Masque de fer (Terribili 3), les premiers chapitres

Un faux pas de sa part et c’est Paris qui tombera.

Furio Terribili est un roc. L’aîné de la famille de gargouilles paraît insensible et rigide, mais il est surtout écrasé de responsabilités. Ses frères et sœurs savent qu’ils peuvent compter sur lui. Sa loyauté va tout entière à son clan et au Conseil de la Ville Lumière qu’il a juré de servir. 

Le problème, c’est que le Conseil est pourri.

Quand ses supérieurs l’envoient surveiller une dangereuse prisonnière politique, il ne peut pas se douter qu’il aura avec elle des affinités troublantes. Et il ne s’attend pas non plus à découvrir grâce à elle le complot qui menace la Ville. 

Pour déjouer cette machination, Furio doit agir vite et en secret. Il n’a pas le droit à l’erreur, car la liberté de Paris et la réputation des gargouilles sont entre ses mains.

Ce n’est pas le moment pour lui de perdre de vue ses priorités.

Ce n’est pas le moment de tomber amoureux. 

Masque de fer est le 3e tome de la saga Terribili, disponible sur Amazon, et voici ses 5 premiers chapitres !

CHAPITRE 1

FURIO

Les gouttelettes de pluie sur la vitre de la voiture brouillent le paysage nocturne parisien. À trois heures du matin, la circulation est acceptable. Ça n’empêche pas notre chauffeur de donner un bon coup d’accélérateur à l’intersection. Les bâtiments d’un blanc fantomatique de la rue de Rivoli se fondent dans la lumière orangée, réprobatrice, d’un feu bien mûr. Je fronce les sourcils. 

Typique des centaures : ils pensent que la rue est à eux et ils sont incapables de respecter les règles de circulation. Et amoureux de leurs voitures. Celle-ci est une Audi énorme à l’intérieur de cuir sombre, avec tous les accessoires, j’en suis sûr. Avec un centaure au volant et deux gargouilles à l’arrière, ça fait beaucoup de cuir et de testostérone au mètre carré. Surtout avec ce nouvel after-shave qu’utilise mon frère Falk depuis qu’il est amoureux, et qui m’agresse positivement les narines quand je prends une longue inspiration dans un effort pour évacuer la tension. 

Je m’étire dans le siège arrière en faisant jouer les muscles de mon dos, pressant les nœuds les plus compacts contre le cuir de la banquette. Je n’ai pas beaucoup dormi ces derniers jours, et pas déployé mes ailes depuis un moment. La période électorale a été tendue et j’ai enchaîné les missions de surveillance et de sécurité. 

La récréation de ce soir, un mariage dans le clan O’Kiffe, a été trop courte, même pour moi. Chez les gargouilles, ce n’est pas tous les jours que survient ce genre de réjouissance. Je ne suis pas forcément sensible au romantisme de la cérémonie, mais je suis content que des alliances se forment au sein de notre espèce qui flirte depuis toujours avec l’extinction. 

Hélas, pour moi la fête, écourtée, a passé en un clin d’œil, me laissant un souvenir de foule amicale, une impression auditive de conversation indistincte, et un vague goût de whisky sur la langue. Le devoir n’attend pas quand vous êtes une gargouille au service du Conseil, l’organe dirigeant de la Ville Lumière : je viens d’être réquisitionné auprès de la Camarade instance Karolina Nikolaevna, qui a envoyé cette voiture. 

— Tu sais ce qu’elle veut ? demande mon frère Falk assis à côté de moi. 

Il a tenu à m’accompagner, pour une raison qui m’échappe un peu. Dans la pénombre de la voiture, je vois surtout ses yeux brillants et les lumières de la ville qui glissent sur ses cheveux sombres, sur le cuir noir de son blouson. Je hausse les épaules. 

— Aucune idée.

La Camarade instance n’a pas précisé pourquoi elle me faisait chercher. En tant que membre du Conseil, elle ne me doit de toute façon aucune explication. 

Et cela ne me dérange pas. 

— Tu crois qu’elle avait juste envie d’un peu de compagnie ? plaisante Falk.

Il rit, montrant furtivement ses dents blanches dans l’obscurité. Il se paye ma tête. Moi aussi, j’ai des crocs, et je le lui rappelle.

— C’est pour ça que tu as tenu à m’accompagner, petit frère ? Tu voulais lui « tenir compagnie » ? 

Il rit obligeamment, offrant à ma répartie une réaction bon enfant, teintée de camaraderie masculine un brin graveleuse, même si nous savons pertinemment tous deux qu’il a flairé quelque chose. Et qu’il a raison. 

— Nan, fait-il, j’ai tout ce dont j’ai besoin à la maison, et tu le sais très bien. 

Je sais. Il aurait pu rester avec le clan Terribili ce soir, et avec sa nouvelle conquête, la sirène Daria, à boire des cocktails. Mais non. Il a fallu qu’il me suive et maintenant, il tient apparemment à me cuisiner sur ma relation avec la Camarade instance.

Falk est un des plus fins limiers que je connaisse. Une partie de son talent lui vient du fait qu’il n’a pas de cœur. Cet organe fait défaut à son être de pierre. Libre de toute émotion, il n’a pas son pareil pour débusquer le moindre signal de faiblesse et pour l’exploiter jusqu’au bout sans se laisser arrêter par le moindre scrupule.

Mais de mon côté, je le connais assez bien pour ne pas lui offrir de prise. Nous pouvons jouer à ce jeu-là pendant un bon moment sans qu’aucun de nous deux ne parvienne jamais à avoir le dessus sur l’autre. C’est confortable, dans un sens. Familier en tout cas.

Et voilà qu’il revient à la charge.

— Rassure-moi, Fu-Fu, t’as quand même remarqué que t’étais raide dingue amoureux de l’instance Nikolaevna ?

Cette fois je lui donne une bonne tape sur la tête, comme quand il n’était qu’un galopin, quand il n’avait pas encore été invoqué pour devenir une gargouille à part entière, quand il avait encore son cœur. 

Il rit.

La voiture s’engage dans le parking du vingtième arrondissement qui est une des voies d’accès vers les bâtiments officiels de la Ville Lumière. Le Conseil se rassemble rarement au complet dans cette petite ville souterraine, préférant varier les lieux de ses réunions pour mieux se protéger. Mais chacune de ses instances y a son bureau, et l’on y trouve en permanence un ou deux membres seniors du gouvernement. 

La pression monte lentement dans l’habitacle tandis que le véhicule traverse un, deux, trois portails magiques. Puis le chauffeur s’arrête à un poste de surveillance tenu par un golem massif qui ne porte qu’un polo blanc malgré le froid piquant de février. Le centaure le salue tout en baissant ses vitres. Le golem nous flashe l’un après l’autre avec une douchette RFIDM, utilisant une technologie RFID améliorée par ensorcellement. La tension qui s’était accumulée à l’intérieur de l’Audi se relâche d’un coup à présent que nous avons franchi les barrières de sécurité. J’exhale doucement.  

Le chauffeur redémarre pour se garer au fond d’une zone de parking privée et nous le remercions avant de quitter la voiture. Je suis Falk jusqu’à une porte coupe-feu d’apparence anodine. Il s’agit en réalité d’une porte blindée qui ne s’ouvre que pour les happy few. 

Je retrousse à nouveau la manche de ma veste pour dénuder l’intérieur de mon poignet, où a été implantée la puce magicomagnétique qui me sert de carte d’identité officielle au sein de la Ville Lumière. Avec un bip aigu, la porte s’ouvre et nous entrons dans les locaux du QG. Là, nous suivons un dédale de couloirs qui peu à peu s’anoblissent, passant du béton au carrelage, au linoléum, puis à des moquettes plus luxueuses aux couleurs des différentes instances. 

Nous traversons les bureaux de Ferenczi. La moquette d’un gris perle orné de petits motifs rouge sang est si épaisse que nos pas ne produisent pas le moindre son. Nous n’en percevons que mieux, même à travers les lourdes portes de chêne massif, les rires et les cris qui résonnent dans les différentes pièces. 

J’accélère le pas. Ferenczi m’a toujours fait froid dans le dos. Les ogres sont des créatures sans scrupules et sans limites, des appétits sans fond qui ne peuvent, par définition, rouler que pour leur propre compte. Soit l’extrême opposé des gargouilles. Je sais que mes petits frères ont conclu une sorte d’accord tacite avec Ferenczi et cela m’inquiète. Il ne peut rien sortir de bon d’une telle proximité. Je le sais d’expérience. Je crois deviner ce que l’ogre veut et j’espère bien qu’il ne le trouvera pas au sein du clan Terribili.

Je pousse une porte battante hermétique et une odeur d’algues, de verre poli, d’onguents et de musc assaille mes narines. Je n’ai rien contre l’instance qui a ses bureaux ici, mais si on me demande mon avis, je suis content que les issues de ce couloir soient bien hermétiques. Non seulement ça sent l’écaille et la vase, mais les effluves de magie sont quasi palpables ici. N’en déplaise aux aspects les plus romantiques de la légende, Mélusine n’est pas une pauvre jeune fille victime d’une malédiction, mais une redoutable praticienne de la magie, dont le passé glorieux de pourfendeuse de dragons n’est pas si ancien. Ce couloir dont le carrelage d’un bleu glauque est en permanence humide, salé, et comme poissé par les embruns, je ne m’y attarde jamais si je peux l’éviter. Je n’ai jamais vu la mère serpente, et je ne m’en porte peut-être pas plus mal.

Le soulagement m’envahit lorsque je pousse enfin une énième porte coupe-feu et coupe-magie et que je précède Falk dans une autre zone du bâtiment. Ici, je respire tout de suite mieux. La moquette est bleu canard, et une frise argentée court le long des plinthes. Des photographies en couleurs du Proche-Orient ornent les murs — des clichés pleins de lumière et de rires, des enfants et des femmes en robes bariolées, des vieillards dont le sourire déploie en éventail des rides du bonheur, une fête de village, des chèvres. 

Anton Symaur, le directeur de cabinet de Karolina Nikolaevna, vient à notre rencontre, le sourire aux lèvres. Quand son odeur me parvient, je fronce instinctivement le nez. Je ne sais pas exactement ce qu’il est, mais je n’aime pas son parfum — pierre sèche, acidité, et des herbes que je ne reconnais pas. Les citoyens de la Ville Lumière ne sont pas contraints de dévoiler leur nature, la loi ne les y oblige pas. Il est parfois difficile de savoir à quelle espèce appartiennent certains individus. Symaur est de ceux-là — rare au point de ne pouvoir être identifié. Nikolaevna aussi. Mais son parfum à elle m’intéresse, oui, pourquoi le nier ? À la fois musqué et minéral, puissant, il évoque quelque chose d’extrêmement ancien et mystérieux.

— Deux pour le prix d’un, magnifique ! s’exclame Symaur lorsqu’il constate que je suis accompagné.

— Vous connaissez mon frère Falk.

— Bien sûr. Parfait, parfait, répète Anton Symaur. Furio, suivez-moi, la Camarade instance vous attend. Falk, souhaitez-vous attendre dans le petit salon ? Je peux vous faire apporter un thé si vous le désirez. 

Éconduit sans rudesse mais sans recours, Falk produit son sourire le plus faux-cul avant d’accepter, et j’emboîte le pas à Symaur.

CHAPITRE 2

FURIO

— Entrez ! lance une voix mélodieuse dès que le directeur de cabinet frappe à la porte.  

Symaur ouvre et me fait signe de le précéder. L’instance Nikolaevna est assise seule à son bureau très ordonné sur lequel ne se trouve qu’un ordinateur portable. Le dos très droit, les mains dans une position parfaite, elle ressemble à une danseuse dans ce tailleur ultra simple d’un gris acier. 

Les mauvaises langues prétendent que Karolina Nikolaevna a été élue essentiellement pour sa beauté, qu’elle aurait promis des faveurs aux autres membres du Conseil dans le secret des négociations du conclave. Cette thèse misogyne m’a toujours mis hors de moi.

Certes, Nikolaevna est d’une beauté peu commune, avec ses hautes pommettes, ses épais cheveux longs d’une couleur inimitable faite de mille nuances de blond et ses yeux d’un bleu absolument pur. 

Est-ce que la beauté slave de la Camarade instance me laisse indifférent ? Non. Bien sûr que non. Mais ce n’est qu’un facteur aggravant de ma terrible, irrémédiable, insolente subjugation. Karolina Nikolaevna aurait sa place entre les pages en papier glacé d’un magazine de mode, bien sûr, mais ce serait gaspiller sa brillante intelligence et le charme magnétique qui habite chacun de ses gestes. 

Oui. Maintenant que je n’ai plus à dissimuler mes pensées au regard scrutateur de Falk, autant l’avouer. Je suis cette caricature : le garde du corps amoureux de sa cliente. Elle m’a ébloui dès les premières secondes de notre collaboration, lorsque j’ai été affecté à sa sécurité juste avant les élections qui l’ont fait entrer au Conseil.  

Je sublime cette inclination, et je peux garantir qu’elle n’a occasionné, à ce jour, aucune faute professionnelle de ma part. Tout au contraire. Lorsque je suis à son service, j’éprouve à tout instant une conscience suraiguë de sa présence. Chaque cellule de mon être est attentive à la servir. Je crois qu’elle le sait. Et peut-être qu’elle en joue. Je suis trop content de la laisser faire. Plus elle me fait chercher et plus j’accours.

Le sourire de Nikolaevna s’épanouit sur son visage lorsque ses yeux cristallins se posent sur moi.

— Furio ! Quel plaisir de vous voir à nouveau. Merci, Anton, vous pouvez nous laisser maintenant.

Lorsque Symaur s’exécute, je ne peux réprimer un frisson, parce que je suis à présent seul dans une pièce avec elle. 

C’est pathétique, je sais, et absolument irrépressible.

— Comment vas-tu ? demande-t-elle, passant directement au tutoiement. 

Même si c’est peu probable, elle projette cette impression de s’intéresser réellement à ma personne. 

— Très bien, réponds-je, un peu raide. 

Elle rit. 

— Détends-toi, camarade gargouille, je t’en prie. Pas de politesse guindée entre nous.

Je me surprends à me dandiner d’un pied sur l’autre et j’interromps immédiatement cette danse pataude. Elle rit à nouveau. 

— Je connais ton professionnalisme, Furio. Tu ne l’entacheras pas en te laissant aller à être plus informel avec moi. Cela n’a qu’à rester entre nous. 

Je m’éclaircis la gorge. 

— Loin de moi l’idée de vouloir vous vexer, Camarade instance. Je ne fais qu’observer le protocole. 

Elle a un geste de dérision charmant. 

— Le protocole… j’adore la Ville Lumière. Vraiment. C’est un miraculeux édifice, un havre de paix, et je lui serai pour toujours reconnaissante de m’accueillir comme elle le fait. Mais le protocole, Camarade ? 

Elle fait une grimace comique en louchant, et c’est à mon tour de sourire, parce que Nikolaevna me dévoile son côté pitre, et que cela me touche. 

Oui, je sais, je suis plutôt mal barré.

— Excuse-moi si je montre déjà des signes d’usure, se reprend-elle aussitôt. Ces deux dernières semaines ont été mouvementées. Tu dois me juger une bien petite nature, pour me laisser entamer en si peu de temps par mes nouvelles fonctions. 

Je me précipite pour démentir. 

— Jamais je ne me permettrais une chose pareille, Camarade. Et quand bien même. Je n’irais pas jusqu’à me figurer que vous deviez vous soucier de mon opinion.  

— Mais si, ton avis m’importe. Et appelle-moi Karolina, gargouille, et tutoie-moi, je t’en supplie, dit-elle en me décochant un nouveau sourire si solaire, si plein de charme et d’énergie, que j’en vacille. 

— Hum, Karolina, dites-moi… si tu me disais en quoi je peux t’aider. 

Elle fait la moue. 

— En te montrant plus naturel avec moi, et en accomplissant pour moi une mission de la plus haute importance.  

Je respire mieux tout à coup. Nous revenons en terrain connu. 

— Je t’écoute, Camarade. 

— Karolina. J’insiste. 

— Karolina.

Prononcer son prénom à haute voix est déjà un plaisir coupable, un plaisir dont je sais déjà que je le dégusterai plus tard en secret.

— À qui va ta loyauté, gargouille ?

Sous le feu de son regard clair, je réponds sans aucune hésitation : 

— À la Ville Lumière et à son Conseil. 

La loyauté des gargouilles est leur grande force, et ce que chacune a de plus précieux à offrir. Une fois que l’un d’entre nous accorde sa confiance, il n’y a pas de retour en arrière possible. C’est précisément cette propriété qui fait des gargouilles les gardiens incorruptibles de la Ville. 

Elle sourit à nouveau. 

— Alors, puis-je me flatter d’être dépositaire d’une partie au moins de cette loyauté ?

Gentiment, j’affirme l’exacte vérité. 

— Ma loyauté va au Conseil tout entier, cam… Karolina.

— Mais si j’avais besoin de toi, de ton aide, je pourrais compter sur toi ?

— Bien sûr. 

Elle hésite. 

— Cette mission dépasse un peu le cadre de tes attributions habituelles. Il s’agit de secourir le Conseil dans une affaire d’État. Nous avons capturé un prisonnier d’un genre un peu particulier — extrêmement dangereux. Pour assurer sa détention, il me faut une poignée d’hommes parmi les meilleurs et les plus loyaux. 

— C’est un grand honneur, Karolina, réponds-je immédiatement. Qui est ce prisonnier ? Quel est son crime ?

— Je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant, je suis désolée. 

Je hoche la tête. Ça n’a pas vraiment d’importance pour moi. Je suis le bras armé du Conseil. Je n’ai pas à connaître la raison d’État, juste à lui obéir.

— J’ai affecté à cette mission une équipe vraiment très restreinte, ajoute-t-elle. La discrétion est notre priorité absolue. Anton te briefera plus en détail. Puis-je compter sur toi dès cette nuit ? 

Je hoche la tête et elle semble hésiter à nouveau à me congédier sur cette note abrupte. 

— Comment se porte ton frère Markus ? demande-t-elle tout à coup.

— Bien, merci. 

Je ne suis pas particulièrement fier de mon frère en ce moment. Il a fait un peu trop de vagues à mon goût ces derniers temps.

— Il a fait grande impression l’autre jour à son procès, ajoute Karolina Nikolaevna. 

— Tu y as assisté ? 

J’ai honte que ma famille ait été ainsi impliquée dans un procès à grand spectacle. Il a été rendu nécessaire lorsque Markus s’est trouvé pris dans une machination politique contre des stryges d’une faction amie. Cette incrimination a failli lui coûter la vie, à lui et à l’humaine avec laquelle il s’était associé, son amie Adèle. Heureusement, tout s’est bien terminé, et celle-ci fait désormais partie de notre clan. 

— Non, je n’y étais pas, dit Karolina, mais on me l’a raconté. Il paraît que ton frère a lancé une sorte de cri.

Je hoche la tête. C’est vrai. Lorsqu’il a cru que sa belle allait être tuée par un terroriste, Markus a produit un chant surprenant, d’une beauté violente et étrange. 

— Je ne savais pas que les gargouilles chantaient, dit Karolina d’une voix rêveuse. 

— C’est rare, assuré-je. 

— Cela signifie-t-il quelque chose de particulier ? 

Je secoue la tête. 

— Je n’en suis pas sûr. 

Les gargouilles existent depuis des siècles. Tout le savoir les concernant est détenu dans nos mémoires, qui sont souvent dépassées par cette quantité d’informations. Sans compter qu’un certain nombre de gargouilles sont actuellement en sommeil à l’état de statues de pierre inanimées, parsemant les cathédrales et les églises. Personne ne connaît tous leurs secrets, même si Adèle emploie ses talents de « murmureuse de pierre » à les découvrir. 

— En tout cas, conclut Karolina, la personne qui m’a raconté cet épisode a été frappée par la force et la beauté de ce cri. Tout ça a dû être extrêmement romantique. 

Je souris poliment, et puis, mon sourire se fige sur mes lèvres quand elle demande :   

— Et toi, Furio, as-tu déjà chanté de la sorte ?

J’hésite une seconde.

— Non.

Mais pour toi, je chanterais.

Une communication silencieuse semble alors s’établir entre nous. J’ai la certitude soudaine qu’elle a entendu ma prière fervente, et qu’elle la partage. Elle a compris que je n’avais plus de loyauté à lui accorder, mais que je lui réservais mon chant, s’il s’avérait que j’aie un chant en moi. 

Elle sourit et murmure avec douceur : 

— Merci, gargouille. 

J’ai obtenu mes ordres, mais je ne me sens pas congédié pour autant. Je la salue cependant et me retire, par respect pour son temps précieux. 

— À ton service, Karolina. 

* * *

Quand je sors du bureau de la Camarade instance, Falk m’attend dans le couloir en faisant les cent pas avec une nervosité qui ne lui ressemble pas. Dès qu’il me voit, il me saute dessus pour assouvir sa curiosité. 

— Qu’est-ce qu’elle voulait ? Te déclarer sa flamme éternelle ? 

Je gronde et il se met à rire. 

— Non, sérieusement, Furio, qu’est-ce qu’elle voulait ?

— Me confier un job. Ça ne te regarde pas. 

En tant que chef de cohorte et second de Waltraut, notre mère et cheffe de clan, je suis souvent appelé à assumer des missions secrètes et il devrait savoir qu’il ne doit pas insister. 

— Si on doit se répartir à nouveau la tâche parce que tu es obligé de nous faire faux bond, on va encore bosser comme des ânes, se plaint-il tout en examinant, sourcils froncés, la photo d’une femme qui sourit sur le mur, un panier d’osier en équilibre sur la tête.

Tout en reprenant le chemin de la sortie, je rectifie machinalement : 

— Pas comme des ânes, Falk. Comme des gargouilles.

CHAPITRE 3

FURIO

La voiture avec chauffeur appelée par Anton Symaur m’attend déjà quand j’accède au parking souterrain. Pas le temps de passer chez moi pour prendre quoi que ce soit. Falk est resté au QG pour assurer mon service à ma place. Et il va devoir se charger de prévenir le clan que je ne serai pas disponible jusqu’à nouvel ordre. J’ai aussi dû laisser mon téléphone portable au QG pour respecter un protocole de sécurité qui semble draconien. Enfin, Symaur a exigé que je promette de ne communiquer l’adresse de la prison spéciale à personne, sous aucun prétexte — et il n’y est pas allé de main morte, utilisant pour garantir ce serment un sort de confidentialité lié à ma puce RFID magique. Comme si j’avais jamais trahi ma parole de gargouille. Et je ne sais même pas cette prison spéciale se trouve. Symaur ne m’en a rien dit. 

Mais je n’émets pas même une protestation. J’ai l’habitude de m’en remettre à mes supérieurs et de travailler dans n’importe quelles conditions. Je suis un soldat. Le Conseil me demande de monter dans une voiture pour aller garder un mystérieux prisonnier sous haute sécurité, je m’exécute. 

— Furio ? vérifie le chauffeur quand j’ouvre la portière avant passager.

Je hoche la tête tandis qu’une forte odeur de centaure — foin, encens, air piquant des montagnes — chatouille mon nez. Ça doit faire un moment qu’il n’a pas ouvert les fenêtres.

— C’est moi, confirmé-je. Ça ne te dérange pas que je m’asseye à côté de toi ?

Les centaures sont parfois un peu à cheval sur tout ce qui concerne leurs montures. Sans mauvais jeu de mots. 

Par chance, celui-ci me sourit, consent même à lâcher son volant pour me tendre sa main droite. 

— Avec plaisir. Moi c’est Piotr.

— Enchanté, dis-je en acceptant sa poignée vigoureuse. Piotr, hein ? Il se pourrait que j’aie déjà entendu parler de toi.

Sa bouche s’étire encore. 

— En bien, j’espère.

— À vrai dire, je crois bien en avoir entendu de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel à ton sujet. 

D’après mes informations, il a commencé sa carrière dans le crime, dans un gang de braqueurs composé d’humains pour moitié, et de surnaturels pour le reste. Bien sûr, il en était le chauffeur. Quand il a fini par se faire arrêter, la Ville Lumière l’a « soustrait » à ses démêlés avec la justice humaine, lui a gentiment tapé sur les doigts, puis lui a confié son job actuel. D’après ses états de service, il n’a pas son pareil pour transporter des fonds, des prisonniers, ou des dignitaires en danger. Avec lui c’est rapide, sûr, et s’il y a des morts, ils ne sont pas dans notre camp.

Il rit.

— J’espère que tu auras l’occasion de vérifier que ma réputation n’est pas usurpée. 

— Je compte bien que non, dis-je en attachant ma ceinture et en prenant mes aises dans le siège, pendant qu’il négocie la sortie étroite du garage souterrain en troisième et sans le moindre à-coup.

Arrivé aux barrières automatiques, il piaffe littéralement. 

— J’ai demandé un passe pour ouvrir à distance, mais on ne me l’a toujours pas accordé, se plaint-il.

Une demi-seconde plus tard, la barrière se soulève et il se faufile dessous avant d’attendre qu’elle ait fini. Il attaque la dernière montée avec un sourire de plaisir et s’insère à toute allure dans la circulation du petit matin parisien. La nuit froide et humide a laissé la place à un jour maussade, à une lumière pâle, d’un gris qui tire sur le jaune.

— Où est-ce qu’on va ? demandé-je à Piotr. 

— Désolé, j’ai pas le droit de te dire. À ce propos, si tu voulais bien être sympa et ouvrir la boîte à gants…

Je fais ce qu’il me dit et trouve une petite boîte ronde de la taille d’un gros pilulier. Je l’ouvre : elle contient un certain nombre de petites pastilles blanches et rondes qui s’effritent. Des comprimés neutres. Je les renifle. Ça sent les plantes et la magie.

— Toi, estime le chauffeur, il va falloir que tu en prennes deux. 

Je fais la grimace. 

— Dis-moi au moins ce que c’est. 

— Juste un somnifère très efficace. 

Je grogne. Je déteste ce genre de produits. Je n’aime pas raccrocher ma vigilance au vestiaire. 

— C’est de la bonne came, je t’assure, garantit Piotr. C’est artisanal, fabriqué par les ateliers de Mélusine, rien que du bio. On n’a jamais rencontré le moindre problème. À l’arrivée, tu te réveilleras régénéré, frais comme un gardon, prêt à attaquer. 

Je renâcle encore. Je ne goûte pas trop la sorcellerie.

— Je ne pourrais pas juste me bander les yeux ? 

Ça le fait rire. 

— T’es marrant, toi, dit-il. Vous, les gargouilles, vous retrouveriez votre chemin n’importe où les yeux fermés. Non, désolé, ordres de la Camarade instance. 

Je soupire. Si l’ordre vient de Karolina Nikolaevna, je ne peux rien dire. J’essaye d’oublier le plaisir un peu absurde que je prends à obéir à ses instructions. J’avale les comprimés tandis que Piotr, avec un sourire approbateur, franchit la barre des cent vingt kilomètres-heure sur le périphérique fluide. Je n’ai même pas le temps de protester qu’il roule comme un chauffard avant de perdre connaissance. 

* * *

Je me réveille lorsque la voiture s’arrête. Je me redresse aussitôt, ouvrant les yeux dans la pénombre. Mon cœur cogne dans ma poitrine.  

— Pas de stress, Terribili. On est arrivés, explique le centaure en donnant un dernier coup de volant pour redresser son véhicule. Comment tu te sens ?

Je déglutis, considère sa question. 

— Bien. Étonnamment bien. 

Nous sommes garés dans une sorte d’entrepôt de béton brut, nu et lisse, d’une propreté surprenante. Visiblement il s’agit d’une construction toute récente. Seule la lumière des phares éclaire les lieux. Puis Piotr actionne l’interrupteur au-dessus de sa tête et le plafonnier éclaire son sourire bienveillant. 

— Tu vois. Je t’avais dit que la mère serpente connaissait son affaire. 

Je m’étire. Toutes les courbatures, les tensions, tous les nœuds, la fatigue même des derniers jours ont disparu comme par… par magie. 

Piotr m’indique la porte qu’éclairent ses phares avant. 

— C’est par là, dit-il. Tu m’enverras Penalty, c’est le type que tu relèves. 

Je fouille ma mémoire. Je ne vois pas trop qui est Penalty. Quel nom bizarre. Ça sent un peu le pseudo. Piotr explique :

— Il fait partie de la garde rapprochée de Nikolaevna, d’après ce que j’ai compris. Il doit être crevé, ça fait quatre jours qu’il est là tout seul. Toi, je repasse te prendre ici dans vingt-quatre heures, OK ?

Je hoche la tête, remercie, et sors de la voiture. Mes pas résonnent dans le hangar vide. Il fait jour à l’extérieur, à en croire la lumière blafarde qui pénètre à peine par une série de trois lucarnes haut placées. Un coup d’œil à ma montre m’apprend qu’il aura fallu près de deux heures à un centaure maniaque de l’accélérateur pour me conduire jusqu’à cet endroit. Où sommes-nous ?

Vingt-quatre heures. J’ai déjà effectué des gardes incomparablement plus longues. J’actionne la porte métallique qui s’ouvre sans un grincement, et pénètre dans un couloir de béton nu qui sent un peu l’humidité. Cela fait, certes, beaucoup de mystères, mais je m’en remets, comme toujours, à la volonté du Conseil.

Après avoir parcouru quelques mètres de couloir et poussé une deuxième porte, je découvre un espace à peine plus chaleureux : une vaste pièce aux murs de béton nu, éclairée par des spots puissants qui ne créent que des ombres minuscules au pied des rares objets. Ici aussi tout est brut mais très propre, c’est vraiment une construction flambant neuve. La pièce est divisée en deux parties par une paroi transparente et épaisse qui court d’un mur à l’autre et délimite deux volumes. 

Le côté où je me tiens est plus ou moins meublé. Un lit de camp d’une simplicité totale, un lavabo à côté d’une porte fermée, une armoire en bois de pin de qualité médiocre mais neuve elle aussi. Une table dans le même esprit, de l’autre côté de la pièce, porte un réchaud et quelques provisions. Je repère plusieurs caméras de surveillance. Un canapé basique complète le tableau, flanqué d’un radiateur électrique qui ne parvient pas à réchauffer tout l’espace — non que ce soit un problème pour moi, qui me fiche pas mal de la température ambiante. 

Assis, dos à moi, un homme brun regarde la télévision. Il se retourne à mon approche et s’écrie d’un air jovial en se levant :

— Ah, pas trop tôt !

Il a levé les bras pour appuyer son exclamation. Il est petit et râblé, habillé d’un pantalon de toile marron, d’un polo kaki et d’un blouson beige trop léger pour la saison. Sa physionomie ne me dit rien. Je ne l’ai jamais croisé au QG, n’ai jamais travaillé avec lui. Son odeur, en revanche, m’est familière. Elle est très exotique à mes narines et rappelle celle de la Camarade instance Nikolaevna, ce qui me contrarie tout autant que de savoir qu’il fait partie de sa « garde rapprochée ». Rapprochée à quel point, exactement ? 

— Si tu savais comme je commence à trouver le temps long, me sourit ce type, une expression amicale sur son visage quelconque.

Je le salue d’un signe de tête tandis qu’il continue à jacasser. 

— Terribili, c’est ça ? Moi, c’est Cristiano. Cristiano Penalty. Enchanté, enchanté. Oullah, tu n’as pas l’air d’être loquace. Tant mieux pour toi. Ce job convient mieux aux introvertis, à mon avis. Pfiouh, quatre jours dans ce trou à rats, je ne t’explique même pas à quel point j’ai envie d’une bière, d’un bain moussant et des bras chauds d’une femme…

Cristiano Penalty ? Il est sérieux ? Déjà mes oreilles filtrent son bavardage et mes yeux errent vers l’autre côté de la pièce, derrière l’épais vitrage. 

La civilisation s’arrête apparemment à la vitre. Pas de meuble de l’autre côté. Il y a une porte dans le mur opposé, juste en face de moi, mais elle n’a pas de poignée. J’aperçois aussi un robinet sur le mur de droite, mais pas de clef ou de molette pour amorcer l’arrivée d’eau. La grille d’évacuation, elle, se trouve au centre de la pièce, à même le sol. Un peu plus loin sur la gauche, un tas d’épluchures jonche le sol gris et nu — feuilles, pelures d’orange, quelque chose qui pourrait être de la viande. On se croirait dans un zoo. Peut-être d’ailleurs nous trouvons-nous dans un zoo désaffecté, ou plus vraisemblablement, un zoo qui n’a jamais servi. 

L’atmosphère angoissante me rattrape enfin, ou bien peut-être est-ce un effet secondaire de la drogue que j’ai dû absorber pour venir jusqu’ici. Une tension soudaine dans mon dos m’avertit que quelque chose en moi veut déployer mes ailes. Mais je me contrôle et je demeure impassible, terminant mon inventaire sans même permettre à ma respiration de s’accélérer. 

Tout à gauche, dans le coin, contre le mur gris près de la vitre, je finis par trouver le prisonnier qui, vu d’ici, ressemble à un tas de linge sale grisâtre. Je pense aussitôt : comme un caméléon dans un terrarium. Un examen un peu plus approfondi m’apprend qu’il porte une combinaison de toile qui évoque un judogi trop grand. Il est étonnamment frêle, ses pieds nus sont petits. Ses mains disparaissent dans son dos. 

Mais le plus impressionnant, c’est son masque. Sa tête a été emprisonnée dans une muselière métallique fermée autour de son cou par une boucle cadenassée. J’ai déjà vu des modèles similaires — ils ont été mis au point récemment pour enfermer les sirènes et les empêcher de s’enfuir en utilisant leur chant. Les sirènes sont capables de s’évanouir dans l’espace et de se laisser porter par les ondes : si on les laisse chanter, aucun mur ne les retiendra. On les bloque donc en leur écrasant sauvagement les cordes vocales. 

En me concentrant sur le cou du prisonnier et l’échancrure de sa tunique, je peux voir les traces du sang qui a coulé là où les épines de métal ont traversé sa chair, ce qui confirme ma théorie. Des traces anciennes ont été sommairement essuyées, et des sillons plus récents les ont partiellement recouverts. On a retiré son masque au prisonnier dans un passé récent indéterminé, probablement pour l’interroger.

La technologie a aussi dû évoluer sans que j’en aie connaissance, parce que ce piège prend le cou du prisonnier mais aussi toute sa tête, dissimulant sa bouche et tout son visage, et l’aveuglant. Deux trous ont été percés au niveau du nez. La fermeture, à l’arrière de la nuque, laisse tout juste dépasser une mèche d’un blond sale. 

— Une sirène ? demandé-je à Penalty, en lui coupant plus ou moins la parole. 

Je me demande déjà s’il s’agit d’autre chose, pour quelle raison on a caché les yeux de ce prisonnier. Certaines créatures peuvent vous pétrifier d’un simple regard, mais pas, à ma connaissance, les sirènes.

Penalty hoche la tête sans ajouter d’autre précision. 

— Fais attention. Ton rôle à toi, c’est juste de surveiller. En cas de problème, tu composes le numéro qui est noté sur le téléphone. 

Il indique un appareil mural que je n’avais pas vu depuis l’entrée, un téléphone rectangulaire à touches, collé contre le placard. 

— Et en vingt-quatre heures, j’imagine qu’il faudra bien le nourrir, lui donner de l’eau, le laver ?

Penalty secoue la tête : 

— Tu ne t’occupes pas de ça. Quelqu’un viendra exprès. Toi, tu ne lui donnes rien, ni nourriture, ni eau, ni informations, ni quoi que ce soit. De toute façon la vitre est blindée contre à peu près tout, y compris bien sûr la magie et la pensée. Tu ne la quittes pas des yeux, c’est tout. 

Je tique et fronce les sourcils. 

— La ? Je ne la quitte pas des yeux ?

Le prisonnier est une prisonnière ?

Le sourire de Penalty est très loin d’atteindre ses yeux sombres. 

— Ouaip. Et c’est une fieffée salope, alors, je te conseille de t’en tenir au protocole. Aucun contact, gargouille, c’est compris ? 

Je hoche la tête et il ajoute : 

— Vingt-quatre heures. Tu tiendras sans dormir ?

— Aucun problème. Je suis bien reposé. 

La drogue de Mélusine m’a contrarié, mais elle m’a aussi régénéré d’une manière surprenante. 

— Super, conclut Penalty. Alors je te laisse. Et n’oublie pas. Au moindre souci, tu te sers du téléphone, c’est compris ? 

J’acquiesce et il me quitte sans qu’un mot de plus soit prononcé entre nous.

CHAPITRE 4

LA PRISONNIÈRE SANS VISAGE

Dans le froid et le silence, on a vite fait de se prendre pour un serpent, pour une pierre tombale, pour la mort elle-même. L’obscurité est infinie. Il n’y a plus de temps, plus de monde, plus rien que la solitude et l’humiliation, secouées de loin en loin par des pics de rage incandescente. Il paraît que certains prisonniers survivent à leur incarcération en méditant ou en s’évadant par l’esprit. Je suis en mesure de déclarer que je n’ai pas l’imagination ou la discipline nécessaire pour profiter de cette stratégie. Mon paysage intérieur est désertique, c’est un enfer glacé. Pour le supporter, il faudrait que je m’accommode de ma propre éternité, et je n’ai jamais excellé dans cet exercice.

Tout ce qui m’arrive du monde des vivants, ce sont, de loin en loin, de vagues taches ondulatoires, des auras floues qui vont et qui viennent, de l’autre côté des parois de ma cage blindée. Ces allées et venues suivent un ballet régulier. J’en connais tous les protagonistes, toutes les vibrations par cœur. Toujours les mêmes, qui se relaient jusqu’à la nausée. Cela faisait un bon moment que rien n’avait rompu cette monotonie.

Puis soudain, là, à l’instant, quelque chose de nouveau. Un animal s’est approché, quelque part hors de portée. À sang chaud ? Je ne saurais le dire. Mais c’est une vibration inédite. Suffira-t-elle à égayer ma journée ? 

Intriguée, je roule sur des muscles engourdis et me redresse sur mes genoux, sentant le sol dur et glacial à travers le coton de mon pantalon. Le béton brut meurtrit mes pieds, bien qu’ils soient anesthésiés par le froid. Mon crâne lutte contre les parois du casque ignoble sur ma tête, et chaque mouvement me rappelle qu’un corps étranger est fiché dans mon cou. 

Le problème de tout déplacement, c’est qu’il rétablit le temps et l’espace, la colère et la douleur.  

Je m’appuie sur un pied, puis je me lève, je fais quelques pas en vacillant parce que je n’y vois rien et que je ne peux pas me servir de mes bras comme de balanciers. J’ai mal partout, tous mes muscles sont raides, je titube à droite, à gauche. 

La vibration est toujours là. J’essaye de comprendre en quoi elle est différente, mais c’est comme comparer des taches de Rorschach : c’est frustrant et ça rend fou. Même en sachant cela, je ne peux pas m’en empêcher. Comme un voyageur desséché qui a cru voir une oasis dans le désert, je suis incapable de faire autre chose que d’aller voir. 

Un pas après l’autre, je vise la tache, la vibration. Mon pied heurte une des épluchures qui traînent au sol, molle et froide. Surprise, je trébuche et m’écorche les doigts de pied contre le sol rugueux. Deux pas, trois pas de plus. Je réapprends à marcher. Je me doute aussi que j’avance dans la direction du verre froid et infranchissable qui ferme ma prison. Je ne suis donc pas vraiment étonnée quand je percute de plein fouet la vitre blindée. 

Les épines métalliques dans mon cou s’enfoncent encore plus profondément dans ma chair et mon réflexe serait de crier de douleur, mais bien sûr ce n’est pas possible. Mon front heurte le devant du masque qui l’enserre, et le bruit du choc me parvient ensuite, comme une arrière-pensée. 

La fureur en profite pour se déchaîner à nouveau, aussi folle qu’impuissante. C’est elle qui me permet de rester debout quand mes genoux veulent lâcher, et de faire face au nouveau venu. 

Il est là, je le sens. Un intrus. Je perçois à présent à quel point sa vibration est différente. Je crois qu’il se tient tout près. Il ne devrait pas. Il ne sait pas ce qui l’attend. Je parie qu’ils ne lui ont rien dit à mon sujet. Je parie qu’ils comptent sur cette prison de métal, de verre et de béton glacé pour me contenir. Quelqu’un, de l’autre côté, a été trop arrogant. 

Un sourire se dessine sur mes lèvres et tire sur ma gorge, lacérant un peu plus la chair de mon cou. Une émotion nouvelle s’est présentée, l’espoir. Je ne devrais pas y céder, mais elle est aussi pernicieuse que la curiosité. Une anomalie, quelle qu’elle soit, c’est une piste à explorer. Un jour mes geôliers commettront une erreur, ce n’est qu’une question de temps. Et si c’était déjà mon jour de chance aujourd’hui ?

Je mords ma lèvre inférieure gercée. Une goutte de sang perle et je l’essuie d’un coup de langue parcheminée. Comment aborder cette aubaine ? Comment évaluer cette fissure dans ma prison, comment l’élargir ?  

Faisons connaissance. 

Les possibilités de communication sont extrêmement limitées. D’un côté l’émetteur, mon corps aveugle, bafoué, contraint, mais vivant. De l’autre, le récepteur — la vibration, à peine une lueur dans l’obscurité. Il n’y a pas trente-six solutions, et pourtant, il me faut un moment pour amorcer la conversation. Le cœur battant, tous les muscles tendus, j’ai peur de me tromper, et c’est une émotion aussi enivrante que paralysante. 

Je fais un pas de côté, doucement, en tremblant un peu. Puis j’attends, presque sans respirer. Je ne ferais plus confiance à ma faculté d’évaluer le temps. Tout s’est distordu ici. J’attendrai cinq battements de cœur, ou peut-être cent. Dans l’immobilité totale, je commence à compter. Un. Douze. Trente-cinq.

Et voilà que la vibration, de l’autre côté de la vitre, se déplace. Non seulement elle se meut, mais en plus, elle me suit. Elle me cherche, elle se met à mon diapason.

Elle me suit, elle m’obéit.

Une proie, se réjouit la bête en moi. 

Je fais un autre pas dans la même direction, déjà inquiète à l’idée que l’intrus ne se lasse ou que son premier mouvement ait été le pur fruit du hasard. 

Mais non. Il s’aligne à nouveau. Il accepte de jouer avec moi la partition basique. Mon cœur bat plus vite. Combien de temps suis-je restée enfermée ici, pour que le degré zéro de l’échange me mette dans un tel état ? 

Je dois essayer autre chose. Provoquer une autre réaction, élargir mon vocabulaire. 

Je fais un pas en arrière. Un pied, puis l’autre. Le béton froid et râpeux érafle mes plantes de pieds nues et je m’abîme un ongle dans ma hâte, mais c’est un infime détail. 

Puis deux pas rapides vers l’avant, et je bouscule la paroi de verre de l’épaule. Le verre ne résonne même pas, et il n’y a que mes os pour crier. 

De l’autre côté, l’étranger a comme une hésitation. Va-t-il battre en retraite ?

Non ! Reste là.

Vite, j’ai besoin d’essayer autre chose. Je fais un pas en arrière à nouveau, et cette fois, quand je me précipite contre la vitre, c’est la tête la première.

On n’a rien sans rien. Parfois il faut s’égorger un tout petit peu pour la bonne cause.

Un tremblement ébranle mon squelette. Si les autres ont senti que je jouais avec la douleur, avec la mort, ils ont tous mieux à faire que de s’occuper de moi. 

De toute façon, je suis fascinée par une tout autre découverte : de l’autre côté de la vitre, quelque chose a répondu. La vibration s’est altérée… contractée. Sa crispation me saisit à l’estomac, mais mon esprit veut lire autre chose dans ce changement : action, réaction. Ça s’appelle une conversation, et maintenant, je suis accro. 

Attention, je recommence. 

Trois, cinq pas en arrière cette fois. Ça passe ou ça casse. Je plie mes genoux qui craquent et qui grincent, et je me penche vers l’avant pour prendre mon élan. Une inspiration brusque, et je bande mes muscles. Je cours, à peine quelques foulées. Mieux vaut ne pas trop réfléchir. J’anticipe la douleur et bien sûr, elle est fidèle au rendez-vous. Tout arrive en même temps ou dans le désordre. Le bruit de gong, ma dent qui se fêle, quelque chose qui se rompt dans mon cou (trachée ? vertèbre ?), le goût du sang qui fleurit à nouveau sur ma langue, et le plus beau : cette pulsation brutale en face, cette réaction qui n’est plus comme un poing qui se serre, mais comme une chose qui perd le contrôle d’elle-même, et qui explose.

Je vacille, sonnée, les oreilles envahies par un vacarme silencieux, et avant de m’écrouler, j’ai une pensée victorieuse. 

Qui que tu sois, mon joli, je te tiens.

CHAPITRE 5

FURIO

La prisonnière s’écroule d’un bloc et ne se relève pas. Le sang goutte de son cou sur le béton et trempe lentement le col de sa tunique. 

Le choc tonitruant résonne encore dans le silence et il me faut un moment avant de prendre conscience du bruit étranglé de ma propre respiration, et de ce qui vient de se produire en moi. 

Mes ailes. Mes ailes sont sorties d’elles-mêmes dans mon dos, sans que je parvienne à les en empêcher. Elles ont crevé le tissu de ma chemise et de mon costume, et se sont déployées dans un fracas de tonnerre. 

Me voilà debout comme un abruti, toutes ailes dehors, tout seul dans une pièce de béton brut en face de la prisonnière inerte et probablement très amochée. J’ai perdu le contrôle de mes ailes. L’enjeu de l’affrontement était nul, d’ailleurs peut-on seulement parler d’affrontement. La prisonnière s’est jetée contre la vitre la tête la première, elle m’a surpris, elle m’a fait peur, et par une réaction réflexe, mes ailes se sont ouvertes.

Voilà des années que cela ne m’était pas arrivé. On ne peut pas régir un clan de gargouilles sans être complètement maître de ses propres impulsions. Si Falk me voyait, il se payerait ma tête, et il aurait raison.

Par la Dame. 

Je me calme peu à peu, retrouvant les sensations familières — la douleur lancinante dans les muscles de mon dos et de mes épaules qui se sont violemment déchirés, la tension dans mes jambes qui s’adaptent au déplacement de mon centre de gravité, le courant d’air froid qui se faufile dans mes vêtements en lambeaux, le sang chaud et humide qui coule dans le creux de mon dos, le désir de voler.

Mais bien sûr, il n’est pas question de voler ici.

Au lieu de cela, je me concentre sur les battements de mon cœur, sur ma respiration, jusqu’à forcer leur ralentissement. Je replie mes ailes autant qu’il est possible à ce stade. Je me passe la main sur la figure. 

Avec un peu de chance, personne n’a rien vu de mon réflexe malheureux. 

Ouais, compte là-dessus. Si cette prisonnière est aussi dangereuse que tout ce dispositif le suggère, nous sommes non seulement filmés, mais aussi surveillés, et quelqu’un, au QG de la Ville Lumière ou ailleurs, est en train de se payer ma tête, mort de rire devant un écran de télévision. 

Mais je ramène tout à moi, et ce n’est pas le moment. Je m’étonne que le téléphone n’ait pas encore sonné. La prisonnière est toujours inconsciente et ses jours sont peut-être en danger. Je me dirige rapidement vers l’appareil mural et je compose le numéro qui a été scotché sur sa coque de plastique gris.

À la deuxième tonalité, on décroche. 

— T’inquiète, dit aussitôt une voix masculine que je ne reconnais pas, confirmant par là que nous sommes effectivement sous surveillance. 

— Qui est à l’appareil ?

— Quelle importance ? J’ai vu, elle est dingue, mais t’en fais pas. Elle va s’en remettre. 

Compte tenu de la flaque de sang qui ne cesse de s’élargir autour du corps de la prisonnière, à peine bue par le béton, je dois insister. 

— Je pense qu’une artère a été touchée. Je peux aller lui…

— Nan, nan, nan, me coupe mon interlocuteur, surtout pas. C’est un truc pour t’avoir, à tous les coups. Elle est dure à cuire. Très certainement plus que toi, l’ami. 

Compte tenu du fait que je suis une gargouille, autrement dit un être de pierre réinvoqué à la vie dans un corps qui n’était déjà pas humain à la base, j’ai du mal à voir quel genre de dure à cuire pourrait être plus coriace que moi. Et les sirènes ne sont définitivement pas si increvables que cela. 

— Écoute, dis-je, je me fiche de la prisonnière, mais je n’ai pas envie de prendre un blâme parce qu’elle nous claque entre les doigts.

— Tu auras ton blâme si tu vas de l’autre côté de la vitre, c’est compris ? aboie le type. Je vais t’envoyer quelqu’un, si tu y tiens à ce point. Mais toi, tu ne bouges pas. 

Je raccroche et je m’assieds sur l’accoudoir du canapé. J’éteins la télévision. Au bout de dix minutes, la prisonnière n’a pas bougé. À en juger par le rythme de plus en plus lent de sa respiration, et l’ampleur de plus en plus faible des mouvements de sa cage thoracique, elle est toujours inconsciente, et vivante, mais elle tient à un fil. Après une demi-heure, j’ai réussi à replier mes ailes, bien qu’elles soient restées très raides de n’avoir pas volé. Je m’assieds au bord du canapé avec l’espoir d’oublier cette pénible sensation, comme une crampe dans un membre fantôme. Je garde les yeux rivés sur la prisonnière.

C’est absurde. Elle est blessée, inconsciente. S’il s’agit véritablement d’une sirène, le masque qu’ils lui ont infligé et les mains menottées dans le dos sont des précautions amplement suffisantes. Je vais aller voir de plus près.

Je me lève et je teste les différentes portes qui donnent sur l’espace que j’occupe. Celle du mur de gauche ouvre sur un petit cabinet de toilette. Il y a une douche, des w.c., un autre lavabo, un meuble avec une pile de serviettes propres, pas de miroir, pas d’issue. Quant à la porte du fond, par laquelle je suis arrivé, elle me permettra de rebrousser chemin vers le parking, et c’est probablement par là qu’il faut que je passe si je veux accéder à la cage de verre blindé par l’autre côté. 

Je viens de l’ouvrir lorsque le téléphone se remet à sonner. Je rebrousse chemin pour décrocher. C’est le même type que tout à l’heure.

— Tu considères que tes instructions étaient claires, ou bien ? 

Je ne réponds pas à son sarcasme et au bout d’une ou deux secondes de silence, il ajoute : 

— Ne t’approche pas de la prisonnière, ou je te fais dégager de la mission. 

— Cette mission m’a été confiée par la Camarade instance Nikolaevna en personne. 

— Ouais, ben elle va t’être retirée par moi en personne si tu fais quoi que ce soit d’autre que poser tes fesses sur ce canapé. 

— Pardon, mais à qui ai-je l’honneur de parler ? répliqué-je, agacé.

— T’as qu’à mettre la rediffusion du match de rugby. Ça vient de commencer.

Et il raccroche. 

Suivre les instructions ne me pose habituellement pas de problème, lorsque je suis certain qu’elles respectent la chaîne hiérarchique. Mais je ne connais pas cet interlocuteur téléphonique et la procédure qu’il observe me paraît vraiment exotique.

Je vais me chercher une serviette propre et je la dispose sur le dossier du canapé, pour éviter de le tacher avec le sang de mes ailes, puis je me rassieds. J’allume la télévision, je trouve la chaîne qui diffuse le match de rugby mais je ne fais pas le moindre effort pour suivre la rencontre. Je surveille la prisonnière en attendant, de plus en plus nerveux, que les renforts promis arrivent. Après le premier essai, je crois qu’elle cesse de respirer. Le match se termine, pourtant, sans que personne ne vienne vérifier son état ou lui porter secours. 

Le programme change et je suis incapable de fixer mon attention sur autre chose que sur sa forme allongée au milieu d’une flaque de sang.

Elle se réveille quelques minutes plus tard.

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