Deux tu l’auras (Mona Harker 4), premiers chapitres

Mona Harker a-t-elle encore un avenir ?

Toujours coincée dans Las Vegas en proie à l’apocalypse magique, Mona n’a pas le temps de chômer car la pression monte, les créatures prolifèrent et la mortalité explose. 

Elle est toujours décidée à secourir Emma et Reed, deux mystérieux enfants convoités par les joueurs de go pour leur gigantesque appétit de magie.

Son associé (et amoureux) Seb Persson l’a assurée de son soutien total. Mais tous deux redoutent les souvenirs lointains que leur a rendus le dieu Odin. Que se passera-t-il s’ils les libèrent ?

D’allié fragile en source douteuse et de déesse paumée en lieu maudit, Mona ne tarde pas à faire une découverte saisissante sur la magie, le temps, et la véritable nature de Seb.

Elle va devoir faire encore quelques choix risqués.

Ce 4e tome de la série ouvre un nouveau chapitre de la vie de Mona Harker, plein d’action, d’étrangeté et de suspense. 

Ce livre paraîtra le 25 août 2020 ici. En attendant, voici les premiers chapitres !

Chapitre 1

La créature a des écailles, un peu comme ma logeuse. La comparaison s’arrête là : alors que la peau de Julie se pare de reflets irisés d’une beauté époustouflante, les squames chitineuses de ce machin-ci sont d’un gris terne et rêche. Et puis Julie a conservé une forme humaine, elle marche et elle parle et c’est une de mes meilleures amies. La chose qui s’est enroulée autour de l’enseigne lumineuse géante de ce casino et qui la serre au point de lui faire cracher des étincelles n’a plus grand-chose d’humain. 

Une nouvelle gerbe jaune et orangée jaillit dans l’air mauve du soir qui tombe et Salma sursaute à côté de moi. Le truc-machin fait pivoter vers moi sa tête massive. Ses yeux sont bleus comme la flamme d’un bec de gaz dans une face étrange, avec un reste de petit nez retroussé. Une langue grise craquelée dépasse de sa gueule énorme bardée de dents gigantesques et entartrées. Bonjour l’hygiène buccodentaire. Je vous jure, si j’étais dentiste, je me tournerais vers la clientèle des monstres, il y a des fortunes à se faire.

Mais je ne suis pas dentiste, je suis tueuse de monstres professionnelle, ou plutôt, comme ne cesse de me le répéter mon associé, détective atypique spécialisée dans le paranormal. 

Je lève les yeux vers la façade du casino pour évaluer la foule des témoins. À cette heure-ci, beaucoup de clients de l’hôtel ont regagné leur chambre avant le dîner et de nombreuses fenêtres sont éclairées. Une dame, une touriste blonde en polo rose et casquette, nous scrute à travers une baie vitrée. Deux étages plus haut, un adolescent maigrichon à la tignasse en pétard est en train de faire de même. Je donne un coup de coude à Salma. Quoi qu’on décide de faire, on a tout intérêt à se dépêcher.

Je mets ma main en porte-voix pour gueuler aux badauds : 

— Allez vous mettre à l’abri, fermez toutes les issues, circulez, y a rien à voir !

Un type qui marchait dans la rue avise soudain la créature, fait un bond de côté en poussant un cri aigu et opte aussitôt pour le trottoir opposé.

— Qu’est-ce que c’est encore que ce délire ? marmonne-t-il en passant derrière moi.  

Question spécieuse, bien sûr. Ça fait déjà un bon moment que les habitants de Vegas sont habitués à se la poser et à ce qu’elle reste sans réponse. 

Je veux dire, ça avait tendance à arriver même avant que les ley lines qui parcourent le désert sous la ville n’explosent et que la magie n’envahisse les rues. Même avant que la douane paranormale ne place tout Sin City sous cloche pour empêcher la magie et les créatures surnaturelles en prolifération exponentielle de contaminer tout le pays. Les habitants de Vegas ont derrière eux une longue habitude du bizarre, de l’absurde, du kitsch et même de la magie. 

Mais là, on est en train de franchir un nouveau palier. 

— Tu définirais ça comme une sorte de crocodile-garou géant ? propose Salma. 

— Meh, dis-je, plutôt un varan géant. Probablement femelle. Et à moitié pourri.

L’odeur de musc et de chair en décomposition qui parvient à mes narines n’est pas très engageante. 

— Le plus bizarre, murmure Salma en opinant du chef d’un air perplexe, c’est cette impression tenace que j’ai déjà vu cette tête quelque part. 

Elle a sorti un appareil photo, un animètre et une batterie d’outils de prélèvement et de mesures en tous genres. C’est un des trucs que j’apprécie chez elle. Elle sait en toute circonstance garder la tête froide et se replier sur de sains réflexes scientifiques.

Salma Trenton, petite bonne femme aux cheveux châtains et à l’apparence délurée, travaille pour la douane paranormale de Vegas, ainsi qu’en atteste son horrible uniforme beige. C’est d’ailleurs par la douane qu’on s’est rencontrées, quand j’ai remplacé Salma dans ses fonctions de stagiaire (ça a duré deux jours). Et quand ensuite je l’ai libérée d’une cage à Vegas Underground. On se rend des petits services. Je l’ai aidée à se sortir de la panade après son kidnapping par des marchands d’esclaves. Elle m’a prêté main-forte quand j’ai voulu bannir les joueurs de go de la ville. On s’entend bien et on arrive à travailler ensemble à l’occasion. 

Il y a juste un truc sur lequel on a du mal à se mettre d’accord. 

— Bon, on fait quoi ? Je la bute avant qu’il y ait trop de dégât ? 

— Sûrement pas, s’offusque Salma. On voit bien que c’était quelqu’un de normal, à l’origine.

— Ça fait un moment que ce n’est plus normal, fais-je observer. On ne peut pas laisser cette créature en circulation comme ça. Et si elle s’en prenait aux citoyens lambda ? Et si elle continuait à grandir ? Et si elle était prise d’une fringale ? Vu sa taille, elle pourrait même avaler un ours ou un lion, à mon avis. C’est du lourd, là, Salma. On ne peut pas la laisser se promener dehors comme ça. 

Salma a l’air embêtée.

— Je vais appeler Becky.

Becky est sa supérieure hiérarchique. La réactivité n’est pas sa plus grande qualité. Elle remplit tellement de paperasse pour faire le moindre truc que je ne suis pas encore tout à fait convaincue de son utilité dans le monde. Même si notre relation s’est améliorée à la marge ces derniers temps, elle continue à me regarder comme une rebelle dangereuse, limite terroriste. Elle a fini par m’accorder un permis de chasse provisoire, d’un mois renouvelable. Mais il faut que je l’appelle avant de passer à l’acte, genre au milieu d’une baston avec un monstre, je suis censée lui demander l’autorisation de porter le coup fatal, sinon, elle refuse de valider. Je vous laisse imaginer à quel point c’est pratique. 

Je pousse un grand soupir tandis que Salma contacte la boss en utilisant son talkie magique, en espérant qu’elle la trouve dans un bon jour. Si Becky nous oblige à laisser filer ce truc-machin dans la nature, je vais faire des cauchemars.

Mon attitude avec les dangers paranormaux, c’est que le meilleur moment pour faire du nettoyage, c’est tout de suite. 

Bien sûr, j’ai mis de l’eau dans mon vin depuis que le taux de magie a grimpé en flèche à Vegas. À ce stade, tout le monde en ville a plus ou moins un oncle métamorphe, une sœur affligée d’un troisième œil, figurativement ou littéralement, quand ce ne sont pas des pouvoirs magiques non répertoriés ou des ailes qui leur poussent dans le dos, et il y a beaucoup de gens très bien dans le tas. On ne va pas décimer la population sous prétexte qu’elle part en bestiaire merveilleux, et je ne dis pas ça seulement parce que j’ai un peu de magie moi-même et un mec qui se transforme en oiseau pour un oui ou pour un non. 

C’est juste que certaines créatures vraiment dangereuses doivent être traitées de manière appropriée, à mon avis. 

— C’est Mona qui m’a appelée, dit Salma quand elle a enfin réussi à mettre la main sur Becky, après être passée par une flopée de standardistes et d’assistantes (j’ai compté cinq barrages téléphoniques). Oui, une sorte de varan géant. Pas agressif pour l’instant. Non identifiable… même si j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Et son aura me dit quelque chose. 

Elle écoute une seconde, le talkie à l’oreille, puis se tourne vers moi :

— Becky demande comment tu as eu l’info ? 

— Un indic m’a appelée, dis-je en restant volontairement évasive.  

Salma fronce les sourcils. 

— Pourquoi ils t’ont appelée toi, et pas la douane ? s’étonne-t-elle.

Je me pince les lèvres entre les dents. Mon hypothèse est que les gens qui me connaissent me contactent parce qu’ils me trouvent plus efficace que la douane. Les managers de casinos qui me regardaient de haut il y a six mois se sont mis tout à coup à m’adorer. 

Salma s’est mise à faire les cent pas sur le trottoir en hochant la tête de loin en loin et en émettant de petits bruits d’assentiment. Moi, je continue à fixer dans les yeux le monstre-varan géant. 

— Je t’ai à l’œil.

Je me demande s’il — ou elle — me comprend, s’il reste un fond d’humanité derrière ces yeux en gazinière. 

Sans cesser de me scruter, le monstre est soudain pris d’une sorte de hoquet interne, un peu comme un chat qui va vomir. Sa peau verruqueuse s’agite de tremblements de plus en plus amples, jusqu’à ce qu’un bruit caverneux m’avertisse de l’imminence d’un rejet. Quand il crache un truc vermillon et visqueux dans ma direction, je n’ai pas trop de mal à éviter son tir d’un bond de côté. 

Je ne suis pas sûre qu’il ait vraiment cherché à m’atteindre. J’ai plutôt l’impression qu’il s’agissait d’un coup de semonce. La créature continue à me dévisager paresseusement. 

Rompant le contact visuel, je jette un coup d’œil au trottoir, là où le jet de bave s’est étalé. La surface de béton et d’asphalte a commencé à fondre en émettant une fumée à l’air pas catholique. Déjà les flancs de la bête s’agitent à nouveau de ces soubresauts de mauvais augure, et je décide de ne pas attendre la permission de qui que ce soit pour engager les hostilités.

Visualisant l’arbalète que m’a offerte mon mari, je place mes mains dans la position adéquate pour tirer. Je sens aussitôt le poids rassurant de l’arme magique en bois, cuivre et cuir qui s’est matérialisée au creux de mes bras, préchargée. Y a pas à dire, je kiffe la technologie démoniaque. 

— La bête a craché un truc bizarre qui dissout le trottoir et Mona la tient en joue, rapporte Salma au talkie.

Puis, après un silence :  

— Mona, Becky te demande de ne pas tirer. 

Je ne bouge pas d’un iota. L’abdomen de la créature s’agite frénétiquement à présent, bien plus fort que tout à l’heure. 

— Salma, il va envoyer un nouveau jet de ce truc, avertis-je. 

— Becky veut être sûre de sa dangerosité et, si possible, de son identité, avant de commettre un acte irréparable, explique Salma. 

Sûre de sa dangerosité ? Je lance un regard incrédule à Salma. Elles se fichent de moi, là, non ? 

Elle m’a déconcentrée et bien sûr, c’est le moment que le truc-machin-varan choisit pour faire feu. Cette fois, ce n’est pas un coup de semonce, c’est un tir puissant et magnifiquement bien centré. Salma, qui regardait dans la direction du monstre, pousse un glapissement dans le combiné et lâche son talkie sur le trottoir. Je bondis tout en préparant ma chute pour m’assurer dès que possible une bonne position de tir. 

Malgré mes bons réflexes, je sens une masse chaude frapper ma basket et plaquer la toile épaisse de mon jean contre mon mollet. 

Je roule au sol et en même temps, je vise, et je tire. Ce n’est pas une arbalète ordinaire — Zeph a déjà tué des chiens de l’enfer avec ce machin. Sur un varan géant des familles, ça marche tout aussi bien. La flèche part avec un sifflement et se plante dans le cou de la créature. 

Déjà je suis debout, je prononce du bout des lèvres le mot de passe pour recharger mon arme. Le monstre est touché, mais ça n’a pas suffi pour le tuer, et maintenant, il est furieux. 

Plus grave, ma jambe me brûle, et je n’ai pas envie de finir comme le trottoir, qui arbore à présent un trou de plus de dix centimètres de profondeur. 

De ma basket intacte, je déchausse vivement mon pied touché tout en déboutonnant mon jean le plus vite possible. 

— Salma ? Ça va ?  

Salma ne répond pas et je n’ai pas le temps de la relancer. Ma jambe me brûle vraiment maintenant. Il n’y a plus personne dans la rue, et quand bien même il resterait un badaud pour assister à mon strip-tease express, ce n’est pas vraiment la première fois que je me retrouve sur le trottoir en slip et l’arme à la main. 

Quand j’enlève mon jean, je n’ose pas penser à ce qui vient avec — j’aperçois du coin de l’œil une plaie ouverte qui couvre tout l’arrière de mon mollet, et je décide de faire l’impasse sur cette information. Je la traiterai plus tard.

Non, parce que là, le monstre ne donne pas de signe de faiblesse, malgré la flèche plantée dans son cou. Le talkie tombé à terre émet quelques grésillements et voilà que les flancs du reptile géant battent à nouveau, signe qu’il va m’envoyer un nouveau tir de cette saloperie. Et cette fois, il n’a pas l’air d’avoir envie de jouer. Dans ses yeux de bec Bunsen, la température a monté et la flamme est devenue blanche, incandescente et furieuse. Il retrousse ses babines sur ses crocs jaunis et je murmure :

— Oui, c’est ça, bonne idée, ouvre la bouche, bien grande, steuplait.

Blessée et en culotte, mais l’arbalète à la main, faisant fi de la brûlure qui grimpe le long de ma jambe et de la nausée qui gagne mon corps en réaction à la douleur, je me sens… dans mon élément. 

Une odeur de vanille et de parchemin qui monte autour de moi me signale que Salma est toujours là, et qu’elle va lancer un sort. 

Ou qu’elle va essayer, en tout cas. 

Non, parce que Salma est incollable sur la théorie de la magie, mais le problème, c’est qu’elle n’a pas beaucoup d’énergie personnelle à injecter dans ses sorts. Elle fait ce qu’elle peut pour développer son influx, elle se barde d’amulettes-batteries qu’elle recharge religieusement tous les soirs en puisant dans les micro-ley-lines autour de chez elle, mais il n’y a rien à faire : question magie, Salma n’est pas un poids lourd. Et ce qu’il faut, là, maintenant, c’est un poids lourd. 

J’ajuste mon tir. 

— Attends, Mona, lance Salma, laisse-moi faire !

— Grouille, alors.

Je respire profondément, une fois, deux fois, je lui cède la politesse, tout en surveillant le monstre qui semble prêt à nous dégobiller de l’acide dessus à nouveau d’ici moins de deux secondes.

Salma prononce d’une voix forte une incantation courte, et le sort part. Je note au passage l’odeur de caramel qui crame — quand Salma essaye de balancer un truc de magie un peu sombre, ça sent la crème brûlée. Je soupire. 

Le sortilège réussit au moins une chose : à mettre le monstre dans une colère noire. Avec un rugissement tonitruant, il retrousse ses babines couturées de gerçures et dévoile soudain toute la longueur de ses crocs, qui sont impressionnants. J’ai vu des dragons avec des canines moins développées.  

— Hum, Salma, c’était censé faire quoi, ton machin, là ? 

Elle ne répond pas et je décide que j’ai laissé ses chances à la subtilité. Pendant que le varan à dents de sabre a la bouche ouverte, j’en profite pour lui loger une flèche d’arbalète dans la glotte. 

Cette fois j’obtiens enfin des résultats. L’arbalète a disparu, et c’est la preuve ultime que j’ai touché mortellement ma cible. La créature de cauchemar pousse un cri aigu et rocailleux. Et se met à tousser des glaires acides à trente mètres à la ronde. 

— Planque-toi ! ai-je juste le temps de crier, avant de me recroqueviller, face contre terre, derrière une poubelle. 

J’ai l’impression d’essuyer une pluie de météorites. Les projectiles passent tout près de moi en dégageant une chaleur cuisante. Plusieurs gouttes atterrissent sur mon dos et il me faut toute ma concentration pour ne pas essayer de les en déloger. Je dois me contenter de prier pour que le bombardement cesse rapidement. 

Cinq bonnes secondes plus tard, un bruit sourd retentit au pied du bâtiment : le monstre a chu de son perchoir en secouant l’asphalte. Je risque un œil dans sa direction. Il gît inerte sur le trottoir moucheté de taches orange qui fument et se creusent. Le mur du casino en est lui aussi couvert. 

J’ai le dos en feu. Salma, qui se lève quelques mètres plus loin, a eu plus de chance — elle s’est jetée derrière une voiture et elle a été épargnée par la pluie acide. Elle accourt et m’aide à me débarrasser rapidement de ma veste, puis de mon T-shirt. 

Trop tard. La substance abrasive a atteint ma peau. Ça brûle si fort que j’en ai les larmes aux yeux. Et les Mona Harker, ça ne pleure pas.

Salma m’entraîne vers le casino. 

— Viens, ils ont sûrement des lavabos pas loin. 

J’essuie mes yeux d’un revers de main, non sans avoir vérifié qu’elle était propre. 

— Je vais y aller toute seule, dis-je, il faut que tu sécurises le périmètre. Imagine si quelqu’un se blessait. 

Elle hoche la tête et me laisse partir seule en sous-vêtements vers le lobby du casino. Je croise quelques badauds hébétés, qui ont suivi la scène par les portes battantes de l’établissement. Les vitres épaisses ont pris des gouttelettes de crachats acides qui ont creusé des trous dans le verre blindé. Un idiot avance la main, le doigt pointé vers un des cratères, et je glapis : 

— Touche pas à ça, abruti !

Il sursaute mais interrompt son geste. Une dame baisse les yeux vers mon mollet blessé et je n’ose même pas suivre son regard. Pour l’instant, je peux encore marcher, c’est tout ce qui compte. 

J’atteins la zone des machines à sous et retrouve enfin la normalité, façon Vegas. La petite dame en chemisette blanche à froufrous, short hawaïen et tongs-chaussettes qui est assise juste là, absorbée dans son jeu, ne me calcule même pas. 

Chapitre 2

Je me rince rapidement au robinet. Mon mollet a pris cher. L’acide a rongé le derme et attaqué la fibre musculaire. Pas étonnant que ça fasse un mal de chien. L’eau froide ne soulage en rien la morsure, mais au moins la plaie ne semble plus s’aggraver. 

Voilà un truc-varan que je suis bien contente d’avoir buté, tiens.

Je refais le chemin en sens inverse à travers l’entrée du casino sans tomber dans les pommes. Je pense que ça va aller. Les gens me regardent passer à nouveau, à présent que le danger est écarté, la foule des curieux s’est mise à croître de manière exponentielle.

Dehors, la nuit est tombée. Les premiers véhicules de la police et de la douane sont arrivés. Une petite équipe de la douane s’affaire autour d’un bloc parallélépipédique à roulettes qui évoque un aspirateur industriel. Le monstre a moucheté tout le secteur. La façade du casino et le trottoir, les voitures garées, sont criblés de trous. 

Deux autres minettes en uniforme beige examinent le monstre mort, Becky et une autre douanière que je ne connais pas. J’attrape avec gratitude la paire de sabots en plastique que me tend une jeune douanière brune, et je m’en chausse pour aller les retrouver. 

Becky se tient au-dessus du cadavre, les poings sur les hanches. 

— Salut, Becks. 

Elle fronce les sourcils en détaillant, de ses yeux bleus tout ronds, mon boxer noir et ma brassière de sport turquoise.

— Salut Mona. Tu es blessée ? 

Elle se retourne pour appeler une de ses recrues et je l’arrête d’un geste. 

— T’inquiète, je vais montrer ça à un pote tout à l’heure. 

Je ne fais pas confiance à la douane, et je ne l’ai jamais caché à Becky. 

Elle soupire et propose : 

— Tu veux un uniforme en rab ? On en a sûrement dans une des estafettes. 

— Non, merci, plutôt crever. Tu sais ce que c’était ? ajouté-je en désignant la créature du menton. 

— Non, dit Becky. Jamais rien vu de semblable. 

De près, le monstre est encore plus impressionnant, et sa peau, encore plus moche, granuleuse, comme si elle était entièrement constituée de pourriture. Je me demande s’il lui reste beaucoup d’acide dans le ventre, si je devrais essayer d’en récupérer un peu discrètement, si je pourrais le stocker dans mon petit pistolet à eau à revêtement de téflon. Ça vaut peut-être le coup de tenter, non ? 

— On attend quoi ? interrogé-je, comme personne ne bouge. 

— Que la créature se détransforme, éventuellement, qu’on puisse déterminer si c’était un métamorphe, et l’identifier, me répond Becky.

— Ah.

Salma nous rejoint au moment où le cadavre recommence à s’agiter faiblement. Je suis prise d’une bouffée d’adrénaline et je fais un pas en arrière, avant de percuter que le monstre, en effet, se détransforme. 

— C’était un métamorphe, alors ? conclus-je. Pauvre bougre. 

Il s’avère bientôt que le bougre, en fait, était bien une bougresse. Une femme pas plus grande que ça, plutôt jolie, avec de longs cheveux d’un blond cendré, un corps délié et des traits harmonieux, si l’on fait abstraction, bien sûr, des marbrures de moisi bleues et mauves sur sa peau diaphane, de sa grimace horrible et de ma flèche qui lui sort de la bouche.

 — Mince, dis-je. 

Becky me dévisage d’un air froid. 

— Les monstres que nous tuons étaient des êtres humains, avant, me rappelle-t-elle sur ce ton condescendant qu’elle adore prendre avec moi. 

Je sais tout ça par cœur. C’était le monstre ou moi, et j’ai fait ce que j’avais à faire. Ça ne m’empêche pas d’éprouver des remords et de trouver la vie injuste.

— Il y a trop de magie dans l’atmosphère, grogné-je. Quand est-ce que vous la crevez, cette bulle autour de la ville ? Tu ne crois pas que la plaisanterie a assez duré ? 

— Ce n’est pas une plaisanterie, rétorque patiemment Becky. Et on ne peut pas crever la bulle, comme tu dis, parce que ça contaminerait toute la région, voire tout le pays. 

J’insiste :

— Mais ça diluerait la magie, non ? Ce serait plus facile à supporter, si on était plus nombreux.

— Laisse faire les professionnels, Mona, marmonne Becky sans même me regarder. 

J’ouvre la bouche pour lui faire voir le fond de ma pensée, mais je suis interrompue par l’exclamation de surprise de Salma.

— Mince ! Becky, c’est la journaliste de l’autre jour. Oh, non, la boulette. Elle bossait pour CNN New York. Elle s’est présentée à la douane lundi dernier en exigeant des éclaircissements. 

Je fais la moue. S’il y a bien une chose que la douane n’aime pas, c’est répondre aux questions. 

Normalement, les activités de la douane ne sont pas connues du commun des mortels. Seuls les surnaturels savent que ses services font la pluie et le beau temps en ville (parfois littéralement). Que les médias s’avisent de tous les trucs étranges qui se produisent à Vegas, c’est une chose. Mais qu’ils fassent le lien avec la douane, la magie, l’existence d’une communauté surnaturelle organisée avec des institutions, c’en est une autre. La perspective d’avoir à rendre des comptes au niveau fédéral sur tout ce qui se passe ici ne doit pas réjouir Becky outre mesure. 

— Wouah, commente une douanière, elle a dû muter super vite pour en arriver là en seulement quelques jours. 

Becky ne formule aucun commentaire. Elle se contente de resserrer sa queue de cheval blonde en tirant sur les mèches, et de tourner les talons, une expression amère sur le visage. Salma me tire par le coude. 

— Bon, je te raccompagne ? 

On est venues ensemble tout à l’heure, vu que ma Jeep est toujours H.S. et que Seb avait pris notre « nouvelle » voiture pour aller voir un « indic prometteur » (comprendre, une créature maléfique et retorse avec qui il avait l’intention de passer un ou plusieurs contrats indicibles).

J’accepte la proposition. 

— Tu peux me déposer en ville ? 

Mon pote Britannicus Watson, le sorcier de catégorie 1, est de permanence aujourd’hui dans les locaux des Nouveaux Magiques, une association accompagnant les gens qui rejoignent du jour au lendemain les rangs de la communauté paranormale, et qui ont parfois du mal à faire face. 

Je compte demander à Brit-Brit de me requinquer, et peut-être lui soutirer une margarita pendant sa pause, en échange d’une bonne histoire. Il ne me fera pas payer les soins, et je suis sûre que ce sera mieux fait que par une douanière. 

— Le ciel est un peu bizarre aujourd’hui, fait remarquer Salma en regardant en l’air tandis qu’elle se dirige vers sa voiture. Tu ne trouves pas que ça sent la neige ? 

Vu qu’on est à Las Vegas en plein mois de juin, je ne sais pas trop quoi lui répondre. Le ciel est toujours bizarre ces temps-ci, comme si on évoluait effectivement sous une boule à neige disco, ou dans le vortex d’une parade de majorettes en furie qui auraient forcé sur la paillette. Pas besoin d’avoir des affinités avec la magie pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche. 

La télé parle de pollution et de réchauffement climatique, de lucioles mutantes ou de particules fines ou de phénomènes optiques liés à des mini-tornades emportant un certain type de cristaux, parfois même de champignons radioactifs en suspension dans l’atmosphère désertique du Nevada. C’est fou ce que les gens sérieux peuvent inventer quand ils cherchent désespérément à nier la catastrophe.

Mes amis survivalistes, eux, n’ont pas peur d’évoquer la fin du monde, un complot gouvernemental, ou des armes extra-terrestres développées pour faire enfin évader les spécimens séquestrés dans l’Area 51. Ils échafaudent aussi mille théories sur des maladies des ondes, des expériences militaires de géoingénierie pour contrer le réchauffement climatique qui auraient mal tourné, ou plus rarement, la magie. Tout en restant complètement barges, ils ne sont pas plus loin du compte que les autres.

Mais le jour où la vérité éclatera ? Que se passera-t-il à ce moment-là ? Et quand la bulle crèvera ? J’attends depuis longtemps que le monde entier reconnaisse enfin l’existence des monstres et qu’il s’en protège de manière adéquate. Mais les choses sont devenues un peu plus compliquées qu’il n’y paraissait au premier abord. Je suis moi-même un monstre, que ça me plaise ou non. Et un jour, nous allons perdre le contrôle de notre destin. C’est inévitable.  

Sur le chemin du retour, le vent se met à souffler et de petits flocons tombent sur le pare-brise de la voiture. Je crois un moment à une chute de neige, totalement impossible en été à Vegas. Mais ce sont seulement des petites paillettes d’un blanc irisé, qui se dispersent rapidement. 

Chapitre 3

J’emprunte à Salma un bas de jogging propre et un T-shirt publicitaire de la grande course annuelle des pères Noël. Vingt minutes plus tard, elle me dépose devant la résidence privée de Midnight Voyage Carpenter, un riche patron de casinos. Je salue Salma avant de me diriger vers la propriété. À l’intérieur, ça ressemble à un village de vacances ou à un parc d’attractions de taille moyenne, avec piscine extérieure et intérieure, tennis, salle de projection, ménagerie, et même un chapiteau pour abriter des représentations de cirque. 

La famille de M. Carpenter est dans le business depuis plusieurs générations. Elle est arrivée à Las Vegas dès la fondation et l’édification des premiers buildings, elle a connu la prohibition, l’âge d’or d’Hollywood, la construction du barrage. Aujourd’hui, Carpenter possède trois casinos, un en plein centre-ville sur le Strip, et deux autres dans des quartiers un peu plus excentrés.   

Oh, et accessoirement, depuis deux semaines, il a tellement de magie qu’il pourrait faire fondre Salma rien qu’en la regardant. 

Il s’est réveillé un matin avec une sensation de fourmillement dans tout le corps. Croyant à une attaque cérébrale ou bien peut-être à une forme foudroyante d’allergie, il s’est précipité à l’hôpital, où un éclaireur de la Guilde des sorciers l’a heureusement repéré avant qu’il ne dérègle trop d’équipements coûteux.

Midnight V. Carpenter est décidément verni dans la vie. L’explosion de la ley line principale de la ville a réveillé chez lui des talents magiques qui dépassent les rêves les plus fous de bien des sorciers. Même mon ami Brit-Brit, qui se targue d’appartenir à la catégorie 1 et d’en avoir pas mal sous le capot, a dû reconnaître qu’il était battu sur son propre terrain. 

Et par un Béotien complet : Midnight Voyage Carpenter a la culture magique d’une huître. Ne vous fiez pas à son prénom très flower power, il a démultiplié sa fortune déjà considérable en se lançant dans le commerce de photocopieuses et d’imprimantes couleurs, avant de se diversifier dans toutes sortes d’innovations. Comme la plupart des gens, il ne croyait pas à « ces choses-là » avant d’être placé devant le fait accompli. Lui, son truc, ça a toujours été le business, et rien d’autre. 

Heureusement, il ne fait jamais rien à moitié. Une fois qu’il a compris la réalité du monde paranormal, il a décidé d’ouvrir sa grande maison pour y héberger les Nouveaux Magiques, une association d’aide aux personnes qui, comme lui, présentent des réactions virulentes à l’atmosphère magique, et s’en trouvent désemparés. Elle accueille tous les soirs des réunions d’information, des sessions de questions-réponses anonymes, des petits apéros entre mutants désorientés. Transformée en arche de Noé, elle héberge même les créatures perdues sans collier, le temps qu’on les recase ailleurs. Je ne sais pas si les Nouveaux Magiques auraient encore pu faire quelque chose pour Miss Varan.

Maintenant la grille de la propriété est grande ouverte tous les soirs. Dans la luxueuse piscine éclairée par des spots au milieu des palmiers et des yuccas géants, j’aperçois un crocodile, un requin, et une sirène en train de batifoler. 

Un peu plus loin sur le chemin de caillasse qui mène au bâtiment principal, j’évite de justesse une trolle à l’air pas encore bien réveillée, qui titube à droite et à gauche en se frottant les yeux vigoureusement. Les trolls vivent la nuit et celle-ci a dû connaître une panne de réveil. Ma route croise ensuite celle d’un type au visage rouge écarlate — les coups de soleil sont généralement le signe d’une pratique excessive de la magie par un débutant. Je l’ai appris à mes dépens il n’y a pas si longtemps. 

Couché sur le paillasson, un lion énorme me regarde venir d’un air impassible, une autorité calme au fond de ses grands yeux dorés. 

— Salut, Liam. 

J’ai rencontré Liam, comme Salma, à Vegas Underground dans une cage. À ce moment-là, il se trouvait sous sa forme humaine, celle d’un petit mecton ne payant pas de mine du tout. Et en fait, c’était un lion alpha redoutable aux dimensions animales XXL, qui l’eût cru ? 

Depuis qu’il m’a aidée à débarrasser Vegas des joueurs de go, Liam et moi nous sommes entraperçus à de multiples reprises, sans avoir vraiment le temps de discuter. Nous sommes tous les deux bien trop occupés. Liam est un des membres fondateurs des Nouveaux Magiques. Il récupère tous les nouveaux métamorphes déboussolés et les empêche de faire trop de bêtises, le temps de les refiler à l’alpha adapté. Sans lui, les rues de Las Vegas seraient encore moins sûres. 

J’enjambe sans cérémonie son énorme corps, flattant au passage son pelage soyeux, et humant l’odeur chaude de savane de sa magie. Il m’avertit par un grondement sourd de ne pas exagérer avec les familiarités, et je riposte par un :

— T’avais qu’à pas te prélasser au milieu du chemin, mon gars.

À l’intérieur, les locaux de la permanence sont un joyeux bazar. À la base, c’était une jolie entrée avec des lustres en cristal, des plantes en pot, et des tapis de soie qui ont tous été roulés et rangés dans un coin. Sur une table à l’entrée, quelqu’un a déposé des rouleaux sur trépieds qui distribuent des tickets numérotés, comme à la boucherie ou dans les administrations. Des chaises aux styles très divers ont été disposées contre le mur à gauche de la porte. Il y a du mobilier de jardin, des chaises de salle à manger de designer hyper prout-prout en chrome et peaux de vache, des fauteuils crapauds… Ikea et les souverains décapités/oubliés de l’Ancien Monde cohabitent dans la plus joyeuse égalité. 

La disparité des sièges, pourtant, n’est rien à côté de celle des gens qui les occupent. Tous les âges, tous les profils socioprofessionnels et ethniques sont représentés dans cette antichambre du merveilleux. Il y a des yuppies en costume scotchés à leur sacoche d’ordinateur et encore pressés d’arriver au prochain rendez-vous d’affaires, que le monde s’écroule ou non. Il y a aussi des mamies qui tricotent en toussant du feu, des ados en baskets avec des éruptions cutanées vraiment chelou, des gens qui pleurent ou qui discutent, des jeunes qui draguent et qui échangent leurs numéros de téléphone, des enfants qui courent dans tous les sens. 

Sur le mur derrière la rangée de chaises, plusieurs affiches imprimées ou manuscrites vantent les mérites de l’affiliation à un clan pour les métamorphes ou suggèrent aux nouveaux sorciers en herbe d’aller s’inscrire à des formations (payantes) de la Guilde. Ma pancarte préférée, c’est celle du milieu bien sûr, qui recrute pour l’application Ban Go Now, celle que Marcellin l’alpha zombi a codée pour moi, et qui alimente en magie le sort de bannissement des joueurs de go. 

Contre le mur d’en face, trois tables ont été installées, avec des chaises pour les visiteurs, et des ardoises velleda pour indiquer le numéro du dernier client reçu, façon guichet de la sécu. Derrière chaque table est assis un bénévole. Mon pote Britannicus est celui du fond. 

Je lui trouve le teint un peu gris, même s’il est comme toujours tiré à quatre épingles, avec un costume impeccable et des mains parfaitement manucurées. Ça se voit qu’il est sacrément fatigué. Moi, le chaos me donne de l’énergie, mais lui, ce n’est pas vraiment son truc. Il fait de son mieux pour se rendre utile, mais je sais qu’il préfère quand les choses rentrent sagement dans les cases. 

Il reçoit actuellement un couple de trentenaires dont les visages sont verts de choc. Britannicus est en train de noter quelque chose sur un bloc de papier avec un stylo bille doré. Il ressemble à un médecin. Je m’assieds sur la table en le saluant d’une bourrade sur l’épaule. 

— Hé, coucou. Ça biche ? 

Mes manières cavalières lui arrachent, comme toujours, une grimace facile à décoder. En vrai, il est content de me voir. 

Je tends la main aux « patients ». 

— Salut, je m’appelle Mona Harker. Avant, je tuais des monstres, et maintenant, je suis une sorcière non pratiquante. Et vous, quoi de neuf ?

La femme se ratatine dans son fauteuil, mais le type me tend une main hésitante. 

— Euh, salut, moi c’est Keith, je… euh… je crois que je vois les morts. Depuis quelques jours. Me semble-t-il. 

— Cool, dis-je.

Sa compagne est saisie d’un sanglot, mais Brit-Brit hoche la tête. 

— Vous allez vous habituer. La plupart des esprits sont inoffensifs. Vous allez rapidement apprendre à faire le tri. N’engagez pas la conversation si vous pouvez l’éviter. En cas de problème, les amulettes que je viens de vous donner vous protégeront. C’est bien compris ?

Keith acquiesce, remercie et se lève avec sa femme qui fait basculer sa chaise vers l’arrière dans un grand fracas, et se répand aussitôt en excuses.

— T’inquiète, je lui dis. Brit-Brit est le meilleur. Sorcier de catégorie 1, ancien de la Guilde, t’es entre de bonnes mains. 

Le couple parti, Britannicus soupire et se tourne vers moi, l’air sévère. 

— Qu’est-ce que tu fiches ici, Mona ? Je travaille. Tu as vu le nombre de gens qui ont besoin de notre aide ? 

— Désolée, fais-je en grimaçant. Je me suis fait mal et j’espérais que tu pourrais me requinquer rapidos. 

Il m’entraîne en râlant vers une salle d’examen à l’écart (un ancien « cabinet de toilette » si vaste qu’il pourrait probablement loger une famille de cinq enfants). Mais quand je lui montre ma jambe, il siffle entre ses dents, et cesse de me réprimander pour chercher des solutions. 

— Ouch, Mona, comment tu t’es fait ça ? 

Je lui raconte. Il est 50 % fasciné, 50 % empathique. Il fouille dans l’armoire de la salle d’eau qui a été garnie d’onguents, herbes et autres ingrédients sans commentaires. 

— Bon, dis-je pendant qu’il travaille, assez parlé de moi. Quoi de neuf chez toi ? 

Il hésite, alors, je précise ma question : 

— Rien qui requière mon intervention ? Aucune nouvelle du gosse ? Et le clochard, personne ne l’a vu ? 

Je me doute qu’il n’a rien de nouveau pour moi, mais je pose quand même la question. Ça fait une semaine que les derniers joueurs de go ont été bannis de la ville par votre dévouée servante, et que Naomi a embarqué le gosse, Reed Leergardens, avec elle, en l’appâtant avec des promesses sirupeuses. Elle lui a fait miroiter une vie facile de loisir et de luxe, et toute la magie dont il aura besoin pour se nourrir, vu que c’est la seule chose qui arrive à le caler. En réalité, Naomi veut faire de Reed son apprenti et son familier, et ce n’est pas une vie pour un enfant. 

Je ne la laisserai pas détruire Reed comme son homologue Elsie a failli détruire Seb. Je me suis juré d’arracher le gosse aux bras corrupteurs de la joueuse de go, seulement, mon enquête pour le retrouver patine dans la semoule ces derniers temps.

La seule piste dont nous disposions, Seb et moi, passe par une adolescente allemande du quatorzième siècle prénommée Emma, et qui possèderait les mêmes qualités magicophages que Reed. Son cas nous a été signalé par un SDF voyageur dans le temps, Bobbo. Seulement, Bobbo n’a pas refait surface depuis que Naomi l’a interrogé au sujet d’Emma, et je me fais du souci pour lui. Trevor, mon ancien logeur, l’ex de Julie, et lui-même un joueur de go, convoitait Emma comme Naomi s’est accaparé Reed. Naomi l’a mis sur la piste d’Emma en l’échange d’un ou deux services. Résultat, ils ont tous disparu : Trevor à la recherche d’Emma, Naomi et Reed les dieux savent où, et Bobbo, sans laisser de trace. 

Grâce à une peinture découverte dans un sous-sol de Vegas Downtown, Seb a réussi à situer Emma à Topanga, en Californie, au printemps de l’année 1969. Mais ça ne nous sert pas à grand-chose dans la mesure où nous ne pouvons pas 1) voyager dans le temps ni 2) sortir de la bulle qui nous emprisonne à Vegas.

Autrement dit, notre meilleure chance de retrouver Reed et Emma, c’est de localiser Bobbo, vu que lui sait comment tricher avec les lois de l’espace-temps. Mais retrouver un vagabond qui est au pire mort, et au mieux temporellement dissipé, dans les sous-sols d’une ville en pleine catastrophe magique, c’est… comment dire… compliqué. 

— Non, fait Brit-Brit, désolé, aucune nouvelle. Mais est-ce que je peux te parler d’un autre sujet qui me préoccupe ?

Je hoche la tête.

— Bien sûr, mon pote. Je vis pour les problèmes, tu me connais.

— C’est personnel, dit-il. C’est au sujet d’Isadora. 

Un sourire s’étire sur mes joues. Isadora la sirène est la dernière conquête de Britannicus. Ou bien c’est plutôt l’inverse.

— Comment ça se passe avec elle ? 

Il soupire. 

— Moyennement bien. 

Je le sens gêné. Un type comme lui, british jusqu’à la moelle avec un balai dans le séant, n’évoque pas facilement ses histoires de cœur et/ou de fesses, c’est normal. 

— Allez, insisté-je, vas-y, raconte.

— Isa veut que je l’épouse, lâche-t-il tout à trac.

Ah. 

Je suis en train de le dévisager, ébahie, quand tout à coup je m’avise que je n’ai produit aucune des réactions attendues dans ce genre de cas de figure. J’ai été prise de court. Je me dépêche de bafouiller : 

— Euh, super génial, et, hum, tu as dit oui ?

— Mona, fait le sorcier en fronçant les sourcils. Je ne vais pas épouser une sirène. 

— Euh, fais-je, mais pourquoi ? Elle est plutôt canon, compétente, et sexy, non ?

— Si, concède-t-il d’un air rêveur. 

— Bon, alors c’est quoi le problème ? Tu voulais lui demander toi-même et elle t’a coupé l’herbe sous le pied ? Je suis désolée, mais il va falloir que tu ranges tes idéaux machistes au placard si tu veux rester avec une nana qui assure à ce point…

— Ce n’est pas ça, Mona. Tu n’as pas l’air de très bien connaître les mœurs des sirènes ?

— Euh, non, avoué-je. 

— Eh bien, laisse-moi t’éclairer à leur sujet. Quand une sirène jette son dévolu sur un marin, elle le poursuit de son chant jusqu’à ce qu’il lui cède. Elle lui prend tout. Son corps… 

Il rougit un peu, c’est trop mignon. 

— Son cœur, son âme… sa vie. 

Un battement de cœur ponctue le silence. 

— Quoi, fais-je, pour être bien sûre, tu veux dire qu’elle le tue ? 

— Elle le dévore, dit Brit-Brit d’un air sombre. 

— Hum, tu parles au propre ou au figuré, là ?

— Elle le possède dans tous les sens du terme. Quand elle le laisse partir, il n’est plus qu’une coquille vide. Il marche, il parle, mais à l’intérieur il est mort. Elle lui a sucé la moelle.

— Mais t’es vraiment, vraiment sûr ? Parce que ça ressemble un peu à un conte de bonnes femmes, ton histoire, là.

Britannicus envoie dans la poubelle le coton rougi et les emballages de compresses dont il s’est servi pour me rafistoler. Puis il se tourne vers moi et annonce : 

— Non. Je n’en étais pas sûr, moi aussi je croyais qu’il s’agissait d’une légende. Mais avant-hier soir, Isa m’a invité à visiter son… son harem, en quelque sorte. 

Je sens mes yeux s’arrondir. Décidément, elle sait vivre, ma copine Isadora. Mais ça n’a pas pu faire plaisir à mon Britou, c’est sûr. On est plutôt possessif dans les premières heures d’une grande histoire d’amour. Je sais de quoi je parle.

— Et ?… relancé-je quand il n’en dit pas plus.

— Et, fait sèchement le sorcier, j’ai rencontré toutes ses conquêtes passées. J’ai vu ce qui m’attendait. 

Oups. À en juger par son expression sinistre, ça n’a décidément pas l’air glorieux. 

— Bah, dis-je, peut-être que tu peux l’éconduire poliment. 

Il secoue la tête. 

— Non, Mona, c’est trop tard. Premièrement je ne crois pas qu’elle serait prête à l’entendre…

— Hé, interviens-je, c’est important le consentement. Tu ne la laisses pas te faire des trucs que tu ne…

Il me coupe d’un regard amusé. 

— Laisse-moi parler, Mona. Deuxièmement… je n’en ai pas la moindre envie. J’ai beau sonder au-dedans de moi-même, je suis incapable de renoncer à elle. 

— Même connaissant les projets qu’elle a pour toi ?

— Oui. Sans aucune intention de mal faire, juste en suivant sa nature, elle m’a complètement ensorcelé. 

Ça alors, mince.

— Je suis perdu, Mona, conclut-il doucement. Je suis allé trop loin avec elle. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Tu parles à un homme en sursis. 

Chapitre 4

Après avoir fait quelques tentatives pathétiques pour détendre l’atmosphère et dérider Britannicus, j’ai dû lâcher l’affaire. Ce qu’il m’a raconté m’a complètement sonnée, et je ne sais pas quoi faire pour l’aider dans l’immédiat. 

De toute façon, il est retourné à ses activités associatives, et de mon côté, je suis repartie en stop avec les Soltana, une famille de métachimpanzés qui rentraient chez eux à Boulder après la consultation gratuite. Le trajet en voiture a été plutôt bizarre. Imaginez-vous dans un break sept places, à l’arrière avec cinq petits singes hyperactifs, pendant que vous vous faites des nœuds au cerveau à la recherche d’une idée pour voler au secours de votre copain en sévère difficulté. Il y a sûrement une solution, mais pour le moment, je sèche lamentablement. 

Après avoir dit au revoir aux Soltana, quand je pousse enfin la grille du jardin de Julie, il est presque une heure du matin. 

Home sweet home. 

Un peu plus loin sur ma gauche, c’est éclairé dans la maison principale, signe que Julie est là. La lumière filtre des immenses baies vitrées du salon, projetant de longues ombres sur les rocailles et les arbustes hirsutes. 

Je bifurque vers le petit chemin pavé de pierres irrégulières qui mène au bunker. Sur la droite, je perçois un bruit de rire desséché qui ressemble plutôt à une toux. Ça provient de derrière un bosquet à deux pas du sentier. Installée en faction à une table de jardin blanche, Vénus, la statue de pierre manchote, monte la garde en battant le carton avec Errrgggh, sa moitié, et notre, hum, zombi domestique. Vénus est assise sur un muret et Errrgggh, sur une chaise de plastique moulé rehaussée de plusieurs coussins gonflables. 

Je sais, moi aussi au début je trouvais ça dégueu d’avoir un zombi à la maison, et vraiment pas hygiénique compte tenu du fait que ces cochonneries sont contagieuses, pourtant j’ai fini par m’habituer. Errrgggh ne pourrit pas trop, à cause de son taux d’hydratation dérisoire depuis un long séjour qu’il a fait dans le désert du Nevada. Et il ne rentre jamais dans les pièces à vivre. Bouac.

Vénus, en revanche, a le chic pour s’introduire n’importe où — je n’ai toujours pas réussi à déterminer comment. Elle multiplie les larcins en mode furtif, visant à chaque fois le coffre à bijoux de Julie, la cuisine ou ma penderie. Mais elle n’a jamais transmis à personne la bactérie tueuse qui transforme en zombi, Dieu merci. Il faut dire que Stellana Diamondis est plutôt fragile. 

Contournant par habitude la mine antipersonnel du chemin, même si elle a détonné depuis fort longtemps, je parcours les derniers mètres qui me séparent de la porte du bunker. Julie l’a fait remplacer et maintenant, elle ferme très bien. Ce soir elle est entrouverte, laissant passer un rai de lumière pâle, ce qui veut dire que Seb est déjà rentré. 

— C’est moi !

J’ai à peine franchi la porte qu’il se jette sur moi. Ses longs bras m’attrapent et me poussent contre le mur, avant que le reste de sa personne ne me coince dans un baiser sans pitié. Au départ, j’ai un vieux réflexe d’autodéfense de type Krav Maga/coup de pied dans les couilles, mais il est habitué maintenant. Il esquive habilement avec un rire profond et ne me laisse partir que quand j’ai payé mon droit d’entrée. 

Puis, aussi vite qu’elles m’ont engloutie, ses lèvres s’éloignent et se fendent d’un rictus agacé.

— T’exagères. T’aurais pu m’appeler. Sérieusement, Mona.  

— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ?

— La Une de l’édition Internet du soir, entre autres, m’apprend-il. 

Je marque la pause avant de vérifier avec une grimace : 

— En slip ? 

— En slip, confirme-t-il avec un sourire. Montre-moi ta jambe. La photo était floue, mais ça n’avait pas l’air beau à voir.  

Je le tranquillise aussitôt : 

— Je suis passée voir Britannicus pour qu’il l’examine.

— Fais-voir, et que ça saute.

Je soupire et je fais rouler ma jambe de pantalon pour lui montrer. Puis comme ça ne suffit pas à l’apaiser, je décolle un coin du bandage. Il commence par pester, puis il doit bien admettre que Britannicus a fait un excellent travail. Dont Seb n’aurait pas pu se charger lui-même, vu qu’il n’a plus un gramme de magie. 

— Rassuré ?

Je me doute bien que ça le contrarie que j’aille voir quelqu’un d’autre pour faire réparer un bobo qu’il aurait pu soigner lui-même d’un revers de petit doigt il n’y a pas quinze jours. 

Seulement voilà, en le libérant d’Elsie Hannigan, la joueuse de go qui le retenait prisonnier, je l’ai aussi quasiment privé de magie. Mais on évite ce sujet de conversation, dans la mesure du possible. 

— J’aimerais bien que tu acceptes enfin que je t’enseigne quelques sorts rudimentaires, grince-t-il cependant. C’est ça qui me rassurerait vraiment. 

— Tu n’as pas de magie pour te protéger, toi, rétorqué-je. 

Il plisse les yeux, un signe de frustration chez lui. 

— Et alors ? Parce que je ne peux pas pratiquer, il faudrait que tu renonces à cette arme qui se trouverait pourtant à ta disposition ?

Je fais la moue. Je sais qu’il a raison. J’ai plus de magie que lui à présent. Je pourrais apprendre à m’en servir. Je pourrais devenir une… gloups, une sorcière. Je pourrais… mais j’ai pas envie. C’est radicalement pas mon truc. Ça ne me dérange pas d’évoluer dans un monde où la magie est une donnée du quotidien, mais qu’on ne me demande pas de la manier. 

— J’ai l’arbalète de Zeph, tempéré-je. Ça compte comme une arme magique, non ? 

— Oui, gronde Seb. Et tu sais ce qui est bien, aussi, avec la magie ? On peut même jeter des sorts défensifs. C’est fou, non ?

Je renifle.

— L’approche défensive, c’est pas trop ma tasse de kawa, mon poulet. 

Un profond soupir soulève sa poitrine. 

— Mona, Mona. Pourquoi t’es systématiquement obligée de choisir la voie la plus difficile ? 

Je souris. 

— C’est parce que je m’épanouis dans le conflit.

Et c’est vrai. La baston est ma zone de confort et d’expertise, ce que je fais le mieux. Il secoue la tête, dépité, et j’ajoute :

— Tu sais bien que je ne suis pas vraiment à l’aise avec les sorts et les machins du style. Je suis douée pour l’attaque, pas pour la subtilité. 

Il semble faire un effort pour maîtriser un agacement suprême, puis lâche en se dégonflant :

— Tu n’imagines pas à quel point je flippe à chaque fois que tu pars en mission comme ça, la fleur au fusil. Tu aurais au moins pu me laisser un message. 

— La communication ne passait pas. 

Internet fonctionne, tous les réseaux physiquement enfouis quelque part, mais la 4G, c’est plus vraiment le top par les temps qui courent.

On a déjà discuté du danger, du risque. Il a accepté que j’étais casse-cou et que j’avais ce chic pour toujours me fourrer dans la gueule du loup. Et puis de toute façon, c’est l’hôpital qui se moque de la charité. Il se figure peut-être que j’aime le voir partir tout seul faire des cachoteries, rencontrer des sorciers de magie noire et passer toutes sortes de marchés interlopes avec les pires monstres de la ville ? 

C’est un débat inutile et on le sait tous les deux. On exerce un métier dangereux dans une ville qui connaît une époque dangereuse. C’est comme ça. 

— Viens là, fait Seb en ouvrant ses bras pour que je vienne m’y blottir. 

Voyez ? Je fais des progrès. Je n’ai pas le moindre scrupule à venir coller mon nez contre sa chemise noire qui sent le coton chaud, la lessive bon marché, et surtout, juste en dessous, l’odeur épicée inimitable de la peau de Seb. Quand il parle, sa poitrine se secoue et vibre, et c’est encore meilleur. 

— Tu sais que tu n’as plus rien à prouver, tance-t-il. Tout le monde est au courant que tu es la plus grosse badasse sur cette rive du Colorado.

Je rectifie en souriant. 

— Sur les deux rives du Colorado. 

— T’as vraiment besoin de te faire soigner, indique-t-il après un nouveau soupir, sans que je parvienne tout à fait à déterminer s’il parle de ma blessure récente ou de mon état psychologique général.

C’est le moment de changer de sujet.

— Et toi, je demande, ta journée s’est passée comment ? Ton nouveau contact ? J’espère que c’est pas encore un type qui voulait être payé en Élixir de vie.

— Oh, fait Seb, non, ce fut très instructif. Mais viens manger, c’est prêt.

Chapitre 5

Seb est vachement fort pour cuisiner à partir d’ingrédients aléatoires et disparates. Je suppose que c’est un des avantages d’avoir beaucoup vécu et voyagé. En tout cas, cela s’avère pratique quand les fonds sont rares et le réassort dans les magasins, poussif. Ce soir c’est un tajine de serpent avec des bouts de cactus rissolés, hmmm, délicieux. Surtout accompagné d’un vin de la Mesa Verde offert par Julie. 

Je raconte à Seb le cas étrange de la journaliste qui est devenue un monstre géant en quarante-huit heures, et aussi les problèmes de Brit-Brit avec sa sirène. De fil en aiguille, la soirée se termine au plumard, et je finis par m’écrouler, épuisée, sans lui avoir arraché plus d’informations sur ses découvertes de la journée. 

Pile au moment où je bascule dans une inconscience satisfaite, je percute qu’il s’est encore hyper bien débrouillé pour faire disparaître ses propres activités douteuses derrière un triple nuage de fumée. Je me dis que les gens normaux qui s’approchent trop près de créatures magiques très anciennes n’ont aucune chance de s’en sortir à la fin, et c’est ma dernière pensée avant de tomber dans le sommeil.

Je fais un rêve récurrent, un rêve de tempête. Les bourrasques furieuses s’engouffrent dans une passe étroite, un endroit désertique que je n’identifie pas bien. Ça pourrait se trouver dans le désert du Nevada ou ailleurs. Le vent qui siffle à mes oreilles est chargé de magie et j’ai l’impression qu’il veut me dire quelque chose, sans parvenir à saisir la moindre parole, le moindre sens. 

J’essaye de ne pas accorder trop d’importance à ces rêves. C’est probablement juste mon subconscient qui fait un petit nettoyage par le vide. 

En tout cas, je suis réveillée par un truc noueux et duveteux à la fois qui me fouette le visage. En me débattant dans le noir, j’ingère un truc doux et fibreux que je recrache aussitôt en m’asseyant sur le lit. 

Le bunker n’est éclairé que par les loupiotes de mon ordinateur. Seb le garde allumé en permanence : il adore s’informer sur la situation à Vegas et hors de la bulle. Dans la pénombre, je distingue une forme ample qui vole dans la pièce et j’identifie ce bruit de soufflet comme celui d’un battement d’ailes. 

Seb dort encore, allongé à côté de moi. Le corbeau qui vole à travers la pièce lui ressemble beaucoup. C’est donc…

— Hé, salut, Hugs, fais-je en tendant le poignet pour lui offrir un perchoir. 

Je grimace quand le grand oiseau se pose sur mon avant-bras. Il a beau agir tout en délicatesse, ses serres m’égratignent la peau et il pèse trois tonnes. J’appuie mon bras sur mes genoux repliés pour soutenir son poids. 

— T’as mangé beaucoup de bacon, dernièrement, coco ? commenté-je dans un chuchotement, pour ne pas réveiller Seb.

L’oiseau s’ébroue et me considère d’un air penché typiquement corvidé. 

— Bacon ? réagit-il. Volontiers. Et du café, aussi, please.

Je ris sans bruit. 

— Essaye encore. 

— Toujours essayer, confirme Hugs.

Hugs est le deuxième corbeau d’Odin. Il fut un temps où Seb et lui étaient jumeaux. Puis Seb s’est détaché du dieu, pour une raison qu’Odin refuse d’expliquer, et les deux oiseaux ont suivi des routes divergentes. Hugs a préféré rester à l’état d’oiseau parlant. Il adore le bacon grillé et quand on lui donne du café, il devient berserk, ingérable, et acquiert la faculté momentanée d’exercer la magie. Ça marche aussi sur Seb.

— Quel bon vent t’amène ? demandé-je au grand corbeau. 

Il croasse doucement. 

— Mauvais vent. 

Zut. 

— Mauvais comment ? 

— Mauvais, insiste l’oiseau. 

Il est peut-être super vieux et malin, mais ses compétences en communication verbale laissent un peu à désirer. 

— Tu sais ce qui serait bien, mon canard ? je lui dis. Ce serait qu’Odin se fende lui-même d’une visite, ou bien juste d’un appel téléphonique, pour nous évoquer plus précisément son problème. 

L’oiseau secoue la tête. 

— Odin, non. Odin en mission, loin de Vegas. 

Ah ? J’ignorais que le dieu pût quitter la ville. Mais maintenant qu’on en parle, ça me paraît logique qu’un simple blocus de la douane ne soit pas capable de retenir une divinité entre ses murs.

— Il est parti sans toi ? 

— Hugs est indépendant, s’offusque aussitôt l’oiseau. 

— Bien sûr, pardon. C’est peut-être Odin qui a besoin de compagnie, tu vois ? 

C’est une idée bizarre, mais que devient un dieu sans ses compagnons de toujours ? 

— Problème, criaille Hugs, laconique. Problème dans le ciel.

— OK. Tu peux m’en dire plus ? 

— Problème aux origines. Très difficile à réparer, insiste l’oiseau en battant des ailes, de plus en plus fort. 

Ses serres, en se contractant, entaillent la peau de mon avant-bras. 

— Hé, arrête de t’énerver comme ça, tu me fais mal. 

Mais l’oiseau n’écoute plus. 

— Malédiction, lance-t-il, malédiction dans le ciel.

J’essaye de lui soutirer davantage d’informations :

— C’est encore un problème avec les dieux grecs ?

La dernière fois que j’ai vu Odin, il avait été obligé de se rendre à l’Olympe pour parlementer avec Zeus et compagnie, parce que notre plan pour virer les joueurs de go de Vegas avait quelque peu endommagé un monument local souterrain, le mausolée de Perséphone. 

— C’est ça ? dis-je. Les rigolos en paréo lui font encore des difficultés ? 

Je ne devrais peut-être pas me moquer du panthéon grec, mais enfin, en tant que future recrue de la grande armée du Valhalla, quelque part, je suis plutôt #teamOdin. Et contrairement à Seb, j’aime les situations géopolitiques simples. 

Hugs, pourtant, ne répond pas, et Seb commence à s’agiter. L’oiseau jette un œil à l’homme endormi et change de sujet.

— Muninn ? croasse-t-il. Heureux ?

Je souris. Muninn, c’est le petit nom que Hugs donne à Seb.

— J’espère. 

— Bien, dit l’oiseau. Bien profiter, maintenant. C’est l’heure. 

Je frissonne.

— Tu pourrais pas être plus clair, steup ?

Mais le grand corbeau s’envole dans un coup d’aile qui m’arrache un petit cri de douleur surpris. 

— Mona ? grogne Seb en roulant sur lui-même. 

Quand il se redresse, Hugs s’est déjà engouffré par la porte du bunker entrebâillée. 

— Tu parlais à quelqu’un ? demande Seb.

La porte du bunker se claque avec un bruit tonitruant. Vénus joue son rôle de gardienne/portier avec une ardeur parfois excessive.  

— Hugs vient de passer, dis-je, secouant un bref malaise. Odin a des problèmes dans le ciel. J’ai rien compris. Oh, et il faut qu’on profite du moment présent. 

J’examine mon bras. Hugs m’a bousillé le poignet, le chameau. Je me lève en soupirant pour aller chercher la boîte à pharmacie dans le placard de la salle de bain.

Quand je retourne dans la pièce principale, Seb s’est assis sur le bord du lit. Puisque l’oiseau conseille de profiter du moment présent, je me rince l’œil une seconde, hein. J’aime les hommes au réveil et celui-ci en particulier, avec ses cheveux noirs en pétard, l’ombre de sa barbe et le duvet tout doux sur ses jambes nues qui prend la lumière de la salle de bain. J’aime que ses yeux d’onyx jaugent mon approche d’un air mi-affectueux, mi-suspicieux. 

— Tiens, dis-je en m’asseyant à côté de lui avec la boîte de sparadraps, puisqu’on est réveillés tous les deux, si tu me racontais ta journée, maintenant ? 

Il y a un moment de réticence presque tangible. Puis il prend une ample respiration. 

— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?

— Oh, je ne sais pas. C’est pas mon genre de vouloir te fliquer, mais si tu avais appris quelque chose d’intéressant, ou rencontré un type chelou, tu me le dirais, pas vrai ? Ou bien si tu avais passé un marché dangereux avec une entité maléfique ?

C’est ce qui me fait le plus peur, le connaissant. Surtout depuis qu’il est allé se faire mettre le cœur en bouteille pour m’aider. Je sais qu’il est capable de tout. Mais il fronce les sourcils et secoue la tête. 

— Rien de tout ça, proteste-t-il. Je suis allé voir un type qui pourrait éventuellement nous aider à retrouver le fameux Bobbo.

— Ah ? Comment il s’y prendrait ? 

— Il a été contrôleur de temps dans le Far West, avant que la douane ne s’arroge le monopole de la justice surnaturelle.

Contrôleur de temps ?

— Wouah. Ça doit être un gros vioc, alors.

— Ça dépend de ce que tu appelles un gros vioc, rétorque Seb avec un sourire amusé. 

C’est vrai que selon n’importe quel standard, mon mec est le plus antique de tous les viocs et moi, je suis une gérontophile de première. 

— Toi, c’est pas pareil, observé-je sur le même ton. Comme tu n’as plus toute ta mémoire, ça te confère une sorte de fraîcheur.

Le regard de Seb s’égare vers le bureau, où ses souvenirs trônent à côté de l’écran d’ordinateur. Odin les lui avait pris, et il les lui a rendus sous la forme d’une petite bouteille d’un liquide huileux qui ressemble, très franchement, à de la vinaigrette balsamique. Personne ne sait ce qui se produira quand, ou si, Seb s’avise de la déboucher pour en extraire le contenu. Pour l’instant, il n’a pas l’air d’être tenté. J’ai peut-être réussi à le convaincre qu’il n’avait pas besoin de tout savoir de son considérable passé pour être un type fréquentable dans le présent, et j’ai sincèrement l’impression qu’il est plus heureux comme ça. 

— Et donc, un contrôleur de temps ? Ça fait quoi, exactement, dans la vie ?

— Tu vois comment les ley lines circulent dans le sous-sol ? dit Seb. Eh bien, c’est un peu pareil pour le temps. 

Oh, seigneur. Encore un nouveau niveau de plomberie flippant sous nos pieds ? Je ne sais pas si ça va être possible. Je soupire. 

— C’est pour ça que Bobbo campe sous la terre, dans les égouts ? 

— Oui. Je ne suis pas sûr d’avoir tout à fait saisi comment ça fonctionne. Ça a commencé vers la fin du 18e. Les différentes vagues de ruée vers l’or ont déferlé et la folie des mines et des forages qui a gagné le pays ne s’est jamais complètement éteinte. Personne n’aime faire des trous dans le sol pour aller chercher des trésors comme les Américains. Et à chaque fois que l’homme transforme la roche en gruyère, des poches de temps se constituent, avec des propriétés distinctives. Des écoulements atypiques, ce genre de chose. Le contrôleur était là pour vérifier que ça ne partait pas en vrille, qu’il n’y avait pas de coup de grisou, en quelque sorte. Et pour cartographier les lieux particuliers. Il jouait aussi un rôle de shérif.

— Hum, fais-je. Parce qu’il y avait des criminels du temps ?

— Bien sûr, fait Seb. Là où il y a une ressource, il y a des petits malins, des arnaques et des criminels. 

— Mais comment il va nous aider à retrouver Bobbo ?

Seb hausse les épaules. 

— J’espérais qu’il pourrait le localiser. Bobbo laisse obligatoirement des traces derrière lui. 

— Et ton contrôleur, là…

— Cornell, dit Seb.

— Ce Cornell, il pourrait partir à la recherche de Bobbo ?

Seb secoue la tête. 

— Non. En fait, il se contente de contrôler. Il ne voyage pas vraiment dans le temps. Il dit qu’il pourrait, qu’il y a des formules, mais que c’est trop dangereux. Tous ceux qui ont essayé sont devenus fous. 

Zut. Nous considérons un moment en silence ces informations. 

— Trevor est fou ? murmuré-je. Bobbo est fou ? Moi, ils me paraissent plutôt sains d’esprit. Je veux dire, compte tenu de leurs activités. 

Seb hausse les épaules. 

— Cornell est un peu vieux jeu. Et peut-être qu’il ment quand il prétend être capable de se déplacer dans le temps. Ou bien peut-être qu’il se protège : c’est objectivement dingo d’aller se promener à une époque qui n’est pas la tienne. 

J’acquiesce, pensive. 

— En tout cas, il a accepté de poser quelques collets dans les endroits stratégiques, juste au cas où Bobbo referait surface, indique Seb. 

Aha. Je formule donc la question qui s’impose. 

— Super. Merci. Et qu’est-ce que ça t’a coûté ? 

— Ne t’occupe pas de ça, dit Seb. 

Oh, non, ça ne va pas recommencer. 

— Bien sûr que si ! Ça me regarde. On est associés, pas vrai ? Harker & Persson. S’il y a une addition à payer, on est solidaires. Tu dois me dire en quoi elle consiste. 

— Ça ne va pas te plaire, proteste Seb.

— Raison de plus pour me lâcher le morceau tout de suite ! J’en reviens pas comme t’es filandreux sur ces trucs-là, Persson. Comment tu veux que notre association fonctionne dans ces conditions ? Et je te parle même pas de notre couple. 

Il fait la tête de quelqu’un qui doit avaler un sirop très amer. Il me fait rire. Jaune.

— Il voulait des informations sur le go, soupire-t-il enfin.

La suite c’est par ici…