mettre un peu de plomb dans la cervelle.

— Merci, ma tante, dit Leila. Merci pour tout.

— Ne fais pas la sainte nitouche offensée. Tu as commis quelque chose d’irréparable, Leila.

— Qu’est-ce qu’elle a fait ? veut savoir Dita.

— Elle a dévoré sa sœur ! crie Nora. Cette demeurée a pensé qu’elle pouvait sauver sa sœur en la débarrassant de son foie ! Elle s’est dit tiens, pourquoi pas, les chasseurs en ont après son foie, je vais charcuter ma sœur et manger son foie à leur place, et ils oublieront de lui courir après !

— C’est Iris qui a insisté, proteste Leila. Elle m’a suppliée de le faire. C’était la seule issue pour elle, et tu le sais très bien !

— Foutaises, dit Nora. Tu as écouté Convoitise, que tu avais pourtant juré de ne jamais employer. Tu as fait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Maintenant, il faut que tu retrouves ta sœur, tu m’entends ? Ce n’est pas la peine de venir me demander quoi que ce soit, tant que tu n’auras pas retrouvé Iris !

*

Dans le taxi du retour, Dita prend la main de Leila :

— Ta tante t’aime très fort, tu sais ?

Leila ricane. Nora est une praticienne puissante qui a élevé deux petites filles. Elle a désappris l’amour jusqu’à la dernière goutte.

Dita secoue ses cheveux blonds :

— C’est vrai, je te promets. C’est quelque part dans son cœur. On l’entend quand elle te parle.

Leila regarde la gamine.

Même à bonne distance de la maison, le chauffeur a mis près d’une heure à les trouver, comme si la colère de Nora brouillait les GPS. Par la fenêtre, les rues de banlieue sans vie défilent et la pluie a recommencé à tomber.

— Comment est-ce que tu le sais ? Tu penses que ta magie est en train de venir ?

Si l’enfant atteint l’âge de raison, si elle se met à utiliser son talent pour générer sa propre magie, elle consommera la charge qui l’empoisonne et elle ne craindra plus autant la foudre. Son talent la protégera à la manière d’une cage de Faraday, comme pour toutes les praticiennes.

À présent que la tension de la visite à Nora est en train de retomber, Leila sent les fourmis dans ses doigts devenir doucement autre chose… quelque chose de plus intentionnel, une présence animée d’une vie propre.

— C’est vrai que tu as mangé ta sœur ? demande Dita.

— Ça ne s’est pas passé exactement comme ça, se défend Leila.

— Raconte-moi.

Leila se mord la lèvre. Elle a envie de présenter les choses à la petite fille sous un jour un peu plus favorable. Pourtant, elle ne peut pas non plus parler du grimoire de magie noire familial à une gamine qui est en communication permanente avec Titus et Dieu sait qui. Même si la fillette est de bonne foi, c’est trop dangereux.

— Dita, je ne peux pas tout te raconter dans le détail. Ma sœur Iris était poursuivie par les chasseurs et elle a eu cette idée bizarre pour les semer.

La solution lumineuse que Convoitise a soufflée à Iris pour couper l’herbe sous le pied des chasseurs : elle confiait à Leila son foie et son talent, et elle prenait la poudre d’escampette. Les chasseurs consomment depuis des siècles le foie des sorcières qu’ils attrapent, parce que le foie est le siège de leur talent. S’il est détruit, le pouvoir disparaît, semblent-ils penser. À moins qu’ils n’envisagent par ce rituel archaïque de s’approprier la magie de leurs victimes. Leila les a toujours suspectés de jalouser les praticiennes pour leurs talents. Ils ont eux-mêmes de la magie puisqu’ils sont capables de suivre à la trace celles qu’ils prennent en chasse.

Le plus dingue, c’est que dans leur folie cannibale, les chasseurs sont sur la bonne piste. Interrogé dans la panique par Iris quelques semaines plus tôt, Convoitise a en effet produit pour elle un sort permettant d’accaparer le pouvoir d’une praticienne en dévorant son foie. Le grimoire a aussi affirmé que ce serait suffisant pour faire disparaître Iris aux yeux de ses poursuivants. Et qu’elle y survivrait sans problème. Les praticiennes sont coriaces.

Et les deux sœurs lui ont fait confiance.

— Mais tu as vraiment mangé son foie ? presse la gamine.

Leila se tait.

— Berk, berk, et re-berk.

— Personne ne doit le savoir, insiste Leila.

Si les chasseurs l’apprenaient, ce serait plus que catastrophique.

— Et ta sœur, elle est où maintenant ?

— Je ne sais pas, dit Leila. Elle est partie. Parlons d’autre chose, s’il te plaît.

— Mais mon oncle Titus dit que ta magie permet de retrouver les personnes disparues. Et Nora t’a demandé de t’en servir. Tu devrais pouvoir facilement voir où est ta sœur. Et ma maman.

— En fait, dit Leila, ce sort pour retrouver quelqu’un, c’était la magie de ma mère, Yasmine. Titus n’est pas vraiment à la page sur la question. Moi, je n’y arrive pas.

— Et mon oncle Titus est ton papa ?

— J’ai bien peur que oui.

— C’est super cool ! s’exclame Dita : ça veut dire qu’on est cousines.

La petite se blottit contre Leila.

— Je suis sûre que tu vas finir par y arriver, déclare-t-elle. C’est quoi ta magie ?

— Rendre malade, brouiller les idées, provoquer ce microproblème de coordination qu’on appelle la malchance, dit Leila.

— Wouah, répond la petite fille. Si on retrouve les méchants, tu pourras leur casser la figure.

Elles restent en silence un petit moment dans le taxi chaud, confortable et embué.

Dita pose sa tête sur l’épaule de Leila, et quand celle-ci veut la repousser, elle s’aperçoit que la petite fille s’est endormie.

Le cerveau de Leila s’échappe, commence à faire des plans sur la comète tout seul.

Leila et Dita s’enfuient en bus, elles rejoignent Iris dans un petit port grec et s’installent pour de bon, achètent une grande maison, louent des chambres à des vacanciers.

Dita repart vivre dans la rue, deux semaines plus tard, un clochard de carrière retrouve son cadavre sous le pont Alexandre III. Elle serre dans sa main un petit morceau de tissu, le bout crasseux d’un châle qui a appartenu à Leila, son châle noir à fleurs rouges, son préféré.

Leila localise Cassandra. La mère de Dita avait été enlevée par la mafia russe suite à un malentendu de business. Cassandra leur jette à tous un sort, ils tombent amoureux d’elle comme un seul homme, Cassandra et Leila deviennent amies, Cassandra et Dita viennent vivre à Paris. Tous les mercredis, Leila emmène Dita au parc et au salon de thé, à l’aquarium et au zoo…

Leila ne trouve aucun client, elle court, court et s’épuise, et d’ici une semaine, elle part dans une grande explosion et elle foudroie tout le monde : Iris, Dita, madame Sissi et ses sept fils, Birgit et les autres voisins, tous morts, tous ratatinés. Leila continue sa vie toute seule. Nora lui ferme définitivement sa porte et part en croisade pour trucider Titus.

Dans un autre scénario, Leila se sert de Dita, la petite chérie, pour attirer Titus dans Paris. Il monte l’escalier d’un pas lourd, confus, sonne à sa porte et avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, elle dit « salut Papa ! », et elle lui perce la baudruche de quarante coups de couteau.

Napoléon est mort à Sainte-Hélène, son fils Léon lui a crevé le bidon, on l’a retrouvé assis sur une baleine, en train de ronger ses ficelles de caleçon…

Assommée de possibles et d’impossibles, Leila s’endort.

Dita se rend à l’école en chantonnant, elle sourit, elle a des joues rebondies et une fossette au menton.

Dita grandit, c’est une jeune fille, elle ressemble à Iris bien qu’elle n’ait aucun lien de parenté avec elle, elle sourit, elle embrasse un garçon sur la bouche, il l’attrape par la taille, elle l’attache avec des liens qui sont doux mais impossibles à rompre, elle l’appelle « mon amour ».

Le chasseur entre dans l’appartement coquet pendant que Dita est en train de préparer un bon dîner pour deux personnes, elle dit « je t’ai senti arriver, je t’attends depuis deux jours, viens, tu peux laisser ton couteau sur la desserte de l’entrée ou plutôt non, viens avec ton couteau, coupe un peu de pain pour nous, sabre la bouteille ». Et le chasseur s’approche, fasciné, doux comme un mouton.

Dita a une petite fille blonde dans les bras qui lui ressemble en tout point, une petite fille brune aux yeux noirs qui ressemble à Titus ou à Leila.

Dita marche seule sur un flanc rocheux, elle a froid, elle grelotte. Un cri d’animal glaçant zèbre le silence, puis des grognements et les bruits d’une course, derrière elle dans la montagne. La petite fille marche aussi vite qu’elle le peut, mais le terrain est instable, elle progresse avec difficulté dans une zone d’éboulis, ses poursuivants la rattrapent. Un autre hurlement inhumain retentit, tout proche.

Leila se réveille en sursaut.

— On dirait que la petite en écrase, dit le chauffeur, l’air bonhomme. Ça vous fera trente-cinq euros soixante.

Dita dort avec conviction, Leila la secoue gentiment, on est arrivées ! Mais les paupières de la petite se serrent, refusent obstinément de s’ouvrir au jour finissant.

— Allez, petite marmotte ! encourage Leila en fourrageant dans son sac pour dénicher quelques billets.

Elle paye le taxi et se résout à porter Dita jusque chez elle. Elle soulève le minuscule corps de moineau et sent le cœur de la gamine qui bat à toute vitesse.

— Laisse tomber la sieste, je vais te préparer un goûter plutôt. Pour toi, je pensais à des gaufres au chocolat, avec des marshmallows peut-être.

Elle va la nourrir, la requinquer, lui remplir les poches de billets de dix, et ensuite, elle trouvera une solution pour se débarrasser d’elle.

Dita se cramponne à Leila et serre de toutes ses forces, mais sans donner d’autre signe de retour à l’état conscient.

— Tu es avec moi là, ou pas ?

Une marque rouge apparaît soudain sur le front de la fillette, puis se transforme à vue d’œil en une bosse qui enfle, enfle, jusqu’à atteindre la taille d’un œuf de caille.

— Dita ! Réveille-toi !

Leila s’est assise devant l’entrée de l’immeuble et secoue la petite fille.

Une dame, la cinquantaine, s’arrête devant elles.

— L’enfant est tombée ? Vous avez besoin d’aide ?

— Je… non… ne vous en faites pas, ça va aller, sinon j’appelle le 15, bredouille Leila.

Dita s’arc-boute dans ses bras et une estafilade sanglante file le long de sa mâchoire.

Les yeux de la passante s’agrandissent, puis s’étrécissent quand elle voit que Leila cherche à cacher la plaie.

— Ce n’est pas ce que vous croyez, dit Leila.

— Oh, si, au contraire, je sais un peu trop bien ce que c’est. C’est arrivé à ma fille. S’il est violent, il faut le quitter mademoiselle. Même si c’est le père de la petite. Surtout si c’est le père de la petite.

— Oui… merci… murmure dans un souffle Leila qui tente encore désespérément de réveiller la gamine.

Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Vous voulez que je reste ? demande la dame, décidément débordante de sollicitude.

— Non, merci, en fait j’allais sonner chez ma sœur. Elle saura quoi faire, ment Leila.

La passante s’éloigne et Leila secoue franchement la petite fille cette fois, mais impossible de la ranimer. Dita se couvre le visage de ses bras, pousse des petits cris terrorisés.

Consciente que rester là serait une mauvaise idée, Leila compose le code de l’immeuble avec des doigts paniqués, s’y reprend à trois fois, franchit la lourde porte cochère en titubant sous le poids de la gamine qui se débat dans ses bras.

Génial, maintenant ça ressemble sûrement à un kidnapping.

Quand Leila s’autorise une pause sur le palier du premier, elle constate qu’une deuxième estafilade toute fraîche orne l’avant-bras de Dita. La petite s’est protégée contre un danger invisible et a été blessée par un coup de couteau, de rasoir…

Ou par les griffes d’un monstre au cri strident.

— Dita, chérie, réveille-toi, je suis là, je ne peux pas t’aider là où tu es, reviens ici, c’est juste un cauchemar, ouvre les yeux, je suis là.

« Juste un cauchemar. »

Peu à peu, Dita semble se calmer, les battements de son cœur ralentissent un peu contre la poitrine de Leila, sa respiration se pose. La chose monstrueuse dans son subconscient cesse d’infliger des blessures à son corps. Elle dort à nouveau d’un sommeil paisible.

Leila reste longtemps assise dans l’escalier à bercer la petite et à répéter encore et encore les mêmes promesses intenables. La nuit est tombée depuis un bon moment quand elle achève enfin l’ascension des deux derniers étages, entre dans l’appartement vide et couche Dita dans son lit.

Pour la suite, c’est par ici…