Falk Terribili n’a pas de cœur. Littéralement.
Il y a des années, le benjamin du clan Terribili a croisé un mystérieux agresseur qui lui a arraché son cœur de gargouille, le privant ainsi de toutes ses émotions. Devenu insensible et inapte aux relations affectives, il a fini par abandonner l’idée de retrouver sa pièce manquante.
Quand une série de meurtres sur la Seine est attribuée à une délégation de sirènes, Falk doit travailler avec Daria Dimitrios, une sirène immigrée clandestinement à Paris. Depuis que le parrain mafieux de la Ville Obscure l’a prise sous sa protection, elle n’arrive plus à chanter.
Cela ne devrait pas être possible, et pourtant, un lien étrange se forme entre Daria et Falk. Parviendront-ils à panser leurs plaies et à innocenter les sirènes ?
Ils vont devoir se dépêcher, car en pleine campagne électorale pour le siège vacant du Conseil, les enjeux de leur enquête sont peut-être plus complexes qu’il n’y paraît. Quelque chose de vil s’est introduit dans les rouages du pouvoir.
Le clan de gargouilles, l’ogre Ferenczi et les monstres qui gravitent autour d’eux sont de retour dans le tome 2 de cette saga noire romantico-fantastique.
Coeur de pierre paraîtra le 20 mars sur Amazon & dans l’abonnement Kindle.
Chapitre 1
FALK
On a dit à madame Irma-Barbara qu’elle n’avait pas le droit de vivre avec des humains ordinaires, elle a rétorqué que les gens du cirque n’étaient pas vraiment ordinaires, et que de toute façon elle avait toujours vécu avec des humains, et qu’elle ne demandait l’avis de personne, que si le Conseil n’était pas content elle cesserait d’émettre alertes et prévisions, et on verrait comment la Ville Lumière se débrouillerait sans elle.
À mon avis, fort bien, mais Beaumarchais, le secrétaire général du Conseil et mon chef, est suffisamment crédule pour continuer à employer la futureuse la plus grande gueule et haute en couleur de la capitale.
J’arrive dans la fin d’après-midi de janvier. Les gens qui organisent les travaux sur la Porte Maillot se figurent probablement que les Parisiens sont capables de voler. Je n’imagine même pas le stress des parents obligés de cornaquer des bambins surexcités dans l’enchevêtrement de ces bretelles sans trottoirs pour atteindre la grande tente rouge. De toute façon, je suis incapable de me mettre à leur place.
Je n’ai pas le droit de déployer mes ailes au sol en pleine rue, même à la nuit tombante, même dans ce brouillard, alors, je traverse à pied. Quand une voiture me klaxonne, j’adresse à la conductrice mon sourire numéro 1, mon sourire de psychopathe, celui qui n’atteint pas tout à fait mes yeux. Je le fais juste pour le plaisir de voir son expression agressive fondre et ses yeux s’agrandir de frayeur.
Je prends ensuite mon temps pour gagner le terrain vague boueux sur lequel est installé le cirque. Ce n’est, littéralement, qu’une portion de bas-côté un peu plus large que les autres, entre le périphérique et le rond-point.
Le sol est détrempé et crotte mes chaussures. Le chapiteau ne paye pas de mine, mais au moment où je frôle la toile rouge informe et crasseuse, un cri de triomphe retentit à l’intérieur, suivi d’un tonnerre de rires et d’applaudissements.
En pleine représentation, le campement est désert. Je n’ai pas de mal à trouver la roulotte de la futureuse entre les camping-cars plus modernes et les portakabin : c’est la plus décorée, la plus chamarrée, et aussi la plus miteuse. La peinture criarde jaune et rouge s’écaille, et deux ampoules sur trois sont claquées dans la guirlande de loupiotes multicolores.
Je gravis les marches grinçantes et je pousse la porte sans frapper. À l’intérieur, Irma-Barbara est assise au milieu de ses jupes. Autour d’elle, il flotte un nuage de patchouli qui me chatouille le nez, et qui dissimule presque tout à fait l’odeur plus subtile du thé vert au jasmin fumant dans les deux tasses. Les yeux de la vieille sont pris dans un halo de fard à paupières vert qui s’étale de ses sourcils clairsemés jusqu’à ses hautes pommettes. Ils s’allument immédiatement d’une lueur affectueuse quand elle m’aperçoit sur le pas de sa porte.
Elle se déguise toujours pour les représentations, même si elle n’a plus vraiment l’âge de faire le cochon pendu sur le trapèze ni de montrer sa culotte gainante aux bambins de la séance de 16 h 30. Une fois de plus j’ai du mal à comprendre ce qu’elle fiche dans cette troupe. Si encore elle en profitait pour prendre l’air de la campagne, mais non. Même pas.
— Tu es triste parce que tu ne vois plus la magie, diagnostique-t-elle en guise de salutation.
J’ai un geste d’énervement à son encontre, sachant pertinemment que je suis la seule personne au monde de la part de qui elle tolérera un mouvement d’humeur. D’ailleurs, elle sait très bien que je n’éprouve pas vraiment d’exaspération à son égard. C’est un outil de communication plus qu’autre chose, il lui est destiné plus qu’il ne traduit mon état d’esprit.
C’est elle, il y a sept ans quand nous nous sommes rencontrés, qui m’a conseillé de pimenter mon discours de moulinets signifiants. Elle a pensé que j’aurais moins l’air d’un robot psychopathe, et elle a eu raison. Mon dictionnaire touffu du body language est ce qui me permet, aujourd’hui encore, de faire oublier ma tare à mon entourage.
Mes échanges avec madame Irma-Barbara sont très codifiés. C’est un jeu entre nous. Je rétorque pour la forme :
— Tu as lu ça dans ta boule de cristal, ou bien tu l’as déduit de nos cent cinquante dernières conversations, espèce de vendeuse d’aspirateurs ?
Son rire est beaucoup plus jeune qu’elle. C’est le rire sexy d’une femme que je draguerais volontiers.
— Falk, mon petit. Quel plaisir de te voir !
La vieille bique toute bossue doit m’arriver à la taille, mais ça ne l’empêche pas de m’appeler « mon petit ». C’est elle qui m’a requinqué après mon accident et qui m’a appris, plus ou moins, à vivre sans cœur.
C’est vrai, ce qu’on raconte sur moi. Je suis la gargouille qui n’a plus de cœur. J’ai un palpitant, bien sûr, le muscle qui envoie du sang dans mes veines fonctionne très bien. Mais le siège de mes émotions et de mes sentiments… celui-là a disparu.
Il y a sept ans, une nuit d’été, au cours d’une patrouille, j’ai été séparé de mes frères alors que nous dissuadions un demi-ogre de s’en prendre à une dryade, à la frontière des terres du Bois et du Cor. Après m’avoir cherché pendant des heures, Furio et Markus m’ont retrouvé le lendemain matin au fond de mon lit. J’avais tout oublié de la nuit passée.
La dryade, que nous avons longuement interrogée, dit que je l’ai sauvée en mettant son agresseur en fuite. Puis, lorsque je l’ai quittée, elle a vu une silhouette sombre m’emboîter le pas. Il faut supposer que j’ai été attaqué.
C’est madame Irma-Barbara qui a diagnostiqué le problème peu de temps après, confirmant avec force tarots ce que je sentais déjà en moi-même : plus de cœur. D’après elle, n’importe quel humain en serait mort. Mais je ne suis pas humain, je suis une gargouille, un corps humain soutenu par l’armure d’un être de pierre immortel. Cette partie de moi, invoquée à mon adolescence, est née bien avant mon époque. C’est elle qui me rend aussi solide et dur à cuire, un peu comme ces blindages mécaniques que l’on voit dans les films de science-fiction. Je suis en quelque sorte le croisement surnaturel d’Ironman et de Sherlock Holmes.
Pas d’émotion, pas de sentiment, pas d’empathie, et des capacités de communication très limitées. Pas de relations humaines dignes de ce nom. Pas d’amitié, pas d’amour, pas de haine. Juste, de loin en loin, une trace, un fantôme.
J’embrasse Irma-Barbara sur la joue, parce que c’est le mode d’emploi. Elle me sert une part de son quatre-quarts ignoble, parce qu’elle sait que j’ai toujours faim. Ses prévisions sont pour le moins aléatoires, mais au moins, quand je vais chez elle, je repars lesté à chaque fois.
— Je suis contente que ce soit toi qui viennes me voir aujourd’hui, mon petit. Ça fait longtemps qu’on ne s’était pas parlé. Deux mois, trois mois ? Je t’ai gardé la primeur de l’info.
— Au secours, dis-je en mordant dans ma part de cake industriel, qui n’a strictement aucun goût. Qu’est-ce que tu as inventé cette fois ? Tu n’as pas de Nutella ?
— Pas aujourd’hui. C’est trop cher. Et ça tue les orangs-outangs, tu sais.
— Le peu de gabelle qui est tombé l’an dernier dans les coffres de la Ville Lumière, fais-je remarquer, c’est tout allé dans ta poche. J’ai vu le fichier Excel. Et tout ça pour quoi ? De la poudre aux yeux.
Elle soupire.
— C’est parce que je garde le meilleur de l’info pour toi, mon petit oiseau de nuit. Je sais que tu vis pour le boulot.
— Exactement. Pour le boulot et pour ton quatre-quarts, vieille mamie.
— Y a pas à dire, tu sais parler aux femmes, toi.
Maintenant, on va arriver aux sujets sérieux. Mes entrevues avec Irma-Barbara se déroulent toujours de la même façon. Je la retrouve à chaque fois avec un confort que j’imagine proche de l’affection, parce qu’elle est une des rares personnes, avec mes frères et sœurs, qui me connaissent mais qui savent interagir avec moi sans devenir gauches et transpirantes.
Une fois que le contact est renoué, il y a ce moment où le vent change, où les choses prosaïques cessent d’avoir droit de cité sur la tablette de formica au milieu des miettes de gâteau, et où le présent disparaît pour faire place au futur. Cette chose mouvante que madame Irma-Barbara se targue de voir mieux que personne.
— Nous y voilà, dit-elle doucement. Tu es prêt ?
— Toujours prêt, dis-je la bouche pleine, en engloutissant la fin du quatre-quarts.
Elle se pose tranquillement, les mains à plat sur la table.
— Cette fois, Falk, c’est du lourd. Un danger plane sur la Ville Lumière. Je… j’ai encore du mal à démêler l’écheveau. Donc il faudra revenir me voir pour plus d’informations. Là, à ce stade, le futur a besoin de se dérouler un peu, et on y verra plus clair ensuite.
Je gonfle les joues. C’est une show-woman, une bonimenteuse de première. La connaissant, après tout ce tralala elle va m’annoncer où la tante de Ginevra Carotida pourra retrouver ses lunettes de lecture quand elle les perdra le mois prochain.
Sauf que non. Pas cette fois. Cette fois elle dit :
— Une vague de meurtres balaye les berges de la Seine, Falk. Des migrants, des SDF, des fous, des suicidaires. Des gens qui sont presque déjà au fond. Il faut que tu fasses quelque chose.
Je hoche la tête.
— C’est dans tous les journaux humains. Ça nous regarde ?
— Oui.
— Mais c’est pas le monstre de la Seine, quand même ?
En janvier, il squatte les égouts où il fait plus chaud, et si on doit aller lui faire encore un bypass à l’estomac parce qu’il a explosé le précédent, ça risque d’être une expédition.
Mais madame Irma-Barbara secoue la tête.
— Non, non, non, c’est autre chose cette fois.
— Je vais en parler à Beaumarchais.
— Non. C’est toi, Falk Terribili, qui dois t’en occuper. Et dès ce soir, mon petit.
Ah, non, je ne crois pas.
— En sortant d’ici, je suis en congé. J’irai demain.
Ce soir, j’ai prévu d’aller chasser une autre proie. Je me vois bien avec un verre dans une main et une blonde pulpeuse dans l’autre.
— Vas-y ce soir, fils. Demain, il sera déjà trop tard. Ce soir, promets-moi. Et tu reviens quand tu as fini. Ou bien tu me l’envoies.
Je passe sur le flou artistique en soupirant. C’est la première fois qu’elle m’appelle « fils », la vieille carne manipulatrice. Est-ce qu’elle ne serait pas en train de perdre un peu la boule ?
— OK, dis-je lentement et assez fort, comme on parle à une grand-mère gâteuse. Je vais faire un tour ce soir si tu y tiens. Tu as des précisions, un point de départ ? Un suspect, une victime que l’on pourrait sauver ?
— Non, c’est trop confus. Les berges du fleuve, c’est tout ce que j’ai pour le moment. Tu te débrouilleras. Tu sais ouvrir l’œil.
Elle se prend la tête à deux mains.
— Ouille ouille ouille, le mal de crâne que je me tape.
Je prends ça comme un signal subtil et je me lève pour faire ma route, mais elle me retient d’une main potelée.
— Reste encore une seconde. J’ai autre chose à te dire.
Je patiente pendant qu’elle reprend son souffle, et puis elle demande :
— Où en est ton enquête ?
Ah. Elle parle de mon projet personnel — mon enquête pour retrouver mon cœur. Je hausse les épaules.
— Nulle part.
Je l’ai cherché pendant si longtemps… aujourd’hui, toutes les pistes sont froides. Je n’ai pas baissé les bras, mais le désir de redevenir un être humanoïde digne de ce nom a peu à peu laissé la place au besoin de vengeance. Je veux surtout rétablir la justice, la balance de l’univers, attraper l’enfant de salaud qui m’a fait ça, et l’empêcher de jamais recommencer avec quelqu’un d’autre.
— Si j’ai insisté pour te voir toi, c’est parce que ton cœur est mêlé à toute cette histoire, Falk. D’une manière ou d’une autre.
Je gronde :
— À quelle histoire ? Sois plus précise.
— Je ne peux pas, hélas. Mais je dois te mettre en garde. Ce sera quitte ou double.
— Comment ça ?
— Le futur est assez bourbeux dans cette direction.
— Oh, épargne-moi ton imagerie de charlatan.
— Fais attention, c’est tout ce que je dis. Tu serais peut-être plus heureux si tu abandonnais cette quête et si tu apprenais à te satisfaire de ce que le destin t’a laissé. Tu pourrais la voir à nouveau si tu le souhaitais, mon petit. La magie du cirque humain.
Je serre les dents. L’espoir… fait partie des émotions qui me posent encore problème à la marge. Oui, parce que la personne qui m’a arraché le cœur a fait un travail de boucher. Elle s’est plantée dans son opération, ou bien elle a fait ça si vite et si sauvagement qu’elle en a oublié une infime portion. Je n’ai plus de cœur, mais j’entends parfois un écho ténu, une ébauche lointaine et trompeuse de ce que mes émotions seraient si j’étais un être humain complet.
Je n’aime pas ce cœur fantôme. Quand je lui prête attention, ne serait-ce qu’une seule seconde, je me vautre. Il biaise mes raisonnements imparables et il me mène par le bout du nez.
— Tu veux que je me contente de cette espèce de moignon ?
Cette portion congrue est si ridicule, si débile que je préfère la museler. Je ne l’écoute jamais, et j’ai plus ou moins réussi à l’endormir. Quand elle émet ce faible écho de ma vie passée, c’est trompeur et aussi trop douloureux, j’aime autant ne rien entendre.
— C’est inconfortable mais c’est peut-être la voie pour toi. Car si tu cherches à te rapprocher de ton cœur, et que tu perds, tu perdras tout.
Je me lève, agité.
— Qu’est-ce que c’est que ces salades ? Tu ne pourrais pas essayer d’être plus claire, Irma ? Je dois partir enquêter pour le retrouver ou je dois m’abstenir ? Tu me fatigues, vieille mamie.
Elle fait une moue navrée.
— Désolée. Reviens plus tard. J’aurai peut-être plus de détails quand tu auras fait de premiers choix. Pour l’instant, trop de possibilités s’entrecroisent et rien n’est encore déterminé.
J’exhale, le temps de museler la bouffée d’espoir qu’elle a fait naître mais qui ne saurait être autre chose qu’un feu de paille. Peu habitué à sentir, j’en ai la tête qui tourne.
— Bon, dis-je, il faut que j’y aille. Merci quand même.
À peine ai-je passé la porte que j’enlève mon blouson. Il fait nuit, la deuxième représentation du cirque bat encore son plein, et dans cette atmosphère de magie diffuse, personne ne sera vraiment étonné de voir un homme ailé jaillir entre les roulottes.
En règle générale j’accorde peu de crédit aux histoires de la futureuse. Je ne veux pas me faire d’illusions, mais je sais déjà que je donnerai suite, parce qu’enquêter est ma raison d’être. Si mon cœur est à Paris, je vais le trouver, et une chose est sûre : la créature qui l’a pris peut dès maintenant se préparer à bouffer mon poing en granite.
Chapitre 2
DARIA
Les mains serrées sur le vieux bureau du professeur, les jointures blanchies par la tension, je m’autorise la première vraie inspiration depuis deux heures. Elle est un peu ratée, insatisfaisante. J’en prends une deuxième et mon nez s’emplit de l’odeur de renfermé d’une salle de classe à la fin des cours en hiver, mais mes poumons restent vides. Se noyer quelque part loin de l’eau, c’est un truc de sirène, je suppose.
Dehors, le ciel gris de Paris a viré au noir bordeaux, pluvieux et pollué. Je n’ai qu’une envie, rejoindre les rues anonymes et me retrouver seule.
— Pour la prochaine fois, vous n’oublierez pas de lire la fin du Banquet, lancé-je aux dos de mes étudiants de première année qui s’enfuient de la salle et s’égaillent dans le couloir.
Une fille en manteau rouge écossais, une de celles qui s’asseyent toujours au premier rang, se retourne pour murmurer du bout des lèvres un « au revoir » plein de pitié. Je ne sais pas ce qu’elle voit quand elle me regarde.
Les cours de la journée sont terminés. Je fourre tout mon matériel pêle-mêle dans ma besace de cuir vert fatigué. Puis je remets sur mon grand sweat-shirt doudou préféré l’immense pull en laine jaune moutarde qui descend jusqu’aux genoux de mon jean gris informe. J’enroule trois fois autour de mon cou mon écharpe marron avant de sortir de la salle, mon sac sur l’épaule.
Je frissonne déjà de soulagement à l’idée de disparaître dans la nuit. Je file à travers les couloirs de la fac en empruntant les itinéraires les moins utilisés. Je n’aspire qu’à un peu de calme. C’est toujours comme ça après une journée éprouvante, et le mercredi l’est immanquablement.
Mais soudain, une silhouette élégante, en robe et hautes bottes, cheveux noirs brillants et boucles d’oreilles suspendues, me barre le passage. Amélie.
— Daria ? T’es prête ? On y va ensemble ?
Je la dévisage, perplexe, tentant de me rappeler pourquoi elle serait sur son trente-et-un ce soir, et où nous devons nous rendre.
Elle hausse un sourcil et me rafraîchit la mémoire :
— Le pot de thèse de Mathilde ?
Je plaque ma main sur ma bouche. J’avais omis ce détail. Une des étudiantes d’Amélie nous a invitées à partager un verre après sa soutenance ce soir, dans l’un des bars du quartier.
— Oh, zut, Amélie, je…
— Ne me dis pas que tu avais oublié ?
Je ne me sens pas la force de la suivre. Passer encore une seule seconde à maintenir les apparences me paraît hors de portée.
— Désolée, dis-je, il faudra que tu m’excuses auprès d’elle, je suis vraiment navrée, ça m’était totalement sorti de la tête et là j’ai un rendez-vous important… chez le dentiste.
Amélie lève les yeux au ciel. Je ne crois pas qu’elle soit dupe. Elle est patiente avec moi mais je me demande si elle n’arriverait pas au bout de sa longanimité. Elle ne se doute probablement pas qu’elle est ma meilleure amie, parce que je passe mon temps à la fuir.
— Chuis vraiment navrée, enchaîné-je sans lui laisser le temps d’en placer une.
Et je lui file entre les doigts, le cœur battant à tout rompre, le goût de la culpabilité épais sur ma langue. Il n’y a pas, évidemment, de rendez-vous chez le dentiste. Mes dents sont impeccables et je n’ai jamais eu la moindre carie de toute ma vie.
— Daria ! appelle Amélie derrière moi, mais je l’élude avec un geste d’excuse et une promesse de se reparler plus tard.
Il fut un temps où je me délectais de cette friction permanente avec le monde des humains, où j’admirais les étincelles que produisent leurs esprits si tendres, si ouverts. En d’autres circonstances, je me serais certainement rendue avec grand plaisir à la petite réception. J’aurais fourni ma plus brillante conversation. J’aurais tenté de séduire un ou plusieurs de mes collègues, voire des étudiants.
Mais je ne suis plus cette personne-là, à vrai dire, je me souviens à peine d’elle. De nos jours, j’ai peur de ma propre ombre et je fuis en courant à travers les couloirs de la Sorbonne, vers la sortie.
Enfin l’air du dehors, les klaxons des voitures, le chaos de la rue parisienne où personne ne me verra. Perdue dans la masse des passants, je respire mieux. Personne ne me voit, personne n’attend rien de moi. Mon cœur bat encore trop vite, mais si je laisse la panique suivre son cours, je sais qu’elle retombera et que la routine de ma soirée en solitaire finira par m’apporter la paix. Je descends la rue des Écoles en profitant de ce moment de répit, de l’air du soir qui rafraîchit mon visage en feu. Peu à peu, les bruits de la circulation et les passants qui se pressent cessent d’être une agression. Je peux me tenir au milieu du mouvement sans être complètement affectée.
Jusqu’au moment où je repère la silhouette inimitable adossée à côté de l’entrée d’un cinéma d’art et d’essai. Jambes arquées, dos tordu, dans la brume et la bruine il pourrait sortir d’un film, mais quant à en deviner le genre… et je m’arrête net, la promesse du début de soirée dispersée en mille éclats dans l’air de janvier.
Cette silhouette évoque tout ce que je déteste. La duplicité des êtres qui se font passer pour les plus vulnérables des humains, quand ils ne sont que des prédateurs.
Il se nomme Sigma. Extérieurement c’est un handicapé, un type inoffensif qu’il faut protéger. Mais son apparence est une tromperie, un abus. Il n’est pas humain, c’est un satyre. Sous ce pantalon baggy, sa peau est recouverte de fourrure brune et bouclée, et ses jambes ne plient pas dans le bon sens.
Je n’ai rien contre les satyres en eux-mêmes, mais celui-ci travaille pour Krimm, le leader du Paris de l’ombre. Et bien sûr, à m’attendre comme ça sur mon chemin en affectant une pose de mac décontracté dans son vice, Stigma ne peut que me rappeler avec cruauté ma propre déchéance.
Voilà, il m’a vue et me fixe de ses yeux si noirs sous ce front si bas et dans ce visage incroyablement poilu. C’est un miracle si tous les jours, les gens passent à côté de lui sans s’apercevoir de ce qu’il est vraiment. C’est-à-dire, essentiellement, un bouc.
Son odeur, d’ailleurs, me saisit à cinquante mètres, âcre et répugnante. Mais maintenant je suis bien obligée de le rejoindre. Si je le snobe, Krimm le saura.
— Krimm te salue bien, petite Daria, a-t-il le culot de dire quand j’arrive à portée de voix.
Je lui répondrais bien que Krimm peut garder ses civilités pour lui-même, mais la vérité, c’est que je suis terrifiée. Mon cœur bat si fort que je le sens jusqu’au bout de mes doigts et une vague de chaleur incontrôlée a déjà commencé de m’envahir.
Stigma s’en rend compte, évidemment. Ses narines frémissent. Je ne sais pas comment il fait, avec ces phéromones plutôt radicaux qu’il émet déjà lui-même, pour sentir à coup sûr l’odeur de ma peur, mais j’ai souvent l’impression qu’il lit en moi comme dans un livre ouvert, que tous mes efforts pour me cacher et me protéger restent désespérément vains.
— Pas la peine de stresser, dit-il d’une voix doucereuse. Je viens juste poser des questions. Krimm a peut-être un petit service à te demander.
Je me raidis immédiatement, et ramène contre moi, dans un geste de repli illusoire, ma besace pleine de livres de philosophie.
— Comment ça, un petit service ?
— Juste quelques menues questions, m’assure Stigma, en employant ce ton mielleux et caressant qui lui est propre.
Non qu’il arrive à la cheville de son chef en la matière. Je frissonne et l’écarte d’un revers de main comme on chasserait une mouche, aussi ferme que possible, ignorant ma panique.
— Pas de ça avec moi, Stigma. J’ai un accord avec Krimm et on est quittes. Je suis sûre qu’il a d’autres personnes à qui poser ses « menues questions » et demander des « petits services ».
Je dois tenir bon. Je ne suis peut-être pas au top de moi-même en ce moment, mais c’est bien le diable si je vais laisser un satyre me marcher sur les pieds.
Stigma s’approche encore de moi, envahit mon espace. Son odeur est si forte que je vais probablement tourner de l’œil.
— Krimm n’a pas oublié votre marché, mon petit cœur. Il s’en souvient comme si c’était hier.
Je frémis, refoule le souvenir brumeux d’une voix suave, d’un coup de main donné sous un pont, en échange d’un passeport, d’une main douce et d’un repas chaud. Un flot de salive envahit ma bouche. Je vais être malade. Il s’en souvient comme si c’était hier. Il ne me laissera jamais oublier.
— Simplement, poursuit Stigma sur un ton de patience condescendante, il se trouve que Krimm n’a personne d’autre vers qui se tourner. Il te prie donc, en vertu des liens singuliers qui sont les vôtres, de considérer sa requête et de lui accorder cette faveur.
Je renifle pour montrer ma dérision, quand intérieurement je m’effondre un peu plus.
— Dis-moi juste ce qu’il veut, Stigma.
— Il demande si tu as entendu quelque chose, c’est tout.
— À propos de quoi ?
— À propos des gens de ton espèce.
— Comment ça ?
Je n’ai strictement aucune idée de ce qu’il veut dire, et en l’absence de signal clair, mon corps répond à toutes les émotions à la fois. Espoir à l’évocation de mon peuple. Dégoût de ce que je suis devenue. Colère à l’encontre de Stigma qui fait durer son minuscule plaisir pervers de bourreau à la petite semaine. Inquiétude pour les miens.
— Tu n’as pas entendu ? s’étonne Stigma.
Je réprime un mouvement d’impatience. Entendu quoi ? Je vis aussi déconnectée de notre monde que je le peux, parce que Krimm me l’a demandé, parce qu’il l’a autorisé, et parce qu’il m’est insoutenable de penser à ma vie d’avant. Ça ne sert à rien de réagir aux provocations de Stigma. Il n’est qu’un sadique qui prend son pied à tourmenter ceux qu’il trouve en position de faiblesse. Je patiente et il finit par fournir quelques détails.
— Il y a eu une vague de meurtres à Paris ces derniers jours. Les journaux humains en parlent, en long, en large, en travers. Des sans-abris, des réfugiés, des pauvres types paumés, des drogués, des fous. On en trouve un tous les jours à peu près, et ça dure depuis un mois. Et il leur a fallu tout ce temps pour s’apercevoir que c’était une série. C’est le plus gros scandale de la ville en ce moment.
Mon estomac se noue. Évidemment que j’ai lu les journaux. Je donne même un cours de philo sur la condition d’outsider. Mon cœur se brise littéralement à chaque fois qu’apparaît un nouveau corps. Mais quel rapport peut-il bien y avoir avec moi et mon peuple ? Stigma ne peut quand même pas sous-entendre que…
— Et il se trouve, embraye-t-il avec un éclair malin au fond de ses prunelles si noires, que toutes ces disparitions, tous ces meurtres ont eu lieu sur le fleuve. C’est une information que la police humaine a réussi à garder secrète, ils pensent que ça leur donne une longueur d’avance sur le tueur. Ils ont peur que, sinon, il se cache davantage ou qu’il change de zone de chasse.
— Mais le tueur n’est pas un humain, coupé-je, lassée de sa mise en scène. C’est un monstre. Une créature.
C’est bien ce qu’il est en train de me dire.
— Tu te considères comme un monstre, Daria ?
J’émets un rire sec.
— Je te considère comme un monstre.
Le satyre étrécit les yeux.
— Tu fais partie de la Ville Lumière toi aussi, tu sais.
— Plus vraiment, dis-je en haussant les épaules.
Grâce à Krimm.
J’avais besoin de m’offrir cette petite satisfaction, traiter Stigma de monstre et lui rappeler qu’il doit encore, lui, travailler tous les jours pour Krimm pour gagner sa croûte.
— Quelqu’un au Conseil pense que les tiens sont responsables, lâche-t-il enfin. Des signes de leur présence ont été détectés sur la Seine.
Il y a des sirènes à Paris ? Et on les suspecte de meurtre ? Une information doublement incroyable. Je me mords la lèvre.
— Quelles preuves de tout cela a-t-il, ce « quelqu’un » ?
— Je ne saurais dire. Mais dans ce genre de cas un peu délicats, le Conseil se tourne souvent vers Krimm pour obtenir des renseignements et de légers coups de main.
Quiconque chausserait des lunettes de politologue ou de philosophe pour étudier la Ville Lumière serait plutôt édifié par cet État dans l’État. Un corpus de lois surannées et arbitraires ficelées ensemble au hasard par un usage superlatif de la force, ce n’est pas vraiment ce que je nommerais un État de droit. Mais la Ville Lumière reste un vrai paradis en comparaison de sa petite sœur des ténèbres, l’empire de Krimm, le Paris de l’ombre. Tous les rebuts que la Ville Lumière rejette, Krimm les attire comme un soleil noir.
Et ça n’empêche pas les deux entités de collaborer à l’occasion. À bien des égards, Krimm est l’homme à tout faire du Conseil, celui qui arrange tout ce qui peut s’opérer de louche depuis le chantage et les petits trafics, la manipulation de preuves, jusqu’à l’enlèvement et au meurtre. En échange, les autorités lui fichent la paix.
C’est comme ça qu’il a assis son pouvoir sur la lie de la Ville Lumière : en leur confiant des petits boulots louches et en leur donnant l’illusion qu’ils servent un but noble en se rendant indispensables aux plus puissants. Puis, quand quelque mésaventure les dessille, il laisse tomber les masques et il les fait chanter, c’est aussi simple. Plus direct.
J’ai été plutôt naïve de penser que tout cela ne me concernerait pas. Je me suis raconté que mon marché avec Krimm était une occurrence unique. J’ai vraiment cru qu’il me laissait disparaître, rejoindre le monde des humains, et mener ma vie en paix.
Tu parles.
— Krimm veut juste savoir si tu as entendu quelque chose, encourage Stigma.
— Rien du tout, dis-je entre mes mâchoires contractées.
— Dans ce cas, poursuit le satyre, Krimm te demande de te renseigner pour lui. Disons que tu seras notre experte ès sirènes.
— Je ne veux rien avoir à faire avec le Conseil. Et je suis dégagée de toute obligation à l’égard de Krimm. Notre accord est très clair là-dessus.
— Ce que Krimm donne, prononce Stigma avec une délectation évidente, il peut le reprendre.
Mes entrailles se nouent et mon cœur part au quart de tour. Je me sens mal et dois m’appuyer contre le crépit fatigué, entre le panneau qui expose quelque curiosité médiévale locale et le parcmètre dégoûtant.
Le sourire de Stigma s’élargit tout à coup.
— Je vois que tu comprends. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est pas la peine non plus d’en faire tout un plat, Daria chérie. Il te demande juste de te renseigner. Et ensuite, tout reviendra à la normale.
Nous savons tous deux que rien ne reviendra à la normale, et que je suis obligée d’accepter la mission. Stigma m’adresse un dernier sourire lourd de sous-entendus.
— Je suis sûr que tu vas faire des miracles, comme toujours.
Je ne réponds pas. Il lance un rire bêlé dans la nuit et tourne les talons avant de disparaître au coin de la rue.
Je reprends ma route.
En hâtant le pas, il ne me faut pas plus de quinze minutes pour attraper un métro et atteindre mon sanctuaire sur l’eau. J’ai désespérément besoin de trouver le calme de l’île et de mon appartement minuscule. Et je sais que mon chat ne m’attend pas le moins du monde, ce qui est un réconfort supplémentaire. À l’heure qu’il est, il traîne probablement sur les toits et drague la minette sous le ciel d’encre. Il est le mâle le plus délectablement indifférent du monde. Son absence totale d’attention me repose. J’ai beaucoup changé, depuis que je suis à Paris.
Une fois arrivée tout en haut de mon perchoir, et là seulement, je me sens en sécurité. Je laisse mon sac trop lourd sur le vieux fauteuil dans l’entrée, j’allume une à une les lumières tamisées qui me donnent l’impression d’habiter un monde de douceur. Je passe par ma chambre où je me débarrasse d’une partie de mes vêtements informes — il fait chaud dans l’immeuble. Je dépose sur la table de nuit ces grosses lunettes dont je n’ai pas plus besoin que de mon prétendu rendez-vous chez le dentiste.
J’envoie promener les élastiques et les pinces qui retiennent mes cheveux dans leur sage chignon. Ici, personne ne viendra me déranger, et je suis libre d’être ce que je suis — une sirène échouée sur le rivage, avec des problèmes d’anxiété et de tachycardie.
Se pourrait-il vraiment que mes frères soient présents ici dans la Ville Lumière ? J’ai du mal à y croire. Je suis loin, très loin de chez moi. Mon peuple a fui depuis des siècles la Méditerranée pour s’établir dans la mer Noire. Je n’ai pas gardé le moindre contact avec ma famille.
La simple idée de partir à leur recherche dès ce soir à Paris me semble à la fois incongrue, exaltante, catastrophique. Pourquoi seraient-ils ici ? Que feraient-ils à Paris ? Seraient-ils finalement venus me chercher ? Je passe des heures à rêver, prise dans les montagnes russes de l’espoir et de la terreur.
Chapitre 3
FALK
— Falk, comment peux-tu manger autant ? Tu n’as même pas laissé de gratin à Adèle !
Je fais la réponse numéro 5 : un sourire charmeur plaqué sur une mine faussement contrite. Ambiance, le type qui a parfaitement conscience de ses défauts et qui vous supplie de l’accepter quand même. C’est une seconde nature chez moi. Je sers normalement ce sourire avec une proposition louche du genre :
— Tu peux manger dans mon assiette, Adèle, mais il faudra t’asseoir sur mes genoux.
Mon frère Markus se met immédiatement à gronder et ma sœur Apollonia me lance un regard atterré, comme si toute notion même élémentaire de savoir-vivre m’échappait. Et c’est vrai. Je n’ai aucun savoir-vivre et c’est le moindre de mes défauts.
— C’est pas grave, dit Adèle en se servant de la salade d’une main et du hachis parmentier de l’autre. J’adore aussi le hachis de Cavendish. Miam. Il était ici ? J’ai pas vu l’après-midi passer. J’ai clôturé un cas client ce matin et puis ensuite, Félicie m’a montré comment faire ma double comptabilité et pour finir, j’ai découvert un joli clocher du côté de Fontainebleau et…
— Qu’est-ce que tu faisais à Fontainebleau ? demande tout à coup Markus.
— J’ai un client là-bas.
— Et il ne pouvait pas se déplacer ?
— C’est bon, dit Adèle, c’est pas à lui de se déplacer, c’est un client ! Et je ne suis pas en sucre, et puis d’abord j’étais avec Sixtine, tu peux arrêter de me fliquer, Markus, détends-toi, s’il te plaît.
Adèle, la petite amie humaine de Markus, a rejoint le clan il y a un mois. Chez les Terribili, elle est comme un petit papillon blanc au milieu des chauves-souris : charmante, joyeuse et enjouée parmi les gargouilles sinistres. Elle est aussi la seule en son genre au sein de la Ville Lumière. Plus ou moins intégrée à la société humaine il y a un mois seulement, elle a plongé dans notre réalité lors d’un procès à rebondissements. Depuis, elle planche pour se forger une nouvelle identité tout en s’inventant un métier. Avec l’aide d’une instance de notre grand Conseil, elle s’est établie comme « murmureuse de pierre » et elle compose les règles en marchant.
Adèle lit l’âme des gargouilles, même celles qui ont été pétrifiées. Elle est d’un naturel tellement accommodant et généreux qu’elle supporte non seulement mon frère, le type le plus ombrageux de la planète, mais aussi toute sa famille. Elle se fade ainsi au quotidien et sans séquelles apparentes sa générale de mère si droite dans ses bottes, ses frères et sœurs qui ont oublié d’être fun — Apollonia et Furio, les deux premiers de la classe — sans compter sa sœur adolescente attardée emo à souhait, j’ai nommé Alexsadra, et moi-même, votre serviteur, le lourdingue sans cœur.
C’est un ange de bonté, je le sais. Elle mérite des égards. Alors pourquoi ai-je englouti sa part de gratin ?
Je tente une explication.
— Désolé, dis-je, sans me sentir le moins du monde désolé. Je pense que, parce que c’était la tienne, elle était meilleure.
Adèle me sourit.
— Merci, Falk, ça me va droit au cœur. Je voulais te dire : j’ai trouvé une piste pour toi aujourd’hui !
Adèle s’est mis en tête d’opérer un recensement de toutes les gargouilles de la Ville Lumière, notre État qui couvre plus ou moins le territoire de l’Île-de-France. Elle entend constituer une sorte d’encyclopédie des gargouilles, un fonds de connaissance sur notre espèce qui est restée, à travers les âges, très sous-documentée. Les gargouilles n’ont pas de registre. Les gargouilles SONT le registre.
Cette tâche herculéenne doit l’aider à faire son travail au quotidien (toute une myriade de services spéciaux aux gargouilles) et à se poser en experte. Mais Adèle s’est également fixé une mission secrète : elle veut à terme innocenter et faire libérer les gargouilles qui ont été injustement pétrifiées au cours des siècles. Elle cherche aussi Pia Courcelles, une gargouille qui après avoir été condamnée à la pétrification, a été réinvoquée clandestinement et enlevée.
Depuis Noël, Adèle écume tout Paris avec l’aide de son acolyte Sixtine, la sœur de Pia. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle voit dans la plus jeune des sœurs Courcelles — je ne connais pas de gargouille plus difficile d’accès que Sixtine, et pourtant, je fréquente mon lot de gargouilles et Dieu seul sait à quel point nous savons nous montrer rugueux. Il n’y a qu’à voir comment se comporte en ce moment mon frère Markus, sachant qu’il constitue une sorte de prototype de la gargouille énamourée.
— Tu bosses encore pour Falk ? gronde-t-il.
Adèle lui sourit, désarmant instantanément cinq tonnes de grès de mauvais poil.
— Oui, qui ne s’intéresserait pas au cas de Falk ? C’est plutôt fascinant. En discutant avec les gargouilles statufiées de Fontainebleau, j’ai entendu parler d’un homme qui aurait subi le même genre de… sort que toi, Falk, au seizième siècle. Du coup, je me suis dit qu’on pourrait profiter de ta soirée de congé pour l’interroger. Il sait peut-être ce que l’on peut faire. Et imagine qu’il se souvienne de ce qui lui est arrivé ? Il est à Saint-Eustache.
Lorsque j’ai compris de quoi Adèle était capable, j’ai été pris d’un bref accès de stupidité et je suis allé lui demander son aide pour résoudre mon problème de cœur.
Elle dit qu’à l’intérieur je suis creux. Mes pensées logiques lui parviennent, et des échos de mes existences antérieures. Mais tout cela est comme écrêté, il me manque tous les harmoniques, les subtilités qui feraient de moi un être humain et non un robot.
Dans les premiers temps, elle a essayé de faire revenir mes souvenirs à la surface avec divers exercices d’imposition des mains qui n’ont servi à rien qu’à mettre Markus dans tous ses états.
Ensuite, elle a décidé qu’il y avait sûrement autre chose à tenter, et elle a entrepris d’interroger toutes les gargouilles qu’elle croise dans l’espoir de m’aider.
Beaucoup d’espoir, à nouveau, et peu de résultats.
— Je suis désolé, dis-je, ce soir, je ne peux pas. Une autre fois peut-être ?
— Mais tu ne travailles pas ce soir, objecte Apollonia, qui a mémorisé tout le planning dans ses moindres détails, comme d’habitude.
Markus me lance aussitôt un regard lourd de reproches qui veut probablement dire quelque chose comme, ma déesse te propose son aide, et tu lui mens pour passer la soirée avec tes petites amies ?
Mais pour une fois, il se plante.
— Je suis sur une piste urgente pour madame Irma-Barbara, les informé-je en piquant une brochette de viande dans l’assiette d’Alexsadra.
Celle-ci répond par un grognement profond, incroyablement agressif, un avertissement que j’outrepasse avec superbe.
— Beurk, dis-je en recrachant aussitôt la viande dans ma paume. Comment peux-tu manger un truc pareil, Sad ? C’est tout froid.
Alexsadra hausse les épaules et se concentre sur son assiette.
Adèle, pendant ce temps, ignore totalement mes exactions du bout de la table.
— Je ne veux pas que tu te fasses des espoirs pour rien, me prévient-elle.
— Je suis désolé de te décevoir, ma petite chérie, mais l’espoir n’est pas vraiment un truc qui m’accapare fréquemment.
Elle me regarde avec cette espèce de grimace de commisération qui m’irrite plus qu’autre chose, comme si elle savait pertinemment que je lui mens. Puis elle attaque avec fougue le hachis préparé par Cavendish, notre nounou.
— Je meurs de faim ! s’exclame-t-elle.
Quand mes yeux quittent Adèle, ils croisent le regard bleu glacier de mon frère Markus qui me clouerait sur place s’il le pouvait. Pas besoin d’être un brillant analyste des comportements humains pour comprendre qu’il est jaloux, sans honte et sans raison. Et bien sûr, je ne peux m’empêcher de lui refaire le sourire numéro 5, celui qui véhicule à merveille mon image de kéké absolu, et qui le rend à coup sûr complètement zinzin, comme en atteste la rumeur sourde, menaçante, qui naît à nouveau au fond de sa gorge.
— Markus, Falk, on est à table, rappelle Waltraut d’un ton sec.
Au fond, c’est moi qui suis jaloux de Markus. Non que j’éprouve des sentiments amoureux pour sa petite amie. Ce n’est pas le cas. Et je ne regarde pas non plus avec envie leur relation : je ne comprends plus l’amour et les sentiments depuis un moment déjà. Non. Égoïstement, j’apprécie la joie de vivre et l’enthousiasme communicatif d’Adèle, parce qu’avec tout cet élan dans la maison, il me semble parfois que je parviens à en ressentir une infime partie. Comme si la vie se glissait en moi par capillarité, même si c’est presque imperceptible. Bien sûr, une fois arrivée dans ma coquille, toute cette joie prometteuse ne tarde pas à se racornir et à dépérir, et je reste avec ses reliefs pourrissants.
Chapitre 4
DARIA
À trois heures du matin, je trouve enfin le courage de sortir accomplir ma « mission » pour Krimm. À cette heure tardive, les rues se sont vidées, bien qu’il ne pleuve plus. La lune, pleine, énorme, éclaire la ville à la manière d’un projecteur de théâtre, illumine les nuages par l’arrière et les fait apparaître comme les éléments d’un décor. On s’attend d’un moment à l’autre à voir surgir le chat d’Alice aux pays des merveilles, ou bien un de ces monstres d’opérette que les humains adorent mettre en scène dans leurs films d’horreur. Au lieu de ça, la créature qui trébuche sur le pavé et gagne à pas hésitants le pont Marie manque singulièrement de charisme et de poésie, j’en suis sûre, puisqu’il ne s’agit que de ma petite personne erratique et échevelée. J’ai bu, un peu plus que de coutume et très certainement, plus que de raison. Mon gabarit ne me permet pas de supporter de grandes quantités d’alcool, il me suffit d’un rhum-coca pour être éméchée, et je ne jurerais pas m’en être tenue à un seul verre. L’air du soir peine à rafraîchir mes joues en feu, mais partout ailleurs, je grelotte malgré les gilets empilés.
Les flots de la Seine gonflent et vrombissent sous moi, presque aussi fort que le sang dans mes tempes. Le fleuve est très haut cet hiver et on attend des crues.
Je suis obligée de m’acquitter de la tâche confiée par Krimm, tout en la sachant absurde : il n’y a pas de sirène dans la Seine, et il n’y en aura jamais. Nous sommes à des milliers de kilomètres du berceau de l’espèce, bien trop loin en terre barbare pour qu’un de mes congénères vienne s’y perdre. Ici, les sirènes sont faibles, désorientées, privées de l’atmosphère marine elles ont même du mal à respirer.
Je sais de quoi je parle.
Je n’ai pas fait deux pas sur le pont qu’il me semble vibrer de mille harmoniques sous mes pieds. Je dois m’accrocher à la rambarde pour ne pas tomber à genoux.
C’est le paradoxe. Impossible de m’éloigner de l’eau de plus de quelques kilomètres sans éprouver un terrible sentiment de manque. Pourtant, dès que je m’approche, l’intensité de son bourdonnement résonne dans tout mon squelette. C’est inconfortable.
Arrivée au tiers du pont, je m’accoude et j’ose enfin regarder en bas. L’onde me frappe par sa beauté saisissante. Ses bouillonnements échappent au passant lambda, mais moi, je les vois. J’en distingue toutes les iridescences, les chatoiements discrets, les étincelles multicolores, les remous hypnotiques, et même, derrière le courant rapide, les poches d’ombre où tout est mort.
Ce soir, l’eau m’appelle encore plus fort. Je me presse contre la rambarde, me collant contre le métal froid. Je m’accoude et je me penche autant que possible pour contempler encore un peu l’onde mouvante. Même si je sais que je ne pourrais plus faire corps avec elle, elle ne laisse pas de me fasciner.
La Seine déjà haute n’est certes pas la mer, avec son inertie immense et sa puissance irrésistible, mais sa colère m’intéresse. Elle offre un écho ténu des marées que j’ai connues. Des souvenirs anciens de fracas marins tonnent à mes oreilles, si bien que j’entends à peine la voix qui monte de l’eau.
Daria !
Je sursaute à retardement — on m’a appelée ? Ce n’est pas possible. Je prends mes rêves pour des réalités. Je suis si loin de chez moi, triste et plutôt ivre.
Daria !
C’est plus net à présent ; mon cœur se serre dans ma poitrine. Ce que mes sens croient percevoir ne peut pas être là, et pourtant, je me hausse sur la pointe des pieds pour mieux voir la surface du fleuve.
Je scrute un moment l’eau noire, tout en me sentant stupide de me laisser aller à un tel accès de nostalgie.
Aide-nous, aide-nous, petite sœur !
Une seule personne dans ma vie m’a appelée ainsi, et elle ne peut pas se trouver ici. Je me complais dans une rêverie dangereuse. Je ferais mieux de rentrer chez moi mais…
Mais Krimm m’a confié une mission impossible, Krimm pense que j’ai raison de prendre mes songes pour des réalités.
Je décide de surveiller la surface du fleuve quelques instants encore, puis de rentrer chez moi fournir un rapport, et oublier toute cette histoire. Cinq minutes, et je retourne à mon chat.
Je laisse mon regard errer méthodiquement cette fois, sur chaque carré d’eau et sur chaque remous. Arrivée à l’arche du pont, je me fige. Là, dans les tourbillons, à l’endroit le plus sombre, une silhouette a effleuré la surface irisée. Je crois même avoir reconnu un profil, et j’ai entendu à nouveau la voix :
Daria !
Mon cœur s’est mis à battre fort, et l’espoir, trop bien nourri, prend des proportions inquiétantes. J’enjambe le garde-fou en m’accrochant à la barre transversale. Je dois voir plus loin entre les eaux troubles de la Seine. Je dois me rapprocher, me pencher.
C’est ironique : je me comporte exactement comme toutes nos proies depuis toujours, la gorge sèche, le cœur fou, mourant littéralement d’envie de les apercevoir dans l’onde. J’ai décidément trop bu.
D’un geste vague de mon bras tendu vers le vide je tente de saisir un mirage, une apparition. Je l’entends à nouveau :
Petite sœur ! C’est moi, écoute-moi !
« Écoute-moi », c’est la marque de fabrique de notre peuple, c’est notre signature, c’est ce que nous disons tous, avant de vous dévorer. À présent j’en suis certaine, l’un des miens se cache dans la Seine, et en plissant les yeux, est-ce à cause du rhum qu’il me semble voir ce visage-là en particulier, celui de mon amour d’enfance ?
Je me risque à l’appeler.
— Ligéios ?
— Ne sautez pas, c’est interdit de nourrir les poissons ici, hèle une voix grave dans mon dos.
Je sursaute et il s’en faut de peu, avec mes réflexes émoussés par le rhum, que je ne plonge effectivement la tête la première dans la Seine. Mon cœur explose puis part au galop et je me rétablis au tout dernier moment.
Dans l’eau noire animée de reflets irisés, le visage ami a disparu. Je me retourne vers l’importun qui s’approche. Même concentrée sur le fleuve en contrebas, j’aurais dû l’entendre arriver.
L’empêcheur de divaguer en rond semble être en train de se rhabiller. Il fait rouler ses épaules sous une veste de cuir et se déplace avec une attitude d’arrogance moqueuse qui ferait presque oublier sa stature haute et imposante. Et d’abord quel genre de type se promène torse nu sous un blouson de cuir noir en plein mois de janvier ? Le genre pas convenable, c’est sûr. Cheveux noirs ondulés, yeux noirs, regard fixe, une tête de tueur méditerranéen. Le genre qui hante les ruelles obscures et les noirs fantasmes des femmes.
Évidemment, cette idée suffit à faire surgir mille milliards de pensées déplacées, parce que mon esprit s’embrouille et se prend les pieds dans le tapis pour un oui ou pour un non ces temps-ci.
Confuse, je rougis dans la pénombre, et furieuse d’être ainsi décontenancée par un parfait inconnu, moi, une sirène, qui devrais en dévorer trois de la même eau rien qu’au petit déjeuner, je dis n’importe quoi, juste pour dire quelque chose.
— J’espère que ce n’est pas encore un de ces trucs bidon pour empêcher les suicidaires de passer à l’acte en les déroutant par une parole provocante.
L’homme penche la tête sur le côté. Il me considère avec une telle intensité que je frissonne. Qu’est-ce qu’il me veut au juste ? Que faut-il voir dans ce regard noir ? Du calcul, de l’intérêt, de la malveillance ? Impossible de le dire à coup sûr. Tout à coup j’ai un peu peur. Mes jours de gloire sont loin, je ne mets plus les humains en déroute aussi facilement à présent.
— Si, admet-il. Un peu. Pourquoi ? Ça ne marche pas ?
Sa voix est aussi insondable que ses yeux. Riche et onctueuse, pas chaleureuse à proprement parler mais elle a quelque chose de noble et de puissant. Et cependant, elle évoque des profondeurs de pierre qui sentent la nostalgie et la mort, et son reflet métallique me fait froid dans le dos.
— Non, dis-je, ça ne marche pas du tout, parce que je n’avais pas l’intention de sauter.
Ce n’est peut-être pas une très bonne idée d’attirer l’attention sur la bizarrerie de ma présence ici à une heure pareille. Le suicide est de loin le scénario le plus plausible. Pourquoi cela me contrarie-t-il à ce point de passer pour une désespérée de base auprès de cet énergumène ? On s’en fiche complètement.
Mais oui, c’est malin, j’ai piqué sa curiosité. L’éclair qui illumine furtivement ses yeux ne me dit absolument rien qui vaille.
— Tant mieux, estime-t-il. Puisque nous sommes au clair là-dessus, reculez-vous un peu maintenant. On vous voit d’en-bas.
Quel type bizarre. Je repasse mes jambes de l’autre côté de la barrière en sentant un regard qui glisse sur moi, qui s’emmêle dans les mailles lâches des tricots informes, puis qui s’arrête sur mon visage, évalue, perce.
L’homme hoche doucement la tête, et je voudrais bien savoir ce qu’il pense avoir lu sur mes traits. Mais déjà il s’est détourné de moi, et accoudé sur la rambarde à un mètre de moi, il inspecte à son tour les profondeurs du fleuve.
— Vous avez vu quelqu’un dans l’eau ? Ou quelque chose ?
— Quoi ? Non, évidemment que non. Quelle idée.
Nerveuse, j’essuie mes paumes moites contre mon jean, je me tortille d’un pied sur l’autre, tout en me fustigeant de laisser transparaître mon stress face à un parfait inconnu.
Lui, en face de moi, est l’image même du calme, d’une immobilité minérale, avec ces grands yeux noirs liquides. On dit toujours que les yeux noirs sont de braise, mais les siens, pour intenses qu’ils puissent paraître, me semblent plutôt glaciaux, d’un froid absolu. Puis enfin il lâche :
— Vous pouvez me parler, ne vous inquiétez pas. Je sais que vous n’êtes pas humaine.
Sortie de nulle part, cette information me fait l’effet d’une gifle. Je monte aussitôt sur mes grands cheveux, déterminée à nier.
— Comment ça ? Excusez-moi mais…
— Je peux le sentir, coupe-t-il.
Quoi ? Sur quoi est-ce que je suis tombée cette fois-ci ? Un ogre, une goule, quelque prédateur qui renifle les femmes seules dans la rue ? Mon cœur saute dans ma poitrine comme un poisson sur le quai d’un port, la tête me tourne, et je m’évanouis rarement à cause d’un trop-plein de panique, mais ça ne va plus tarder maintenant.
Le type avance la main et je fais un bond en arrière, avant de me rendre compte qu’il n’essaye pas de me saisir. Alors que je regarde autour de moi, songeant désespérément à battre en retraite, il esquisse un geste vague, à la fois pacifique et menaçant.
— On se calme, dit-il. Je suis juste une gargouille en patrouille. Pas la peine de partir en courant, vous n’iriez pas très loin si je devais vous poursuivre.
Je sens mes yeux s’écarquiller.
— Une gargouille ?
J’avais entendu parler des gargouilles, mais, enfermée bien au chaud dans les salles de la Sorbonne ou dans mon appartement, je n’en avais jamais rencontré. Krimm m’a mise en garde contre ces monstres qui assurent la sécurité de la Ville Lumière. Ce sont des brutes ailées sorties de la pierre qui ne pensent pas, et se contentent d’exécuter les ordres du Conseil avec un zèle stupide et une fidélité aveugle.
Si ce spécimen-ci apprend que je vis clandestinement à Paris parmi les humains, au lieu de travailler avec les autres monstres, de porter une puce sous ma peau et de payer des impôts absurdes comme cette gabelle moyenâgeuse, ça va chauffer pour moi. Il faut à tout prix que je m’évade d’ici sans éveiller davantage son intérêt.
— Oui, une gargouille. Je suis juste là pour assurer l’ordre dans les rangs. Faites pas attention à moi, ma p’tite dame.
Il en a de bonnes. C’est compliqué de faire abstraction d’un type de deux mètres qui évoque la statue d’un dieu biker psychopathe et qui planque sous son blouson des ailes capables de soulever son poids de terre. Je déglutis, impressionnée, et même, à demi décomposée par la peur.
— Hum, fait-il. Si vous continuez à envoyer des signaux de stress et de culpabilité aussi forts, je vais me sentir obligé de vous interroger.
— Des signaux de culpabilité ? balbutié-je, le cœur sur les lèvres.
Il hoche la tête et explique très sérieusement :
— Votre peau se met à briller. Vos yeux, qui soit dit en passant sont très beaux, s’écarquillent comme ceux d’une biche effarouchée. Et vos mains tremblent, d’ailleurs tout votre corps vibre, et votre cœur bat à une vitesse bizarre dans vos tempes, et votre odeur change, quoiqu’elle ne devienne pas acide mais plutôt… salée…
Il lève le nez comme pour humer mon parfum dans la brise :
— Semblable à des embruns, estime-t-il avant de conclure : vous feriez vraiment un très, très mauvais criminel, mademoiselle.
Je fronce les sourcils.
— Excusez-moi, mais vous avez l’air d’avoir une psychologie un peu particulière pour un gardien de la paix et de la justice.
Il hausse les épaules.
— C’est probablement parce que je ne garde ni la paix, ni la justice.
Je ne sais pas si c’est l’inflexion métallique dans sa voix ou le sens de ses paroles, mais un frisson glacial glisse dans mon dos et cette fois je crois que je vais vraiment tomber dans les pommes.
— Ah… Ah bon ?
— Oui, je fais mon travail, c’est tout.
— Et ce n’est pas de faire régner la paix ?
Pour toute réponse il m’adresse un sourire d’excuses qui n’atteint pas ses yeux et me fait encore plus peur que toute la discussion qui a précédé.
— Oh, je comprends, fait-il tout à coup. Vous avez entendu parler de cette histoire de loyauté des gargouilles.
— Comment ça ? Non.
Son sourire s’élargit encore, mais son regard reste braqué sur moi, liquide et froid.
— Oh. Vous n’étiez pas au courant. De toute façon, ça ne marche pas sur moi. Je suis différent.
Je fais un pas en arrière et heurte un lampadaire.
— On se calme, dit-il avec à nouveau cet étrange sourire pas du tout rassurant. Donc. Vous avez vu quelque chose en bas. Dites-moi ce que c’était.
— Euh… bredouillé-je, c’était long et blanchâtre comme un bras tout mou, avec des sortes de petits boutons d’un noir brillant positionnés à intervalles réguliers, et ça glissait juste à la surface comme ça…
J’esquisse un geste pour lui montrer et il se met à rire.
— Le monstre de la Seine ? Non, il n’est pas de sortie aujourd’hui. Je ne sais pas où il se planque. Ça va faire trois heures que je quadrille le périmètre et je n’ai pas aperçu trace de lui. Quelque chose lui aura fait peur. Par exemple, ce que vous avez vraiment vu, vous. Vous étiez en train de parler à quelqu’un, je crois ?
Il n’a pas haussé le ton, mais il s’est débrouillé pour s’approcher de moi sans que je le voie bouger.
— Pas du tout. Désolée… il est possible que j’aie bu un coup de trop, mais c’est bien le maximum, je n’en suis tout de même pas encore au stade des hallucinations.
Le type continue à me regarder sans ciller, avec cette expression fixe qui va réussir à me convaincre qu’il lit les pensées directement sur mon visage. Ce qui ne serait pas si difficile, dans la mesure où je n’ai plus aucun contrôle sur ma propre physionomie.
Je respire profondément.
— Écoutez, je veux bien vous aider, mais je n’ai rien vu et je n’ai rien fait de mal, et puis je ne sais pas qui vous êtes, et vous m’avez fait peur. Vous êtes une gargouille, c’est vous qui le dites, moi, je n’en sais rien.
Il se retourne et remonte son blouson, faisant apparaître son dos. J’avale une inspiration surprise.
— Vous me croyez maintenant ? demande-t-il par-dessus son épaule.
Dans son dos large, bardé de muscles saillants, deux sillons se creusent, deux plaies béantes qui marquent l’emplacement de ses ailes. Tout en me demandant comment un dos peut être à la fois aussi beau et aussi ravagé, je siffle :
— Aïe.
Il rabat son blouson. Je ne peux m’empêcher de formuler la question que, j’en suis sûre, on lui inflige déjà à longueur de journée :
— Ça fait mal ?
Il répond par un borborygme. Évidemment que ça doit faire mal. Je suis vraiment cruche de poser une question pareille.
En tout cas, c’est bien une gargouille, c’est confirmé. Bon dieu, j’avais entendu parler de leur espèce, mais je ne me doutais pas de ce que cela impliquait, d’avoir des ailes rétractables.
— C’est comment ? De voler ?
Il se retourne au même moment et me pond un sourire énigmatique qui est une sorte de chimère. Il contient un peu de vrai, et beaucoup de faux. Et se débrouille malgré tout pour me frapper en plein plexus.
Parce que je suis une nouille. Même quand mon esprit reconnaît parfaitement que quelqu’un de louche essaye de m’embobiner, forces de l’ordre ou pas, il se trouve toujours une part de moi pour lui accorder le bénéfice du doute et rechercher l’empathie à tout prix.
Stupide, stupide sirène échouée.
— C’est dément, dit-il. Vous voulez que je vous montre ?
— Une autre fois, peut-être.
Mon bizarre interlocuteur ne semble pas déçu par ma rebuffade, je dirais même qu’il s’en fiche royalement. Je clos la parenthèse. Il y a des choses bien plus importantes à l’œuvre ici, ce soir, sous ce pont.
Je ne lui fais pas confiance. Et je ne peux pas m’éloigner du fleuve. Il y a quelqu’un là-dessous qui m’appelle. Mais peut-être puis-je tourner cette rencontre à mon avantage.
— Quand vous me disiez de me reculer tout à l’heure, et de ne pas nourrir les poissons, ce n’était pas métaphorique, n’est-ce pas ? Il y a quelque chose de dangereux dans la Seine en ce moment ? Mon appartement est juste là, alors, j’aimerais autant le savoir.
Il siffle entre ses dents et je me fustige aussitôt pour avoir révélé cette information.
— Vous habitez dans l’île ? Pas mal.
Je hausse les épaules, attendant sa réponse.
— Non, finit-il par dire, rien de prouvé. On surveille le monstre et son régime, c’est tout. Opération de routine. Mais ne vous penchez pas trop quand même. Vous savez ce que c’est, un accident est si vite arrivé.
Je hoche la tête, convaincue qu’il ne me dit pas tout.
— Bon. Et maintenant, si vous me révéliez à qui je viens d’avoir l’honneur de parler, sur le pont Marie éclairé par la lune ?
Zut. Je ne peux pas lui dire qui je suis. Je ne peux pas lui dire non plus que j’ai signé un contrat avec la mafia de l’ombre pour me soustraire à la loi de la Ville Lumière et pour pouvoir me consacrer à un métier humain bien tranquille. Le moment est vraiment venu pour moi de prendre congé.
— Bon, c’était sympa de discuter avec vous.
J’ai déjà fait deux pas en arrière et je vais me retourner, disparaître dans la nuit, quand il essaye de m’attraper. Sa main jaillit, ses doigts passent à un millimètre des miens, puis tentent d’agripper la manche de mon pull trop long, mais j’esquive, et je lui file entre les doigts. Puis je m’enfuis d’un bond et je me fonds dans la nuit aussi efficacement que je peux, me coulant dans les ondes sonores omniprésentes de Paris pour lui échapper.
Mon cœur a encore accéléré sa course, mais ce n’est pas le seul problème. Quelque part au fond de ma cage thoracique, quelque chose d’autre a donné un coup sourd.
La suite ici le 20 mars !