Rupture, morsures & déconfiture : les 7 premiers chapitres

Héritière d’une famille haute en couleur, Claire mène une existence heureuse dans sa petite ville… jusqu’au soir où elle découvre une morsure suspecte sur le torse de son amoureux.

Le sang de Claire ne fait qu’un tour. Elle doit savoir qui a posé ses sales pattes sur son mec.

Entre les présages de mort que lui susurre sa cousine, les jeunes gens qui ressuscitent ou qui disparaissent dans les bois, des VRP vraiment louches et un émissaire couvert de paillettes travaillant pour un mystérieux homme gris… enquêter oblige bientôt Claire à envisager sa vie sous un nouveau jour.

Sa ville grouille de créatures surnaturelles. Si elle veut sauver son couple, elle va devoir faire avec. Et probablement aussi s’allier à la meute locale de loups-garous.

Mais elle ne sortira pas indemne de ce baptême du feu.

Rupture, morsures & déconfiture est le premier tome des Roses d’outremort, une saga d’urban fantasy déjantée pleine d’humour, de rebondissements et de créatures que vous allez vouloir adopter.

Je vous envoie même 15 chapitres si vous me laissez un email, ici.

Chapitre 1

Je m’appelle Claire Bicep (sans S). Je suis née à Orgues-la-Fière, une petite ville sur les bords du Sifflant, dans le centre de la France. C’est joli et vallonné, un peu perdu. Il ne devrait pas s’y passer grand-chose, et en tout cas, jusqu’à ma vingt-et-unième année révolue, je n’y ai rien remarqué de particulier. Ensuite, la réalité a pris un embranchement improbable. 

Ça a commencé en mai. Tiphaine était rentré d’Australie quelques mois plus tôt et on s’était remis ensemble. Les événements ont coïncidé avec le retour en ville des marchands de savon itinérants. 

Déjà à l’époque, je me méfiais des marchands de savon. Ma mère m’avait dit toute mon enfance, sois sage et arrête de raconter des bêtises, ou on te lavera la bouche avec du savon. La visite de la camionnette du savonnier remuait en moi des angoisses d’enfants qui n’avaient plus d’objet. 

Ces savonniers étaient de surcroît des gens étranges. Ils passaient deux fois par an, restaient quelques jours seulement, et vendaient leurs produits, au demeurant excellents, depuis le fond d’un van sinistre, noir et aux vitres teintées. Non contents d’être très pâles, ils arboraient des looks déconcertants, entre le croquemort et le Blues Brother, et n’ouvraient qu’à la nuit tombée, et pour une heure ou deux, au grand maximum. Mais j’étais pratiquement la seule à m’en étonner. Les ménagères et les coquettes d’Orgues-la-Fière guettaient leur passage et ne juraient que par leurs pains de douche au lait d’ânesse et leurs surgras fondants au délicat parfum de jasmin. 

Très franchement, même avec leurs allures lugubres et leur éthique de travail étrange, qui les aurait soupçonnés d’être en cheville avec le surnaturel ? 

Dans tous les cas, j’étais heureuse à cette époque-là. J’avais dû abandonner mon rêve de devenir astrophysicienne, mais je m’étais reconvertie dans une formation de géologie. Mes parents étaient partis à Tours s’occuper des jumeaux nouveau-nés de mon frère aîné huit mois auparavant, et n’avaient toujours pas reparu.

En conséquence, j’occupais la grande maison familiale seule avec mon copain Tiphaine, ce qui lui avait permis d’échapper à l’appartement surpeuplé qu’il partageait avec son père et ses six frères et sœurs. La vie était douce. 

C’était la première soirée chaude du printemps, un vendredi annonciateur d’un week-end splendide. La brise qui soulevait ma robe à fleurs jouait avec mes sensations et, visiblement, avec celles de mon petit ami, qui se montrait de plus en plus câlin au fur et à mesure de notre promenade. Le soleil se couchait sur la campagne, déployant au-dessus des champs d’un vert déjà presque noir un tableau de fauves orangés à couper le souffle. 

Orgues s’éveillait enfin après un hiver trop long. Des bruits de cuisine et de discussions quotidiennes nous parvenaient par les fenêtres ouvertes tandis que nous parcourions main dans la main les rues pavées et étroites du vieux centre-ville. La nuit s’annonçait belle et je me tournai vers Tiphaine pour lui proposer de rentrer à la maison, quand mon nez capta une odeur de savon à la lavande.

Je me figeai aussitôt. Ce parfum ne pouvait vouloir dire qu’une chose : les vendeurs en van noir étaient dans les parages.  

— Tu as senti ? demanda Tiphaine. Les zarbis sont de retour. 

Sans négliger son hygiène, il n’était pas un aficionado de la savonnerie, et se moquait gentiment des commerçants ambulants depuis que j’avais attiré son attention sur leur étrangeté. Il attrapa ma main et m’entraîna dans la direction de la place de la mairie, où se garait généralement le van. 

— Viens ! Allons voir. 

Je résistai. 

— Je ne sais pas. Je n’aime pas trop ces types. 

— Haha, t’es au courant qu’on ne lave pas vraiment la bouche des petites cochonnes avec du savon, hein, depuis le temps ? 

— Très drôle. Fais-moi penser de bien me moquer de toi la prochaine fois que tu regarderas sous le lit avant d’éteindre la lumière, ou que tu te carapateras en quatrième vitesse des toilettes après avoir tiré la chasse d’eau… ou… 

Je me hissai sur la pointe des pieds pour chuchoter à son oreille, perfide : 

— … ou que tu éviteras avec obstination de regarder dans les miroirs à la nuit tombée. 

Tiphaine pâlit et j’éclatai de rire. J’en étais sûre ! Il avait peur des reflets, la nuit, quand il était seul. 

— Imagine que ton double démoniaque te fixe droit dans les yeux. Imagine que sa main sorte du tain et qu’il t’attrape à la gorge pour te tuer ou pire, pour t’emporter avec lui dans un monde cauchemardesque !

— N’importe quoi, fit Tiphaine, mal à l’aise, en plissant ses yeux noisette. 

— C’est toi qui as commencé. 

Je savais très bien que Tiphaine n’était pas un couard. C’était une baraque d’un mètre quatre-vingt-dix, avec un crâne très dur protégé par des cheveux châtains très épais, des épaules de déménageur et des cuisses aussi larges que ma taille, et il n’était jamais le dernier à affronter le vide, à grimper sur les toits ou à s’emparer des grosses araignées velues dans la salle de bain pour les jeter dehors. Il avait juste une imagination fertile, c’était tout. C’était amusant de le taquiner, juste un peu. Je le connaissais comme ma poche, et ce, depuis presque toujours. 

Entretemps nous étions arrivés sur la place principale, et nos odorats ne nous avaient pas trompés. Les savonniers étaient bien là, toujours en costume noir-chemise blanche-cravate noire. Sérieusement, il ne leur manquait plus qu’un badge pour ressembler à des témoins de Jéhovah. Sauf qu’ils avaient ce petit air malsain qu’on n’attrape généralement pas à user ses semelles en faisant du porte-à-porte et en souriant à des inconnus. 

— Tu crois qu’ils sont albinos ? demanda Tiphaine. Ou bien juste très carencés en vitamines ?

Maintenant que nous étions à un jet de pierre de l’utilitaire noir aux vitres sombres, ces types me faisaient de plus en plus froid dans le dos et je tentai de piler. Mais Tiphaine tira à nouveau sur mon bras.

— Viens, je t’offre un savon, et si tu n’es pas sage, je te laverai la bouche avec.

— Attends…

Mais Tiphaine pesait littéralement deux fois mon poids, et il était de trop bonne humeur pour s’arrêter à mes phobies étranges. Déjà nous étions en vue de l’étalage, des savons au miel et aux amandes, des bombes de bain aux couleurs improbables, et un groupe d’anciennes du lycée convergeait comme nous vers l’étalage ambulant. 

— Hé ! Claire ! 

Parmi les filles, je reconnus ma cousine et meilleure amie, l’incroyable Adélaïde. 

Adélaïde est la fille de la sœur jumelle de ma mère. Elle est née deux jours après moi. Nous plaisantons que nous sommes des jumelles issues de jumelles, mais à part ça, on ne ferait pas deux individus plus dissemblables, même en se donnant beaucoup de mal. Elle a les cheveux rose pâle et des taches de rousseur (vu que sa couleur de cheveux naturelle est le poil de carotte), et des rondeurs partout sur sa petite personne enjouée et effrontée. Moi, je suis brune, j’ai la peau plutôt mate sans qu’on sache trop d’où ça me vient, je suis plate comme une limande, sauf pour mon caractère qui a des… aspérités.

Nous tombâmes dans les bras l’une de l’autre pendant que Tiphaine nous regardait d’un air amusé. 

— Tu vas acheter des savons à ces types ? chuchotai-je à Adélaïde. Tu ne les trouves pas un peu louches ?

— Je m’en fous qu’ils soient louches. Je veux juste leur acheter des savons ! ricana Adélaïde. 

Le vendeur le plus proche tourna la tête vers nous et fixa sur moi un regard délavé, presque plus blanc que bleu, que je trouvai glaçant. Il était seul et se tenait dans l’ombre de la porte arrière de son van, jetant parfois par-dessus son épaule des coups d’œil agacés en direction du coucher de soleil que j’avais, moi, trouvé si beau. 

— Votre collègue n’est pas là aujourd’hui ? lui demandai-je pour me donner une contenance, avec un sourire un peu crispé.

Pour toute réponse, il fronça les sourcils, et m’adressa un regard courroucé, avant de se détourner pour aider Thérèse Riotta à choisir un pain de lavage à la cannelle. J’en restai interdite, quel mauvais commerçant ! Mais alors que, plantée là stupéfaite, je fixais comme une idiote l’obscurité du van, il me sembla y apercevoir une forme mouvante. Je saisis le bras d’Adélaïde, qui examinait des bombes de bain aux fruits rouges juste à côté de moi. 

— Regarde dans le camion. Là. Il y a quelqu’un !

— Ça doit être son collègue, bâilla-t-elle. 

— Mais non. On voit des yeux qui brillent. On dirait un animal, je te jure ! Il nous fixe ! 

— Pfff, se moqua ma cousine. C’est le grand méchant croquemitaine, qui va venir te laver la bouche au savon. 

Je lui adressai mon regard de tueuse, et elle ricana de plus belle.

— Détends-toi, Claire. Tu ne meurs pas comme ça, de toute façon. Tu meurs pendue dans la forêt.

— Hein ?

Je crus que j’avais mal compris. Elle ne faisait même plus attention à moi, elle était en train de sélectionner des savonnettes et de les enfourner dans un petit sachet en papier, et j’avais sûrement entendu de travers. 

Je soupirai et cherchai Tiphaine dans l’attroupement des badauds. Mais il s’était éloigné et discutait à présent avec un des types de l’équipe de hockey sur gazon, je crois que c’était son pote Clément. Je les laissai dans leur coin. Si j’allais parler avec eux, j’allais encore me prendre un torticolis. Les gars du hockey sur gazon étaient encore plus massifs que Tiphaine et encore plus grands. Ils n’étaient vraiment pas possibles. Sans compter que leurs conversations tournaient en général exclusivement autour du sport, de leurs entraînements d’une violence presque inconcevable (leur coach était un fou sadique), et des soirées bien arrosées qu’ils organisaient pour fêter leurs innombrables victoires dans cette discipline à coucher dehors qu’était le hockey sur gazon. Merci, mais non merci. 

Désœuvrée et tout à fait résolue à ne pas m’intéresser aux savons non plus, je me mis à faire les cent pas sur la place de la mairie en attendant qu’ils aient fini. Tiphaine me rejoignit quelques minutes plus tard, en petites foulées. Adélaïde était toujours à son shopping. Je souris à Tiphaine. 

— On rentre ? 

Il enroula son bras autour de mes épaules et m’entraîna en direction de la maison. La nuit tombait à présent, et il faisait toujours aussi doux. Je jetai un dernier coup d’œil dans la direction du van noir. Le vendeur se tenait là, seul et raide comme un piquet. Encerclé par ses acheteuses enthousiastes, il leur faisait l’article du bout des lèvres sans jamais sourire. Je songeai à son regard d’un froid glaçant, et frissonnai. Tiphaine en profita pour se rapprocher et je me calai contre lui, contente de la proximité et de sa stature rassurante.

Chapitre 2

Mes arrière-grands-parents avaient acheté dans les années trente une maison de pierre dans la rue des lavoirs. Elle était entourée de fontaines d’eau de source et d’un petit jardin entièrement colonisé par les rosiers et les rhubarbes. 

Grammie Isabeau, mon aïeule, avait exercé sa main verte sélectivement, sur une espèce de plantes et une seule : les roses. Les rhubarbes étaient arrivées d’elles-mêmes, et avaient envahi le reste de l’espace. À tel point que sa fille, ma grand-mère maternelle Irma, dessinatrice, avait fini par les entrelacer sur le blason de la famille, qui montrait une rose, une feuille de rhubarbe, et une source jaillissante. 

La maison était vaste et jolie, avec des murs très épais, des escaliers biscornus, des pierres apparentes et un gigantesque grenier. Il faisait encore froid et humide entre les vieilles pierres, et nous décidâmes de faire un feu, Tiphaine et moi. C’était aussi beaucoup plus romantique de dîner devant la cheminée et de prolonger la soirée en regardant les flammes danser dans l’âtre. Je déclarai que j’allais préparer une sorte de salade, pendant que Tiphaine sortait chercher du bois dans l’abri qui flanquait la façade. 

La cuisine était immense, et digne, à mon avis, de n’importe quel chef étoilé. Ma mère avait la passion des petits plats et mon père, celle des grandes tablées. Deux fours, deux lave-vaisselle, un gigantesque réfrigérateur, un évier où l’on aurait pu doucher une vache, et des trésors incroyables de porcelaines, c’était beaucoup trop de moyens comparés à mes compétences très light de cuisinière. Je savais à peine faire cuire un œuf. Tiphaine avait très vite compris que s’il voulait manger autre chose que des salades, il avait intérêt à parfaire son art du barbecue.

Éplucher et découper des légumes, cependant, était à ma portée, et je confectionnai avec amour et enthousiasme un mélange sain et gourmand. J’étais tellement concentrée sur mon œuvre que je ne remarquai pas tout de suite à quel point Tiphaine traînait à démarrer son feu. J’avais déjà fini de préparer le dîner, et il n’était toujours pas remonté dans le salon. 

Je partis à sa recherche dans la maison, puis, comme il ne s’y trouvait pas, j’ouvris la porte de la cuisine, qui donnait sur le jardin à l’arrière. Il faisait toujours aussi doux et les rosiers multicolores exhalaient un parfum divin. 

— Tiphaine ?

Pas de réponse. J’attrapai un sécateur près de la porte et descendis dans le jardin pour cueillir quelques roses en l’attendant. Le rosier jaune, mon favori, était en plein épanouissement le long de la clôture assaillie par les liserons. Ses fleurs énormes hébergeaient parfois de grosses abeilles d’un noir bleuté.

Je coupai quelques tiges, me piquai assez fort l’index au passage, et repartais avec mon bouquet à travers le jardin, quand je remarquai les bûches tombées dans l’allée. Le bois était toujours scrupuleusement rangé, et ce n’était pas Tiphaine qui aurait semé des bûches de cette façon, en tout cas pas volontairement. Soudain alarmée, je pressai le pas en serrant contre moi le sécateur aiguisé et les roses pleines d’épines acérées.

— Tiph ?

Je le trouvai dans l’allée, au coin de la maison, étalé de tout son long, un avant-bras en travers du visage comme une jeune fille en pâmoison. Quand je m’approchai et que je vis ses yeux, ouverts mais fixant le vide, j’eus un moment de terreur en pensant qu’il était mort. Puis il cligna des yeux et me considéra d’un air absent, abasourdi.

— Ça ne va pas ? demandai-je, encore choquée. Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Il restait là, allongé dans les graviers, secouant la tête.

— J’en sais rien. 

— Tiph. Mon cœur.

Il se redressa sur ses coudes et regarda autour de lui, hébété. 

— Tu as du sang sur ton T-shirt, remarquai-je.

Il baissa le menton pour s’inspecter, la mine dubitative, puis toucha son nez, son crâne, à la recherche d’une blessure. Je ne vis pas trace de sang dans ses épais cheveux châtain clair.

— Bizarre. J’ai dû tomber dans les pommes. 

— On va aux urgences, décidai-je. 

J’avais déjà perdu un grand-père à cause d’un AVC, et je n’étais pas prête à renouveler l’expérience.

Tiphaine leva les mains avec une expression qui se voulait sans doute rassurante mais que je trouvai un peu ratée.

— Mais non, Claire, ça va. Je me sens bien. 

Il m’adressa un sourire de maniaque, demanda entre ses dents : 

— Je suis symétrique ?

— Ouais. T’as l’air d’une andouille, mais une andouille symétrique. 

— J’ai dû me cogner ou trébucher, je ne m’en souviens pas. Je prendrai rendez-vous chez le docteur si ça peut te rassurer, mais on ne va pas aller à l’hôpital pour ça. J’ai faim. 

Il acheva de se redresser, et, considérant son appétit comme une bonne nouvelle, je cédai. Je l’aidai à se lever. Il se tâta à nouveau la tête et me montra son crâne. 

— Tu vois la coupure ? 

— Non. Rien. C’est bizarre. Ta main peut-être ? 

Il inspecta ses mains, ses poignets, ses avant-bras, sans repérer la moindre plaie. 

— J’ai dû me salir plus tôt, conclut-il, avant de saisir ma main et de m’entraîner vers la maison. 

— Attends, l’arrêtai-je. Les bûches. 

Je lui tendis mes roses et mon sécateur, ramassai le bois, et nous rentrâmes nous réfugier à l’intérieur.

Cette nuit-là, mon sommeil fut troublé par des rêves dérangeants. Mon subconscient se rebellait à nouveau, alignant des images de mangeurs de savon à la bouche mousseuse, de pendus dans la forêt se balançant dans la brise, et de jeunes gens nus transpercés par des épines de rosiers. Je me réveillai en sursaut et en sueur vers trois heures du matin. 

— N’importe quoi, maugréai-je en passant mon cauchemar en revue et en m’asseyant pour attraper le verre d’eau sur la table de nuit.

J’en bus la moitié avant de m’apercevoir que Tiphaine n’était pas à côté de moi dans le grand lit. 

— Tiph ? 

Inquiète, je me levai pour aller voir dans la salle de bain : personne. Il y avait de la lumière dans l’escalier. Je descendis sans bruit jusque dans la cuisine, puis traversai les pièces en enfilade du rez-de-chaussée, le cœur toujours en alarme après mon sale rêve. Je passai devant le miroir du couloir en tournant délibérément la tête de l’autre côté, soudain glacée à l’idée de découvrir une vision de cauchemar dans mon reflet. C’était pourtant la terreur enfantine de Tiphaine, pas la mienne.

Je finis par le trouver dans le salon de télévision tout au bout de la maison, en train de dévorer des cacahuètes par poignées entières. 

— Tout va bien ?

Il me regarda et me sourit, la bouche pleine.

— Très bien. J’avais la dalle.

Je souris. 

— Zut. Je ne t’ai pas assez nourri. Tu aurais dû préparer de la viande hier soir. 

Il lui fallait des quantités astronomiques de nourriture pour rester opérationnel. 

— J’étais trop pressé de passer au dessert, avoua-t-il avec un sourire dégoulinant de sous-entendus masculins.

Je secouai la tête, amusée malgré moi. Il était resté torse nu et mon regard erra du côté de ses pectoraux solides. 

— Hé ! fis-je soudain. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Il avait des marques de morsure sur la poitrine. Je précise que je ne suis pas du genre agressif ou cannibale. Quelqu’un l’avait définitivement mordu, on voyait les traces de dents, et ce n’était pas moi. 

— Tu as quelque chose à me dire ? l’interrogeai-je, passablement refroidie.

— Hein ?

Il baissa les yeux, repéra la morsure à son tour, et la tâta du bout des doigts en rougissant.

— C’est quoi, ce truc ? grommela-t-il.

Je n’étais guère impressionnée.

— Tu mens super mal, Tiph.

— Non, je te jure. Je ne vois pas comment j’ai pu me faire ça.

— Ça m’étonnerait que tu aies réussi à te mordre toi-même, grinçai-je. Je pense que tu as dû avoir de l’aide. Alors dis-moi. C’était qui ?

Il allait me dire quelle fille avait eu l’audace de poser ses sales pattes sur lui, et j’allais lui arracher la tête personnellement. Mais au lieu d’avouer, Tiphaine plissa les yeux et eut le culot de se fâcher. 

— Mais personne ! Pourquoi j’aurais laissé quelqu’un me mordre les tétons jusqu’au sang ?

— J’en sais rien. Ça te regarde. Écoute, si tu as faim, je propose que tu rentres chez ton père, je suis sûre qu’il a plein de trucs nourrissants dans son frigo. Ici, on est plus salades que viandes saignantes au bout du compte.

J’étais blême. S’il ne voulait plus de moi, il aurait pu me le dire en face !

— Attends, protesta-t-il, tu ne vas pas le prendre comme ça, quand même. 

Mais je ne pensais qu’à une chose : d’après mes calculs, la fille qui l’avait mordu avait dû le faire ce jour même. Je l’avais laissé me toucher quelques heures seulement après cette traînée, sans m’apercevoir de rien, et ça me dégoûtait.

— Si, grondai-je. Je vais le prendre comme ça me chante. Tire-toi immédiatement. 

Pâle et les sourcils froncés, il tenta une contrattaque. 

— Je te dis que je ne sais pas comment c’est arrivé ! Si ça se trouve, c’est toi qui m’as fait ça pendant qu’on dormait.

— C’est ça. Je t’aurais gnaqué en dormant, et ça ne nous aurait réveillés ni l’un ni l’autre. N’importe quoi. 

Je me détournai, très pressée de mettre fin à la conversation. 

— Je suis fatiguée. Je remonte me coucher, et je ne veux plus te voir.

Il n’essaya pas de me suivre, et le matin d’après, quand j’émergeai d’un énième cauchemar, la maison était vide. Tiphaine était parti.

Chapitre 3

Le samedi à midi, j’étais en train de remuer une tonne de confiture de rhubarbe dans une marmite géante quand ma cousine Adélaïde se pointa.

J’ai dit que j’étais nulle en cuisine, mais la préparation de la confiture de rhubarbe ne comptait pas comme une compétence culinaire. Dans notre famille, c’était une question de survie. Si nous ne voulions pas être tués étouffés sous la rhubarbe ou éviscérés par les araignées géantes qui proliféraient sous les plantes, nous étions obligés d’agir, d’agir tôt dans l’année, et par des méthodes radicales. 

La marmite était si immense que j’étais forcée de monter sur un escabeau pour remuer la préparation jusqu’au fond. Je venais de passer deux bonnes heures à éplucher sommairement une montagne de feuilles pour garder uniquement les tiges comestibles, et il me faudrait sans doute renouveler l’opération dès la semaine suivante, faute de quoi les plantes envahissantes gagneraient trop de terrain, et bientôt il faudrait s’armer d’une machette pour traverser le jardin de devant et atteindre la rue. C’est ce que les villageois avaient dû faire en 1967 pour secourir Grand-père Francis victime d’un lumbago pendant l’été, alors que Grand-mère Irma était partie en vacances à Majorque avec les jumelles (ma mère et ma tante) et l’oncle Maxime. 

Bref. J’avais entrepris cette tâche un peu rébarbative, ou plutôt, rhubarbative, pour me distraire tant bien que mal de ma rupture nocturne et de l’incartade de Tiphaine. Mais intérieurement, je continuais à bouillir de rage, aussi fort que la purée de filaments verts, et mon sang outragé n’était pas moins acide.

L’arrivée d’Adélaïde constitua donc une diversion bienvenue. 

— Quel cave, ce Tiphaine ! s’écria-t-elle en se jetant sur moi pour m’embrasser, et en me faisant presque dégringoler de mon escabeau. 

La rapidité à laquelle la nouvelle de mon petit drame privé s’était apparemment répandue en ville ne m’étonna pas outre mesure. Les informations circulaient à la vitesse de l’éclair à Orgues-la-Fière, c’était une question de topologie locale. À cause de la façon dont les maisons étaient nichées autour du clocher, et le long des berges du Sifflant, la ville faisait caisse de résonance. Je me demandais même s’il n’y avait pas dans l’eau des minéraux particulièrement propices à la transmission des ragots, d’ailleurs, j’envisageais d’en faire le sujet de ma future thèse de géologie.

— Comment tu as su ? interrogeai-je néanmoins à ma cousine, tandis qu’elle me serrait contre son ample poitrine et caressait mes cheveux avec des gestes qu’elle considérait probablement comme maternels.

­— Par Mathilde, qui le tient de Jeanne, qui a discuté avec Valentine ce matin. 

Je hochai la tête. Valentine était la sœur cadette de Tiphaine et sa confidente. C’était sans doute une source d’information plus fiable que la filière des hâbleurs mythomanes du hockey sur gazon, les autres amis de Tiphaine.

Mon nouvel ex en était donc probablement encore à la phase caleçon-couette-glace rhum-raisins, et pas tout à fait à celle de la bière, des fêtes énormes et des coups d’un soir. Je m’en félicitai une demi-seconde, avant de me rappeler pour quelle faute impardonnable je l’avais jeté.

— Tu te rends compte ? dis-je à Adélaïde. Ce connard m’a trompée avec une cannibale. 

Adélaïde était aussi perplexe que moi. 

— Mais d’après Valentine, il ne t’a pas trompée. Il pense que c’est toi qui l’as mordu sans t’en apercevoir, et il n’en démord pas, sans mauvais jeu de mots. Il dit que c’est la seule interprétation possible. 

— C’est un très mauvais jeu de mots. Mais sérieusement, tu y croirais, toi ? 

Adélaïde fit la moue.

— Ça sent très fort le bobard, convint-elle. Mais j’ai toujours eu l’impression qu’il t’aimait comme un fou. 

Je haussai les épaules. 

— Moi aussi. C’est bien pour ça que ça fait mal. 

Nous laissâmes choir ce sujet de conversation douloureux, et Adélaïde grimpa sur l’escabeau à ma place pour remuer la confiture pendant que j’allais chercher un rab de rhubarbe au jardin. Puisque j’avais de la compagnie et de l’énergie sombre et colérique à revendre, autant prendre un peu d’avance sur la semaine suivante.

Quand je remontai à la cuisine, les bras chargés de feuilles, Adélaïde était complètement perdue dans la contemplation de la marmite. Perchée sur l’escabeau, elle touillait la mixture par de grands mouvements circulaires tout en murmurant une litanie embrouillée d’une voix absente.

— Les fils emmêlés du destin se dénouent, marmonnait-elle, et dévoilent l’atroce vérité. La bête mord la chair innocente et les chasseurs d’âmes garnissent leurs rangs. 

— Hum, Adé ?

Elle se tourna vers moi, l’œil vitreux et les cheveux en pagaille :

— Je me demande si ce serait bon avec un peu de savon à la cannelle. Qu’est-ce que tu en penses ? Je vais le chercher ?

Craignant aussitôt une intoxication aux vapeurs de rhubarbes, je la fis descendre de l’escabeau et asseoir sur une chaise, avant de lui servir un grand verre d’eau.

— Qu’est-ce qui t’arrive, ma poule ? T’as encore essayé de fabriquer de la vodka dans ta cocotte-minute ? 

C’était ça, ou bien mes rhubarbes étaient en train de développer des capacités transgéniques hallucinogènes. 

Adélaïde but le verre d’eau, puis déclara qu’elle se sentait très bien. 

­— C’était quoi, ce plan que tu viens de me faire ? lui demandai-je.

— Quel plan ?

— Ben, t’étais partie dans un délire… 

— Mais non. Un peu de fatigue, c’est tout.

— Carbonel t’en fait encore voir des vertes et des pas mûres ? 

Carbonel employait Adélaïde aux quatre cinquièmes dans sa librairie-papeterie. Le reste du temps, ma cousine écrivait des romances paranormales érotiques. Elle les autoéditait avec un succès local indéniable. 

— Nan, fit-elle, Carbonel est cool. Ça doit être mes ragnagnas qui arrivent. Ou bien c’est ta rhubarbe. Je ne sais pas. 

Je l’installai dans un coin de la pièce pour l’éloigner des vapeurs suspectes, en lui ordonnant de venir me chercher si je montrais à mon tour des signes de décompensation schizophrène. Elle sortit du buffet un des vieux mots croisés de mamie Irma, et nous terminâmes la corvée de confitures en nous creusant la cervelle pour remplir les grilles de mots surannés et incompréhensibles. Il n’y eut pas d’autre incident bizarre.

Chapitre 4

Adélaïde partit peu de temps après pour aller relever Carbonel à la librairie, le samedi étant un jour de forte fréquentation. J’occupai le reste de l’après-midi comme je pus. Les grands bocaux pleins de confiture de rhubarbe refroidissaient en fumant sur la paillasse de la cuisine. Je sortis mon ordinateur portable pour imprimer une série d’étiquettes autocollantes à apposer sur les pots, avec la date, la composition des confitures (des tiges de rhubarbes et une quantité effarante de cassonade, traces possibles de larmes, de sang, et d’araignées des jardins). J’ajoutai même une mise en garde concernant la présence éventuelle de psychotropes dans les végétaux, et de fil en aiguille, je conçus une série de flyers publicitaires sur ce thème, à déposer dans les bars. Je n’avais pas de petit boulot salarié comme Adélaïde, mais j’avais comme elle l’esprit d’entreprise, et je vivais partiellement de menus bricolages. Mes parents m’aidaient financièrement, et bien sûr, je n’avais pas de loyer à payer. Laisser la grande maison vide eût été absurde.

Une fois les étiquettes et les affichettes imprimées, j’errai dans la maison, récupérant çà et là les divers objets abandonnés derrière lui par Tiphaine. Je les rassemblai dans une cagette pourrie que je déposai sur le paillasson. Ne pas renifler son T-shirt s’avéra particulièrement difficile. Je lançai une lessive de draps et je m’organisai dans la baignoire un rituel purificateur fantaisiste.

Puis le soir arriva, et le moment vint de sortir et de me confronter au reste de la ville. 

J’avais la main sur la poignée de la porte quand la sonnerie de la grille se fit entendre. C’était Tiphaine. Debout à l’entrée du jardin, il semblait particulièrement défait. Il était d’une pâleur mortelle et portait de vieux vêtements devenus gris à force de lavages. Je déglutis en essayant d’oublier à quel point le coton usé peut être doux.

— On peut parler ? demanda-t-il.

— Ça dépend. Tu vas me dire avec qui tu m’as trompée ? rétorquai-je aussitôt.

Les mots volèrent au-dessus du parterre de rhubarbes et semblèrent le heurter en pleine poitrine.

— Je ne t’ai pas trompée, affirma-t-il. 

— Tu devrais quand même aller à l’hôpital. Si ça se trouve, cette traînée t’a inoculé la rage et c’est pour ça que tu es tombé dans les pommes hier.

Il secoua la tête d’un air navré. 

— Claire… 

Je l’arrêtai d’un doigt levé.

— Ne m’appelle pas Claire. 

— C’est ton prénom, fit-il remarquer.

— Eh bien, cesse de l’utiliser. 

Toute trace de nostalgie envolée, j’avais retrouvé l’intégralité de ma colère, et c’était bien mieux comme ça. 

— Bon week-end, décrétai-je, en pivotant sur mes talons et en claquant derrière moi la porte de la maison. 

Bon débarras, aussi.

Sauf que maintenant j’avais oublié de lui rendre ses affaires et en plus, j’étais coincée dans la maison. Je dus guetter son départ à travers la dentelle des rideaux de l’escalier. Il resta un moment debout devant la grille, avant de se détourner et de reprendre la direction de chez lui d’un pas lent et pesant. J’attendis encore cinq minutes de plus avant de sortir à mon tour, mes flyers pour confitures de rhubarbe à la main.

La ville d’Orgues-la-Fière comptait plusieurs établissements dédiés à la restauration et à la boisson. Les personnes âgées se retrouvaient à la crêperie Chez Maurice pour prendre le thé à toute heure, et échanger souvenirs et potins tout en dégustant des douceurs qui ne collaient pas aux dentiers. Un restaurant gastronomique, Le Saule Pleureur, servait de la bonne cuisine pour les clientèles aisées et les fêtes de famille. Les lycéens et les étudiants se rendaient au Café Langueur pour boire des cappuccinos frappés, des milkshakes coco, des cocktails plus ou moins alcoolisés en grignotant de merveilleux accras ou en s’engouffrant des plats parfumés des Antilles. Les mères de famille épuisées prenaient leurs drogues — caféine, soda light, pâtisseries sans gluten et salades bourrées de superfoods — au bar à jus de Natacha. Et la délicieuse cantine plébiscitée par tous, c’était le Soleil Vert, bizarrement ainsi baptisé par son propriétaire Jean-Claude, un homme de grand talent culinaire mais hélas, de peu de culture cinématographique. 

Et dès la tombée de la nuit, deux bars-boîtes se partageaient la scène nocturne : L’Asphodèle et le New Dawn. Le premier était un bar gothique pur jus. Toutes les filles se prenaient pour Perséphone et tous les types, pour le vampire scintillant de la série. On y jouait du rock des années 80-90 et on buvait des Bloody Mary ou des vodkas orange sanguine. En été, le propriétaire ouvrait la petite cour à l’arrière et projetait des films d’horreur vintage et des œuvres d’Ed Wood, servis avec des hamburgers bien saignants. 

De son côté, le New Dawn s’efforçait de suivre les modes, parfois avec un peu de retard et avec une interprétation assez personnelle. Il accueillait sans distinction, avec une sorte de daltonisme réjouissant, les ringards has-been et les hipsters à la pointe de la tendance (pas si rares que ça à Orgues-la-Fière, ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte). Ces deux publics se rejoignaient dans leurs goûts, démontrant par là même l’éternelle cyclicité de la mode. 

Voilà pour le topo. Moi, pour vendre ma space rhubarbe, c’était très clair : j’allais à l’Asphodèle, après un petit crochet chez Natacha. Les mères de famille surmenées, ça leur ferait un changement des coupe-faim et des amphètes.

Natacha était une femme d’affaires d’environ cinquante ans, blonde peroxydée et incroyablement en forme pour son âge. Elle oscillait quelque part entre Patti Smith et Jane Fonda, et oui, je sais que c’est une échelle bizarre, mais ça lui convenait parfaitement. C’était aussi la prof de danse locale. Le premier étage du café hébergeait un studio de danse moderne où elle donnait ses cours après la fermeture de son bar, à 17 h, vu que ce n’était pas la peine de compter sur sa clientèle une fois que l’heure des enfants avait sonné. Du coup, c’est à l’étage que j’allai la trouver, car un samedi soir à 21 h, forcément, elle était en pleine répétition générale pour son spectacle de danse orientale du quatrième âge. Le début du mois de juin n’allait plus tarder à arriver, et tous les ans c’était un challenge. Par-dessus les boums-boums rythmiques de la musique égyptienne, j’entendais Natacha hurler des instructions à ses danseuses.

— Coquette, Bernadette ! Sois coquette ! Cette danse, c’est pour faire miroiter ta petite fleur, mais tu ne vas pas la donner comme ça à n’importe qui ! s’époumonait-elle.

— Chérie, sa petite fleur, ça fait longtemps qu’elle l’a donnée, la Bernadette ! rétorqua une voix éraillée au milieu des fous rires. 

— Ça te va bien de dire ça, Germaine, lança une autre voix.

— C’est une façon de parler, Germaine, gronda Natacha. Allez, on reprend tout depuis le départ. Écoutez, je sais que je ne peux plus vous demander de vous déhancher comme des perdrix de l’année, mais pensez à toute cette expérience de séduction que vous avez accumulée ! Servez-vous-en pour compenser. 

Nouvelle salve de gloussements.

Ce n’était pas la première fois que je montais pendant ce cours, mais ça me faisait bizarre à chaque fois de tomber sur Thérèse Riotta en justaucorps à paillettes et Germaine Hennequin en maillot de corps ultra décolleté avec un morceau de tulle fuchsia à sequins noué autour de la taille.

— Salut, ma belle, lança Natacha en s’interrompant pour m’accueillir, comment tu tiens le coup ? Si tu veux te joindre à nous pour te changer les idées, n’hésite pas. 

Je levai les yeux au ciel. Visiblement, la ville entière était au courant de mes déboires amoureux, et ce n’était pas en déballant mon linge sale devant le Club des commères réunies que j’allais arranger ça. 

— Merci, mais ça va. J’ai quelques flyers pour le bar, je peux te les donner ?

Je traversai la salle et tendis les feuillets à Natacha. Aujourd’hui elle portait un justaucorps rose bonbon à manches et à jambes longues avec une ceinture vert émeraude nouée autour de la taille et un foulard de pirate dans ses cheveux blonds. Elle avait tracé sur ses yeux verts deux généreux traits de khôl turquoise. Le résultat était, comme à son habitude, plutôt flamboyant dans le genre improbable, surtout avec la petite touche du vernis à ongles fluorescent pailleté sur les mains ET sur les pieds. 

Elle s’empara de mes flyers et les parcourut rapidement. Germaine s’était approchée et avait chaussé ses lunettes de lecture pour déchiffrer par-dessus son épaule. 

— Qu’est-ce que ça veut dire, « cette rhubarbe va vous faire planer » ? demanda-t-elle quand elle eut fini.

— Exactement ça. C’est une rhubarbe psychédélique légère. 

— Hein ? Mais c’est pas dangereux, ça ? s’enquit Bernadette en s’approchant à son tour. 

— Pfff, ricana Thérèse Riotta. Avec tout le LSD que t’as pris pendant les années 60, tu vas pas me faire croire que tu recules devant l’expérimentation, toi ! 

Bernadette lui adressa un regard noir et prit un flyer qu’elle enfourna en silence dans son vaste soutien-gorge. 

— OK, me dit Natacha, je vais les mettre dans ma boutique. Mais je décline toute espèce de responsabilité. S’il y a un problème, je ferai celle qui ne sait rien. Vous êtes mes témoins.

— Ne t’inquiète pas. C’est complètement naturel ! Juste des rhubarbes de mon jardin. Mais elles ont fait planer Adélaïde tout à l’heure. 

— J’ai toujours dit que ta cousine avait des affinités avec la drogue, insinua Thérèse. 

Je l’ignorai, pris congé, et m’engageai dans la rue des Petites Clopinettes, en direction de l’Asphodèle, qui devait avoir ouvert entretemps.

Chapitre 5

Comme tout bar gothique qui se respecte, l’Asphodèle était installé dans le sous-sol voûté d’une vieille bâtisse de pierre, la maison de famille de son propriétaire, Petronil Vindictus. La famille Vindictus se targuait d’être un des clans fondateurs d’Orgues-la-Fière au douzième siècle. Personnellement, si j’étais restée aussi longtemps au même endroit sans rien faire de spécial, je ne me la ramènerais pas à ce point, mais chacun était libre de suivre ses propres valeurs.

À quarante ans passés, Petronil Vindictus était un type bizarre avec un chapeau de cowboy en cuir attaché fermement sous le menton par un lien de corde. Il portait aussi en toute circonstance une chemise à jabot, quelle que soit sa couleur (orange aujourd’hui). Il avait toute une collection de pantalons en cuir et je préférais ne pas savoir comment il faisait pour les laver. Il était si excentrique que les gothiques lui pardonnaient ses accointances traîtresses avec la couleur et le reconnaissaient automatiquement comme l’un des leurs.

Bien qu’il soit relativement tôt pour un samedi soir, la soirée battait déjà son plein sous les voûtes romanes basses de la cave. Je croisai à l’entrée une fille en robe longue, bottes de moto cloutées, manches de résille et rouge à lèvres noir qui jeta un regard dédaigneux à ma robe d’été turquoise et à mon foulard fleuri. C’était la caissière du supermarché, Enora Quelque-chose. 

— Salut, dis-je avec un sourire, avant de me diriger vers Petronil, qui remplissait un pichet de Bloody Mary.

— Hé ! Claire, m’accueillit celui-ci. Quoi de neuf ? 

Je lui racontai mon histoire de rhubarbe. Il prit quelques flyers. Puis la conversation dévia immanquablement sur le sujet du moment. 

— Tu sais, je crois que tu es trop dure avec Tiphaine. 

Je sentis aussitôt la colère bouillir en moi à nouveau. 

— Tu te fiches de moi, là. Qu’est-ce que j’étais censée faire ?

Petronil haussa les épaules. 

— Peut-être en parler avec lui. À mon avis, s’il est allé se faire mordre ailleurs, c’est peut-être que tu ne lui apportais pas ce dont il avait besoin à la maison. Il n’osait peut-être pas te l’avouer.

C’était un argument méprisable et typiquement masculin, et je le lui dis sans mâcher mes mots. 

— Attends, protesta Petronil. Tu n’imagines pas le nombre de couples qui explosent en plein vol pour de bêtes histoires d’appétits inassouvis. Le besoin de se faire mordre, c’est un truc assez répandu, figure-toi. Peut-être que ton Tiphaine rêvait de rencontrer une bête sauvage au fond d’un bois. Et toi, avec tes robes à fleurs et tes jardins de roses, tu…

— Ce n’est pas mon Tiphaine, grinçai-je entre mes dents, d’autant plus fort que sa théorie commençait à avoir du sens. 

Et si Tiphaine avait envie d’être un peu malmené, et qu’il n’ait jamais osé le dire ? J’essayai d’imaginer le tableau, sans grand succès. Mouais. Si Tiph était du genre soumis ou maso, il cachait sacrément bien son jeu. Je n’y croyais vraiment pas.

— Toi qui connais tous les bizarres de la ville, demandai-je à Petronil, tu vas pouvoir me dire qui sont les mordeuses perfides. 

Il eut soudain l’air très mal à l’aise. 

— Hé. Je suis pas une balance, moi. 

Je plissai les yeux et fis un pas vers lui en prenant un air menaçant ; il se recroquevilla derrière son comptoir. Je ne suis peut-être pas très imposante, comme fille, mais il ne faut pas non plus me prendre pour une lavette. 

— Dis-moi, qu’on en finisse. 

Il hésita et j’appuyai mes coudes sur son comptoir, le faisant sursauter. Il déglutit et lâcha : 

— Je ne sais pas, mais tu pourrais demander à Daria, par exemple.

— Daria ? Daria Michel ? Elle mord les gens comme ça ? 

— C’est pas moi qui te l’ai dit, bredouilla-t-il.

J’exhalai doucement. Daria avait eu son bac un ou deux ans avant moi. Elle travaillait à la jardinerie et je supposais en effet que c’était le genre de nana à donner des coups de dents. On n’avait jamais été particulièrement copines, même si on circulait à peu près dans les même sphères. Elle était sortie avec pratiquement toute l’équipe de hockey sur gazon et j’avais entendu bien des plaisanteries fines au sujet de sa « fougue » au lit. 

Si c’était elle qui m’avait piqué mon mec, j’allais me la payer. 

J’avais posé mes deux mains sur le comptoir et je n’allais pas tarder à faire volte-face quand un long frisson parcourut mon échine, le même genre de pressentiment que celui que j’avais eu la veille, lorsque Tiphaine et moi étions tombés sur le van des savonniers pendant la promenade du soir. Et de fait, lorsque je me retournai, plus lentement que je ne l’avais d’abord prévu, une silhouette sombre descendait l’escalier pour rejoindre la cave où nous nous trouvions. Un type en costard noir, chemise blanche, chaussures de croquemort, cravate, la totale. Ce n’était pas le savonnier de la veille, mais ça pouvait bien être son collègue. Je me retournai vers Petronil. 

— Le type qui vient d’entrer, tu le connais ?

— Qui ça ? 

Il se pencha sur son bar pour regarder, et secoua la tête. 

— Non, ce n’est pas un des habitués. 

— Je crois que c’est un de ces types qui vendent du savon, dis-je. 

— Oh, zut, fit Petronil. Je n’aime pas ces gens. À chaque fois qu’ils viennent en ville, il se passe des trucs bizarres.

— Ah bon ? Bizarres comme quoi ?  

Petronil s’approcha encore de moi. 

— Tu te souviens d’Halloween dernier ? 

Je frissonnai. 

L’année passée en octobre, il y avait eu un meurtre dans la forêt. Un pauvre type que j’avais connu au lycée avait été retrouvé pendu et éviscéré dans une clairière de la forêt voisine par un promeneur et son chien. Pendant des semaines on avait soupçonné tout le monde et son voisin, mais pour finir, le coupable n’avait toujours pas été arrêté, et l’affaire avait été plus ou moins enterrée sous le tapis. Moi-même, j’en avais déjà pratiquement tout oublié.

— Quand Cyril Millon est mort, ces marchands de savon étaient en ville, souffla Petronil à mon oreille. Tu ne trouves pas ça extraordinairement bizarre, comme coïncidence ?

Je n’aimais pas ces types, mais tout de même je le jugeais un peu rapide à conclure. 

— Ça ne prouve rien, protestai-je. Si ça se trouve, ce sont juste de gentils VRP qui cherchent à gagner leur vie par un commerce honnête, comme toi et moi.

Mais je n’y croyais pas au fond, et je ne pouvais détacher mon regard du type qui traversait la salle. Grand et fin, avec des cheveux bruns épais coiffés à la va-comme-je-te-pousse et des traits acérés, il ne paraissait pas plus vieux que trente ans. 

— Merde, sifflai-je, il vient vers nous. 

Petronil se détourna, très intéressé tout à coup par sa chaîne et apparemment décidé à remplacer son CD de Rammstein par un autre morceau de rock énergique et gentiment déprimant. Je me retrouvai donc seule face au type qui s’approchait, se dirigeant indéniablement vers moi. 

Je me tournai vers le bar et m’emparai d’une main tremblante du pichet de Bloody Mary, pour me servir en hâte un verre. Je détestais les Bloody Mary (comme la majorité des personnes normales, je crois), mais j’avais besoin de me donner une contenance. 

Penchée sur ma boisson, j’étais très consciente de la présence du nouvel arrivant à moins d’un mètre de moi. J’étais cependant déterminée à ne pas regarder dans sa direction. 

Au bout d’un moment, Petronil eut changé son disque et il fut bien obligé de s’intéresser à son nouveau client. 

— Qu’est-ce que vous buvez ? l’entendis-je demander. 

— Jus d’orange, commanda le savonnier itinérant.

— J’ai de l’orange sanguine. Vous voulez un peu de vodka dedans ?

— Non, merci. Un jus, c’est tout. 

Petronil le servit et encaissa son billet de cinq, avant de s’enfuir vers les cuisines, me laissant à nouveau seule avec l’inconnu. J’aurais dû profiter de leur échange pour m’éclipser, mais pour une raison pas très claire, j’étais incapable de bouger. Puis le type se tourna vers moi. J’avais toujours les yeux plongés dans mon verre de tomate, mais je voyais bien du coin de l’œil qu’il avait adopté une pose différente et qu’il concentrait toute son attention sur moi. 

— Salut, dit-il. 

Je l’ignorai.

— Comment vous faites pour boire un truc aussi ignoble ? demanda-t-il. 

Je fis, à nouveau, celle qui n’entendait pas. Le type s’approcha et au moment où je fermais les yeux de terreur, il tapota mon épaule d’un geste anodin. 

— Hé ! Mademoiselle. 

Bien forcée à présent de le regarder, je tournai la tête vers lui. Il était beaucoup plus grand que moi, très maigre et pâle, avec des traits osseux et un regard sombre, fiévreux. Ses lèvres aussi étaient pâles et gercées. 

— Hum, fis-je.

— Vous aimez vraiment le Bloody Mary ? insista-t-il. Non, parce que si vous arriviez à m’éclairer sur l’avantage de cette boisson, ça m’intéresse.

Abasourdie, je secouai la tête. 

— Je… j’adore ça. J’en bois des pichets entiers.

Je désignai le pichet presque plein. 

— Wouah, fit le type. Tu dois être la seule personne en France qui aime ça. 

Et comme ça, nous étions passés au tutoiement. 

— Tu t’appelles comment ? demanda le type étrange. 

— Euh, Claire, dis-je, ne voyant pas trop de vraie raison de lui mentir.

— Claire ? C’est joli. Moi c’est Damien. 

— Hum, enchantée, Damien, fis-je, pas le moins enchantée du monde.

— Je ne suis pas du coin, mais ça a l’air d’être une ville sympa, dit Damien. 

— Hum, quel, euh, bon vent t’amène à Orgues, du coup ?

— Je suis commerçant itinérant. Je vends des savonnettes, avec mon collègue. Il s’appelle Arthus. 

— Ah, fis-je, avec la sensation de m’enfoncer dans une discussion de plus en plus bizarre, sans arriver à mettre le doigt sur le problème exact. Je crois que je l’ai vu hier. Un type blond aux yeux très pâles ? Qui ne sourit pas trop ? 

Damien, qui n’avait pas souri davantage jusqu’ici, partit d’un grand éclat de rire que je trouvai tout à fait flippant. 

— Ouais ! s’exclama-t-il, l’air ravi. C’est tout lui, ça. Sacré Arthus.

— Haha. Et vos affaires marchent bien ? Vous avez eu pas mal de succès hier soir, non ?

Damien fit la moue. 

— Ouais, ça marche pas mal. C’est une vie plutôt acceptable. Je me plains pas.

— Mais tu t’ennuies peut-être d’être loin de chez toi comme ça, tous les soirs ? 

Je me pinçai aussitôt la joue. Qu’est-ce qui me prenait d’entamer une conversation personnelle avec ce type ? J’étais beaucoup trop curieuse.

— Si, fit-il avec une grimace, bien sûr que je m’ennuie. 

— Hum, fis-je tout à coup en me déscotchant enfin du bar, écoute, il faut que j’y aille. C’était sympa de discuter. Bon courage sur la route, toussa toussa.

Il n’essaya même pas de me retenir, mais en remontant l’escalier, je crus sentir son regard glacé entre mes omoplates. 

Dehors, il faisait nuit noire à présent, et j’hésitai à rentrer chez moi, dans la grande maison vide. Le silence de la rue des lavoirs me parut soudain rebutant, et je décidai de terminer l’enquête que j’avais commencée. Après tout, je n’allais pas y passer tout le week-end. J’allais trouver ma rivale, lui faire la tête au carré, et passer bien vite à autre chose. 

Je dégainai donc mon téléphone pour appeler Adélaïde. 

— Daria, fis-je dès qu’elle décrocha. Tu la connais ?

Adélaïde poussa un gros soupir dans le combiné.

— N’y va pas, dit-elle aussitôt. 

— Ne va pas où ça ? 

— Grmbl. Attends-moi, je viens avec toi. Tu es où ? 

Après avoir expliqué et raccroché, je l’attendis sur un des bancs de la rue des Petites Clopinettes, en regrettant de n’avoir pas pris de chandail en sortant de chez moi. Il n’y avait pas un chat dehors, et il commençait à faire un peu froid. De là où j’étais assise, je voyais la porte de l’Asphodèle. De temps à autre, des filles et des garçons aux looks gothiques émergeaient du bar en bavardant à voix basse. Damien le savonnier était resté à l’intérieur.

Adélaïde arriva en moins de dix minutes, elle n’habitait pas très loin. 

— C’est une super mauvaise idée de chercher Daria, dit-elle en guise de salutation. Elle n’a pas la réputation d’être une fille qui se laisse trop marcher sur les pieds. 

— J’ai vraiment besoin de tirer un trait sur toute cette histoire, plaidai-je. 

— Tiphaine est un naze, pas la peine d’entrer en guerre pour un type pareil, tempéra Adé.

Je secouai la tête. 

— Nan. Tu me connais. C’est pas mon genre de lâcher le morceau comme ça. Je veux voir cette fille en face, et si c’est elle qui l’a mordu, je veux lui dire bien clairement ce que je pense d’elle. 

— Tu ferais mieux de le dire à Tiph lui-même, qu’est-ce que t’en as à faire de la traînée avec qui il t’a trompée ? C’est à lui que tu faisais confiance, pas à elle, fit observer Adélaïde, non sans raison. 

Je haussai les épaules. 

— Désolée, mais c’est comme ça. Ça ne se raisonne pas. Tu viens avec moi ou pas, mais j’ai vraiment besoin que tu me dises ce que tu sais sur Daria.

Adé soupira avant de céder.

— C’est une groupie des hockeyeurs, dit-elle. 

— Ça, j’étais au courant, fis-je, agacée. Je veux savoir où elle habite.

— Dans une caravane un peu aménagée qui est garée le long de la natio. 

— Quoi ? Tu es sérieuse ?

— Oui. Ses parents sont partis il y a quelques années. Ils ont vendu leur petite maison, mais Daria est restée à Orgues. Elle ne se laisse pas faire, mais elle est sympa, en vrai. Elle…

Je toisai ma cousine. 

— C’est à moi de décider si elle est sympa ou non. Tout dépendra si c’est elle qui a…

Adé leva les bras pour m’arrêter. 

— OK, pas la peine de monter sur tes grands chevaux. De toute façon, ce soir, il y a une soirée de hockeyeurs, et elle y sera sûrement.

Je reniflai bruyamment. 

— On n’est pas obligées d’y aller, rappela Adé.

— Si. On y va. 

J’avais beaucoup d’énergie négative à brûler et l’équipe de hockey serait parfaite comme défouloir.

Chapitre 6

Par le soutien-gorge de Grand-mère Irma, s’il y avait une chose que les hockeyeurs sur gazon savaient faire, c’était vous retourner un pavillon en deux coups de cuiller à pot. Je ne connaissais pas cette maison, mais j’avais deux certitudes. Premièrement, les propriétaires n’étaient pas là. Et deuxièmement, ils allaient s’en vouloir à mort de s’être éloignés le temps d’une soirée.

On entendait la musique depuis l’autre bout du quartier, et j’étais prête à parier que quelqu’un avait poussé les basses à fond sur des baffles qui se trouvaient probablement au beau milieu du jardin. Adé et moi avions commencé à croiser des étudiants bourrés et titubants plus de deux rues avant d’atteindre le lieu de la fiesta. Et quand nous en franchîmes la grille béante, nous dûmes contourner un arbre déraciné qui barrait l’allée médiane d’un jardin par ailleurs propret. 

Deux silhouettes sombres étaient debout en équilibre dans la pente du toit de tuiles, et occupées à hurler à la lune. Une troisième contemplait le vide en silence, et je craignis un instant de la voir sauter, jusqu’à apercevoir le liquide clair qui jaillissait en arc de cercle. 

— Pas par là, Adé, ce type est en train de pisser depuis le toit. 

Nous évitâmes soigneusement les chausse-trappes et fîmes le tour de la maison pour gagner un jardin arrière envahi de convives en train de boire, de danser, ou de s’adonner à des rituels proches de l’accouplement. Les filles portaient des microshorts, des minirobes, ou des maillots de l’équipe de hockey sur gazon, et si elles avaient autre chose dessous, ce n’était pas évident. J’ai déjà dit que les hockeyeurs d’Orgues-la-Fière sont tous des géants ? J’en repérai aussi une bonne demi-douzaine dans la foule, et ils étaient tous torse nu, exhibant des pectoraux qui auraient pu rivaliser avec ceux de Tiph. 

Je chassai de mes pensées le souvenir de l’anatomie de mon ex — ce n’était vraiment pas le moment de me laisser distraire. J’avais un objectif, et cet objectif était debout sur une table de jardin, en train de s’enquiller une série de shots servis par des éphèbes à moitié nus, parmi lesquels je reconnus aussitôt au moins deux ou trois des potes de Tiph — Clément, Yann, Guilhem. 

— Daria ! rugis-je dès que je l’aperçus. 

La scène de beuverie s’interrompit sur le coup et Daria se tourna vers moi, sans descendre de sa table, les poings calés sur les hanches avec une mine provocante. 

Daria était une jolie petite blonde avec une coupe bien nette au carré, très athlétique. Ce soir-là, elle portait un microshort frangé avec un débardeur en coton blanc. Elle allait toujours partout avec les hockeyeurs. Depuis l’école primaire, elle était de tous les coups fourrés et de toutes les bêtises, mais elle échappait à chaque fois aux sanctions en dégainant un gentil sourire de petite fille sage et en faisant briller ses grands yeux bleus. Le maire et le curé l’adoraient de surcroît parce qu’elle encadrait tous les week-ends des scouts.

Je filai vers elle, fendant la foule sur mon passage, tandis qu’Adélaïde me tirait par la manche. 

— Attends, Claire, rappelle-toi, on n’est vraiment pas certaines qu’elle ait quoi que ce soit à se reprocher.

Elle avait sûrement raison, mais j’avais mariné dans mon jus toute la journée, et peut-être bien aussi dans la confiture de rhubarbe hallucinogène. J’avais besoin d’en découdre. 

Debout sur la table, Daria était beaucoup plus haute que moi, et flanquée de ses hockeyeurs musclés, elle n’avait certes rien à craindre de moi physiquement. Mais ça ne signifiait pas qu’elle n’allait pas en prendre pour son grade. 

Par contre, là où Adé avait raison, c’était que je n’allais pas m’en prendre, même verbalement, à une innocente. Il allait falloir vérifier d’abord, et pour ça, rien ne valait l’approche directe.

— Daria, c’est toi qui as mordu Tiphaine ?

Daria me lança un regard abasourdi. 

— Mordu Tiphaine ? 

Cela m’agaça qu’elle fît l’innocente.

— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. 

Elle eut un rire bref. 

— En fait, non, je suis désolée, mais ce que tu viens de dire peut prêter à confusion. Tiphaine a été mordu ? J’ai besoin d’en savoir plus. 

— Il a été mordu. Pas par un zombie. Par une gonzesse, et j’ai l’intention de me la payer. C’est toi, ou ce n’est pas toi ? C’est simple, comme question, en fait. 

— Les zombies, ça n’existe pas, dit bêtement un des hockeyeurs torses nus qui flanquaient Daria. 

Son voisin, Yann, un grand blond d’allure nordique mais qui était Breton, lui fila une taloche qui m’aurait personnellement dévissé la tête, mais eux rigolèrent comme des andouilles. 

— Quelle bande de crétins, marmonna Adé à mon côté. 

Yann la fusilla aussi sec avec les rayons laser bleu pâle qui lui servaient d’iris. Daria les fit tous taire d’un regard panoramique incendiaire, avant de descendre d’un bond de la table de jardin. Mes yeux errèrent un instant sur la surface mélaminée qui était couverte de jus sucrés, d’alcool, et de verres vides renversés. Ils avaient tous picolé comme des cochons. Mais ça ne semblait pas handicaper Daria qui, arrivée à la même altitude que moi, me fixa droit dans les rétines. 

— Ce n’est pas moi qui ai mordu ton mec, affirma-t-elle en articulant bien. 

Je hochai la tête. 

— Je te crois. Mais c’est qui, alors ?

Elle plissa les yeux. 

— Tu me prends pour la salope en chef d’Orgues-la-Fière ? Tu t’imagines que toutes les autres salopes viennent me rendre des comptes régulièrement ? 

Je grognai, parce que ce n’est jamais agréable de se faire prendre en flagrant délit de préjugé antiféministe.

— Non. Désolée. Je ne voulais pas insinuer ça. 

Elle hocha la tête, acceptant mes excuses, puis sans même remonter sur la table, elle beugla alentour, couvrant même la musique assourdissante. 

— EST-CE QUE TIPHAINE ROSTAND EST ICI ? TIPHAINE ? QUELQU’UN A VU TIPHAINE ?

Les baffles s’éteignirent d’un coup, comme si elles avaient été choquées du volume sonore dégagé par ce petit bout de femme, et le quartier tout entier fut soudain plongé dans un silence total. Enfin, sauf pour le bourdonnement rémanent dans mes tympans.

— Il est resté chez lui, cria une voix masculine dans le fond du jardin. Il a appelé pour dire qu’il n’était pas bien.

Daria accusa réception d’un hochement de tête, puis beugla :

— Quelqu’un ici l’a mordu ? Dites-le-moi tout de suite, et il n’y aura pas trop de répercussions. 

Un silence pétrifié, voire même terrifié, accueillit ses paroles. 

— Par contre, continua Daria d’une voix menaçante, si jamais j’apprends demain que c’est l’un d’entre vous qui a fait ça, je lui grille les roubignoles au barbecue et je les donne à mon chihuahua, c’est compris ? 

Toujours pas un bruit. 

— C’EST COMPRIS ? rugit Daria. 

Un chœur de voix timides murmura son assentiment du bout des lèvres.

Daria dévisagea un moment l’ensemble des convives, qui ne bougeaient pas un muscle. Puis elle se tourna vers moi et conclut :

— C’est pas un mec de chez moi qui a fait ça. 

Je ne savais pas trop ce que j’étais censée en déduire. 

— Je suis pas mal sûre que c’était pas un mec, Daria, soupirai-je. 

Elle me dévisagea comme si je venais d’atterrir de la Lune. 

— On n’en sait rien, décréta-t-elle, mais à ta place, je garderais un œil sur lui, et je fermerais bien à clef chez moi le soir. Ferme les fenêtres aussi. Regarde sous ton lit, on ne sait jamais. Tu as un flingue ? Un taser ? Un bon couteau ?

Abasourdie, je clignai des yeux. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait, que la nouvelle petite amie de Tiph allait s’en prendre à moi ? Un des types torses nus — c’était Clément — se pencha à son oreille pour murmurer quelque chose, et Daria hocha gravement la tête. 

— Ouais, approuva-t-elle. T’as raison. 

À moi, elle demanda : 

— Tu restes encore un peu ici ou bien tu rentres direct chez toi ? 

Je balayai le jardin du regard. Je n’étais pas trop d’humeur à faire la fête et à me mélanger avec des athlètes dénudés. Il fallait croire que moi aussi, j’étais toujours scotchée dans la phase pilou-pilou-romance de Noël avec des petits chats-glace au Bailey’s.

— Je rentre, dis-je. Adé ? Tu fais quoi ? 

Adélaïde opta immédiatement pour la solidarité.

— Je te raccompagne. Je peux dormir chez toi si tu es d’accord. 

— Très bien, fit Daria. Dans ce cas, Clément et Yann vont vous escorter. 

Elle fit signe aux deux types à demi dévêtus qui nous entouraient, et ils firent aussitôt un pas vers moi. Adé leva les yeux aux ciel et je protestai. 

— Hein ? Pas besoin. 

— Si, si, insista Daria. Ils dormiront dans ton jardin. Ils ont l’habitude, c’est leur semaine. C’est même pas la peine de t’occuper d’eux.

Elle disait ça comme si elle parlait de deux chiens de garde.

— Quoi ? 

Cette conversation était rapidement en train de devenir complètement aberrante.  

— Non, mais hors de question qu’ils dorment dans mon jardin. 

Entre les araignées géantes, la rhubarbe hallucinogène et les rosiers pleins d’épines, ils ne risquaient pas de passer une très bonne nuit, sans compter qu’il allait faire frisquet. Mais je n’avais pas non plus envie de leur proposer la chambre d’amis et ma chambre d’enfant. Tout ça me paraissait un peu extrême. 

— Écoute, Daria, j’apprécie beaucoup ta sollicitude, mais c’est juste un problème entre Tiph et moi. Je sais bien qu’aucune histoire ne reste jamais privée bien longtemps dans ce bled… mais je t’assure, ce n’est pas non plus la peine d’en faire une affaire d’État. 

Daria m’adressa alors un regard blanc, totalement froid, dénué d’affect et d’empathie, un authentique regard de tueuse. 

— Claire. Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte, mais tu es venue me trouver pour demander ma protection, et je te l’accorde. Ne viens pas me renifler les fesses ou t’interroger si ça ne sentirait pas un peu trop mauvais à ton goût. T’es larguée, c’est pas grave : laisse faire les grandes personnes. 

Comme je ne la fréquentais pas régulièrement, je n’étais pas vraiment habituée à sa vulgarité. Je n’avais pas non plus l’impression d’être venue la trouver pour lui demander sa protection. J’étais assez grande pour me protéger moi-même et je commençais à sentir la moutarde me monter au nez. 

— Non, non, non. Daria, écoute, je ne veux pas de conflit, et pas non plus de protection, je cherche des ex-pli-ca-tions. Je te remercie pour cette conversation, et maintenant, je vais rentrer chez moi avec ma cousine. Vous, continuez votre fête : amusez-vous bien et essayez de ne pas déraciner trop d’arbres quand même. 

La mine de Daria s’assombrit. 

— M’en parle pas. Je te jure. C’est vraiment des abrutis, quelquefois. Je vais encore être obligée de les frapper.

Elle soupira et sembla se ranger à mon argumentaire.

— Bon, conclut-elle. En tout cas, c’était offert de bon cœur. Tu fais comme tu veux. Et appelle-moi en cas de problème. 

Elle sortit un stylo bille de la poche arrière de son jean et me fit signe de lui tendre ma main. Elle l’agrippa avec une poigne insoupçonnable chez une fille de son gabarit microbien, et me nota son 06 en travers de l’avant-bras en lettres bleues énormes. 

— Ouais, merci beaucoup, remerciai-je avec une bonne dose de scepticisme. 

Pour qui elle se prenait, à la fin ?

— Calme ta joie, rigola Daria, avant de remonter sur la table de jardin d’un bond et de crier :

— MUSIQUE !

Les baffles repartirent de plus belle, si brutalement et si fort que mon cœur paniqua et essaya de jaillir hors de ma cage thoracique. Je le retins d’une main sur la poitrine et j’échangeai un regard perplexe avec Adé. Elle haussa les épaules. Nous nous remîmes en route en sens inverse, laissant Daria et ses amis à leur débauche.

Chapitre 7

Lorsque nous atteignîmes la rue des lavoirs, j’étais vannée. Lessivée. Remplie, en lieu de ma colère, d’une lassitude extrême. Ma cousine jeta un coup d’œil à ma mine défaite et hésita dans ses recommandations :

— Je pensais qu’on était parties sur une soirée Die Hard, mais même ça, je crois que c’est encore trop tôt pour toi. Je dirais… un bon grog et au lit. 

Je tentai de la rassurer. 

— Non, ça va aller. Une grande nuit de sommeil et ce sera oublié. 

Mais quand nous arrivâmes en vue de la maison, une énorme limousine bleu pâle était garée devant ma grille. C’était le genre de voiture qui vous fait aussitôt penser à un jouet pour enfant. Qui s’offrait un engin pareil, d’une couleur aussi improbable, et pourquoi ? À moins d’avoir vraiment de l’argent à jeter par les fenêtres, c’était ce que j’appelais une erreur d’achat carabinée. Quand la portière avant s’ouvrit côté conducteur, et qu’une créature dorée en sortit, je fus contrainte de me frotter les yeux. 

La créature se déplia, scintillante. En fait, c’était un type très grand et vêtu d’un costume entièrement cousu de sequins dorés. Sur ses cheveux longs d’un blond presque blanc, étincelant, était posé un diadème doré et couvert de bling. 

Comme moi, Adé s’était arrêtée au milieu de la ruelle, la bouche ouverte et les yeux aussi ronds que des balles de ping-pong.

Le type se tourna vers nous et nous fit signe. 

— C’est bien ici, la maison Biceps ? 

Machinalement et d’une voix très lointaine, je rectifiai. 

— Bicep, pas Biceps. Mais oui, c’est ici. Je suis Claire Bicep. Comment est-ce que je peux vous aider ?

Le type était en train de s’étirer sur le trottoir. Il entama un bref enchaînement de tai-qi. Il était tout fin et tellement long que son T-shirt lui remonta sur le nombril, dévoilant un bidon tout blanc. 

— Mon boss a dit qu’il voulait vous parler, annonça-t-il. Il a fait préparer la voiture, et puis il a… omis de s’y installer. Ou bien peut-être que c’est moi qui ai négligé de vérifier qu’il s’y… enfin bref.  

L’homme nous fit signe d’attendre un instant, puis compléta sa bizarre démonstration en ouvrant la portière arrière, et en désignant l’habitacle spacieux et luxueux du véhicule, qui était effectivement vide.

J’avais à nouveau la bouche ouverte. 

— Vous avez laissé votre passager derrière vous ? pouffa Adé. C’était où ? Loin d’ici ?

L’homme se redressa sur toute sa hauteur, qui était considérable. On aurait vraiment dit un grand haricot tout doré.

— Cette information est confidentielle, déclara-t-il. Mais mon boss n’est pas très content, non. Je dois retourner le chercher demain dès l’aube. En attendant, est-ce que vous m’offririez votre hospitalité ? 

Une chose à noter sur Orgues-la-Fière est qu’effectivement, il n’y a aucun hôtel. Plusieurs vaillants entrepreneurs ont tenté, au fil des décennies, de se lancer, mais se sont toujours cassé les dents. C’est une autre particularité locale : les ragots prennent comme une traînée de poudre, mais les hôtels, non, jamais. Si vous voulez dormir à Orgues-la-Fière, vous êtes contraints de recourir à l’hospitalité villageoise, qui, par chance, est incomparable.

— Ça ne tombe pas très bien, glissa Adélaïde, protectrice. Claire a eu une dure journée et… 

Je l’arrêtai aussitôt d’un signe. 

— Pas de problème. Je vous mets dans la chambre d’amis. Vous avez des affaires pour la nuit ? 

L’homme ouvrit la portière avant, se pencha et récupéra un tout petit réticule doré dans le compartiment latéral. 

— J’ai pris ma brosse à dents et un slip de rechange. 

J’échangeai un regard rapide avec Adé. Non, je ne pensais pas qu’il serait dangereux de laisser cet ahuri entrer dans ma maison. 

— Restez garé là, avec une caisse pareille, vous ne trouverez pas de meilleure place dans tout le centre-ville, conseillai-je avant de me traîner jusqu’à la grille pour l’ouvrir. Ah, juste un truc. Vous vous appelez comment ? 

— Justin, dit le grand blond filiforme. Justin Tombeur. 

Adélaïde haussa un sourcil incrédule et le type se mit à rire. Son rire était tout doré comme lui, un vrai rire de Petit Prince du macadam. 

— C’est un pseudo, bien sûr. 

J’insistai. 

— Bon. Vous me donnez votre permis de conduire et vos clefs de voiture. Je suis désolée, mesure de sécurité. 

Justin ne ronchonna même pas et me remit son permis de conduire. Justin était son vrai prénom, mais son vrai nom de famille était Tombeurlac. 

— Vous comprenez pourquoi j’ai dû prendre un pseudo ? C’était mieux pour le business, sinon les gens me raccrochaient au nez.

Adé jeta un œil au permis de conduire et éclata de rire. 

— Haha. T’as quoi, dans les vingt-cinq ans ?

— Vingt-quatre.

— Ah, pas de chance. Le vrai Justin Tombeurlac t’a coiffé au poteau de quelques années.

À mon avis, le passage au tutoiement dénotait un certain intérêt de sa part pour le nouveau venu. 

— Ma mère est écossaise et mon grand-père est chef du clan du lac Timber. C’est moi, le véritable héritier des Tombeurlac.

— Mais ils t’ont quand même appelé Justin, hein, remarqua Adé. 

— Ils ne pouvaient pas deviner, expliqua Justin. Et puis ils ne s’en sont toujours pas rendu compte : ils ne regardent pas trop la télé. Non, mais en francisant, ça passe, ajouta-t-il avec philosophie.

J’utilisai mon téléphone portable pour scanner le permis de conduire avant de le lui rendre, et j’empochai les clefs de voiture. 

— C’est un système que la mairie a mis au point pour protéger les riverains, expliquai-je à Justin. Il y a une messagerie où les gens peuvent signaler où ils vont, ce qu’ils font, qui ils rencontrent, juste au cas où. Les mails ne sont jamais ouverts, sauf quand il y a un problème. 

Ça avait été mis en place à la fin de l’automne dernier, après la mort de Cyril Millon dans les bois. On faisait tous confiance au maire pour ne pas nous fliquer, et puis de toute façon, il n’avait probablement aucune envie de se farcir tous les mails de Thérèse Riotta pour signaler qu’elle sortait acheter du papier toilette au supermarché ou jouer à la crapette avec ses copines Mauricette et Germaine. 

— Excellente organisation, dit simplement Justin Tombeur en empochant son permis de conduire quand je le lui rendis.

Ensuite, il admira tour à tour le jardin, les roses, puis la maison. Il jetait sur tout un regard émerveillé. C’était impossible de déterminer si nous venions de recueillir un alien, un imbécile heureux, ou un immense philosophe zen. Adé semblait le trouver fascinant. 

Arrivé en vue de la cuisine, Justin se débrouilla pour glisser qu’il n’avait pas dîné et qu’il mourait de faim. Adé se dévoua aussitôt pour lui préparer un sandwich. Je la laissai œuvrer et me dirigeai vers les derniers pots de rhubarbe à étiqueter et à ranger. Le téléphone fixe sonna, c’était Valentine, la sœur de Tiphaine. 

— Tiph n’est plus dans sa chambre, tu l’as vu, toi ? demanda-t-elle.

— Nan. Je crois que tu es au courant : on a rompu.

— Ouais, fit Valentine, à propos de ça… je crois que c’est un gros malentendu, Claire. Je ne pense pas qu’il t’ait trompée. Il ne sait vraiment pas ce qui lui est arrivé. 

— Un argument pathétique, commentai-je. 

Valentine ne se laissa pas démonter. 

— Si tu le voyais maintenant : il est à genoux. Je ne l’ai jamais vu aussi mal. Il faudrait vraiment faire quelque chose. 

— Je suis désolée, mais c’est lui qui a merdé. Si ton mec te trompait, est-ce que tu pourrais fermer les yeux comme ça, sur commande ? 

— Non, soupira-t-elle. Mais je pense réellement que Tiph est innocent. 

Évidemment : c’était son frangin. Cette conversation était en train de devenir fastidieuse. 

— Hum, Valentine, tu m’appelais pour un truc en particulier ? 

— Oui. Vous avez mangé quoi hier soir ? Il a été malade comme un chien toute la journée. 

— Il ne peut pas te le dire lui-même ? 

Non seulement elle me téléphonait à une heure indue sous un prétexte complètement fallacieux, mais en plus elle confondait peine de cœur et maux d’estomac. Je trouvais qu’elle exagérait de se raccrocher ainsi aux branches. 

— Tiph dit qu’il ne se souvient pas. 

— On a mangé de la salade. Il y avait des poivrons, des tomates, du maïs, de l’avocat, de la romaine, des petits morceaux de haricots verts, des graines de sésame, du citron, de l’huile d’olive…

— Et toi, tu n’as pas été malade ? 

— Nan. 

— Hum, et j’ai entendu parler de tes rhubarbes cette année…

Oh, punaise, j’étais en train de battre tous mes records de circulation de l’information ce printemps. 

— Han han. Mes rhubarbes. Très bonnes. Tu en veux un pot ? C’est cinq euros.

— Non. Je me demandais si Tiph ne se serait pas intoxiqué au contact de ces plantes. Ça expliquerait bien des ch… 

Je la coupai.

— Non, non, non, Valentine, je crois que tu cherches midi à quatorze heures, là. Parfois, l’interprétation la plus basique est la bonne. J’ai le regret de t’informer que ton frère est un mec. C’est comme ça. C’est pas très grave, on s’en remettra tous. Maintenant, si tu voulais bien me laisser aller me coucher… 

Comme elle tentait encore de protester, je lui souhaitai une bonne nuit et raccrochai sur ses dernières récriminations. Je comprenais bien qu’elle agissait par loyauté fraternelle, mais là, ma journée était officiellement terminée.

J’allai reposer le téléphone sur son chargeur sur la commode de l’entrée. Quand je revins dans la cuisine, Adé et Justin étaient assis face à face à la grande table de chêne massif. Ils s’étaient lancés dans une grande conversation apparemment si captivante qu’ils n’enregistrèrent même pas mon arrivée. Ils avaient débouché une bouteille de rouge et Justin attaquait à belles dents un énorme sandwich. Un pot de confiture de rhubarbe était ouvert sur la table, avec deux cuillers plongées dedans. Au moment où je franchis le seuil, Justin s’empara sans façon d’une des deux cuillers, et étala sur son sandwich une grosse quantité de confiture à la rhubarbe avant de mordre dedans. 

Il mâcha quelques instants, pensif, puis déclara :

— Non, je ne crois pas que ce soit la rhubarbe. Elle me paraît normale, et le boss me fait avaler pas mal de choses bizarres. C’est une de ses phobies, être empoisonné, et du coup, sur ma fiche de poste, il y a ça, je suis censé goûter tout ce qu’il mange. À l’ancienne. C’est marrant, non ?

— Mais ce n’est pas dangereux ? s’enquit Adélaïde.

Justin lui adressa une moue très « héroïsme modeste ». 

— Nan, mais moi, j’ai un métabolisme anormalement rapide. Je suis incapable de prendre un gramme, ou même de tomber malade. Mon médecin de famille dit que mon corps détruit les toxines et les poisons. Une fois, un rival a tenté d’empoisonner mon boss avec une dose énorme de cyanure. Je m’en suis rendu compte tout de suite, à cause du goût, ça sentait la pâte d’amandes. J’ai été malade comme un chien, mais j’ai survécu. Un vrai Raspoutine ! 

— Et tu n’as jamais eu envie d’aller postuler chez des opposants russes milliardaires, ou de bosser pour la CIA, le MI6, je ne sais pas, moi ? demanda Adélaïde. 

Elle avait des étoiles dans les yeux et elle était suspendue aux lèvres de Justin. Il fallait bien avouer qu’il était plutôt mignon, dans le genre androgyne. Mais je le soupçonnais d’employer le diadème et le costume doré pour détourner l’attention de ses petits défauts : un nez un peu trop long, deux dents qui se chevauchaient, et des yeux vairons assez déstabilisants, un bleu et un marron clair.

— Non, disait-il, mon boss est génial. Je ne peux pas t’en dire plus, mais je l’adore. C’est un leader ! Une bonne partie de l’intérêt d’un travail est liée au patron, c’est ce que ma grand-mère disait toujours. 

— La mienne aussi, s’extasia Adé. Quelle coïncidence !

Et elle lui resservit du vin. Je bâillai. 

— Hum, ça vous dérange si je monte me coucher ? 

Je fixai Adé dans les yeux et je lui adressai dans notre code spécial un message muet qui signifiait, en substance, souhaites-tu que je te débarrasse de ce gros lourd ? Le geste consistait à se gratter la tête en louchant. 

— Ça ne va pas, Claire ? s’inquiéta Justin.

Adé intervint. 

— Si, si, elle est juste un peu fatiguée. Va te coucher, ma mignonne, on se reparle demain. Je m’occupe de trouver un lit pour Justin. 

Je venais de me faire piquer mon oreille compatissante, mais d’un autre côté, j’étais plutôt contente qu’Adé rencontre un type à son goût. 

— Sois sage, glissai-je avant de gravir l’escalier en me décrochant la mâchoire de plus belle. 

Arrivée dans la grande chambre où je dormais, j’éteignis mon ordinateur, je cachai les clefs de la limousine bleu pâle dans le bidon de mon nounours-nannycam, et j’eus le temps de me déshabiller à moitié avant de m’étaler de tout mon long sur le matelas, complètement éclatée par ma journée.

Voilà, vous avez rencontré Justin, Thérèse et Yann et Daria, vous avez les basiques maintenant. Pour la suite, c’est facile. Ce tome 1 est disponible dans ma boutique, ainsi que sur un très large éventail de majestueuses plateformes qui vendent des ebooks. à très bientôt !

 

2 Replies to “Rupture, morsures & déconfiture : les 7 premiers chapitres”

  1. Oh j’ai adoré ce début et l’introduction des personnages 😊 j’ai hâte de savoir ce qui arrive à Thif ( même si j’ai pt une petite idée mais ce n’est pt pas la bonne 😜 , on verra quand je lirai les autres chapitres) je pense que je vais les dévorer les unes après les autres quand ils vont sortir 🥰

    • J’espère que ça va te plaire ! Mais je ne suis pas sûre que tu puisses anticiper ce qui est arrivé à Tiph 🤣 mouahaha !! Bonne journée Kathy ! 🥰

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