Âme de monstre (Terribili 5), les premiers chapitres

Rien ne saurait sauver mon âme.

Paris est sous pression et Lazar Ferenczi, l’ogre du Conseil de la Ville Lumière, le sait mieux que personne. Dernière instance indépendante face à Scylla désormais indétrônable, il serait le chef de file naturel de la résistance et un redoutable atout dans sa manche… s’il était digne de confiance. Mais pour se débarrasser du serment qui l’oblige à se soumettre à son adversaire politique, il lui faut la loyauté d’une gargouille. 

Franka Terribili n’est pas vraiment une gargouille comme les autres. Voire même pas vraiment une gargouille du tout. Exilée aux portes de l’Europe pour dissimuler sa honte, elle a refait sa vie mais son destin en suspens n’a jamais cessé de l’attendre… exactement comme Lazar Ferenczi.

Rentrée en catastrophe de sa cachette pour secourir ses frères et sœurs emprisonnés, Franka navigue à vue et sait qu’elle va devoir bluffer. L’ogre qui l’a marquée comme sa proie est vraiment la dernière personne vers laquelle elle devrait se tourner pour obtenir de l’aide.

La dernière fois qu’ils se sont vus, tout a basculé. La menace qui pèse aujourd’hui sur Paris leur offre une chance de réparer leurs erreurs. 

Mais s’ils arrivaient trop tard ?

Âme de monstre est le cinquième et avant-dernier tome de la série Terribili. C’est une histoire de monstre fou amoureux qui se fait parfois très sombre et qui se termine sur un cliffhanger.

Voici les premiers chapitres !

Chapitre 1

FRANKA TERRIBILI

Il y a 16 ans

La nuit est très chaude et un parfum fiévreux d’asphalte, de pierre brûlante, d’ozone, et de fleuve en été enveloppe Paris. Mais ici, au sommet de la tour nord de Notre-Dame, sous l’épais voile de secret tissé par les sorts d’une demi-douzaine de sorciers pour empêcher le commun des mortels de nous repérer, l’atmosphère est encore plus électrique. 

Ce lieu très exigu au sommet de la cathédrale est absolument blindé de monde. On se tient coude contre coude dans l’odeur minérale de la peau de gargouille et du sang qui perle dans le dos de tous ces colosses depuis qu’ils se sont hissés ici à la force de leurs ailes de pierre.

Mon père est revenu de ses mystérieuses missions italiennes, alors qu’il ne s’était même pas déplacé pour la naissance de Sad. Tout le Conseil de la Ville Lumière est censé se trouver avec nous sur le toit de la cathédrale. 

Cette nuit, je dois être invoquée. Je vais probablement mourir de trac. Mon estomac fait des nœuds et ma gorge est tellement sèche que je m’exprime par coassements aujourd’hui et que je n’ai rien pu avaler de toute la journée. 

Ma robe blanche toute neuve colle à ma peau moite et j’ai mal aux pieds dans mes sandales à talons trop rigides et trop serrées, blanches également. Je me sens endimanchée, je ne me reconnais pratiquement pas. À vrai dire, si ma sœur Apollonia n’était pas juste à côté de moi, solide et confiante à commenter la soirée, fournissant la bande son familière de ma vie avec la régularité d’un cœur qui bat, je serais probablement en train de tomber dans les vapes, ou pire, de prendre mes jambes à mon cou. 

Là, je me maîtrise et je donne le change.

— Cette harpie me fait froid dans le dos, souffle Apollonia en désignant, non une harpie, mais la futureuse officielle de la Ville Lumière, Eva-Despina. Tu te souviens de la tête qu’elle a faite quand on est allées chez elle pour la visite de pré-invocation ? On aurait dit qu’elle avait bu un verre de vinaigre.

Ma sœur cadette frissonne avec une moue de terreur tragicomique. C’est vrai que la futureuse n’a pas l’air rigolote-rigolote. Elle semble tout droit sortie d’un film néoréaliste italien. Et je sais de quoi je parle. Mon père me les a tous fait regarder les uns après les autres, avant de partir à Rome pour « raisons professionnelles ».

— Moi, ce sont plus les instances qui me fichent les chocottes, avoué-je. 

Le Conseil des sept réunit un dragon, un loup humanisé, une fée millénaire aux pouvoirs terrifiants, un vampire, une gorgone — Médusa en personne, excusez du peu —, un « marquis » dont aucune âme ne sait qui il est réellement ni ce qui le distingue au juste d’un humain ordinaire. Et depuis peu, un ogre. 

Oui : un ogre. Il s’appelle Lazar Ferenczi et il vient d’être élu après la démission de la Dame blanche. Les petites engeances comme les nymphes, les lutins et les autres espèces prétendument sans défense en ont aussitôt fait un drame national. Un ogre au Conseil des sept ! On sacrifiait Paris aux prédateurs au mépris des petites gens.

En conséquence, Ferenczi a dû faire toute une campagne de communication sur son choix, il y a très longtemps, de ne plus jamais consommer de chair humaine ou humanoïde. Personnellement, j’ai aussitôt noté l’usage du « plus jamais ». Et aussi qu’il était resté assez évasif sur la réalité de son régime alimentaire.

Les ogres sont rares, fascinants, terrifiants, et je n’en ai jamais croisé. D’ailleurs celui-ci a beau être apparemment une connaissance de longue date de notre père Vitorio, ce dernier n’a jamais jugé bon de nous le présenter. Je sonde des yeux le petit attroupement dans l’obscurité. 

— Tu l’as vu ? demande Apollonia. Freyja Rasmussen a dit qu’il ne payait pas de mine et qu’il ne faisait pas peur du tout. 

Mais non, j’ai beau chercher, je ne vois rien qui ressemble à un ogre, pas d’individu bedonnant à gros nez crochu avec des verrues sur la face ou des mains en battoir pour mieux broyer les os des petits enfants. Je repère les autres membres du Conseil, mais zéro croquemitaine à l’horizon. 

— Non, fais-je, déçue. Peut-être qu’il n’a pas pu venir. 

— Peut-être qu’il a eu une indigestion, glousse Pol.

C’est sûrement ça, et de toute façon ce n’est pas l’ogre qui me rend nerveuse, c’est la cérémonie qui démarre.

Je suis la dernière sur la liste. L’invocateur est en forme et la nuit électrique, ou l’auditoire prestigieux, lui auront donné envie de faire tout un show de cette cérémonie d’invocation. Une heure plus tard, Arne Rasmussen quitte la tour d’un vol lourd, accompagné par ses proches qui sont nombreux et bruyants. 

Bientôt tous les clans sont éparpillés çà et là sur le toit, les arcs-boutants et les tours de Notre-Dame, perchés partout où ils ont trouvé un peu plus de place. Il ne reste plus au sommet de la tour nord que nous, les Terribili — Pol, Vitorio et moi —, les membres du Conseil et leur entourage, l’invocateur et la futureuse sinistre. Les Rasmussen se débrouillent toujours pour générer une ambiance de kermesse, mais depuis qu’ils sont partis, l’atmosphère est plus calme à nouveau, plus solennelle aussi. 

 C’est à moi. Je m’avance en tremblant vers l’angle de la tour, et je me place face à l’invocateur et à l’assemblée, en essayant de dissimuler mon état de nerfs à la limite du ridicule. L’invocateur est un homme affable qui fait ce qu’il peut pour me mettre à l’aise, mais la futureuse est plus porte de prison que jamais et maintenant, je me tiens seule devant le Conseil que je vais devoir servir. 

Je m’interroge : laquelle de ces créatures de pierre va m’être attribuée ? Celle-ci, aux traits si harmonieux, nullement monstrueux, qui ressemble à un ange ? J’avoue qu’elle m’attire, et que si on me demandait mon avis, c’est vers elle que je me dirigerais naturellement. Mais on ne me demande pas mon avis. Et si la futureuse décidait de m’apparier avec ce démon furieux et rugissant ? Il semble moins surveiller Paris que s’apprêter à engloutir la ville, à la broyer entre ses dents de pierre.

Il faut que je me calme. Je sais que l’apparence extérieure de nos êtres de pierre n’est en rien une indication de ce qu’abrite leur cœur. Et tout va bien se passer. Je suis à ma place, j’ai attendu si longtemps ce moment.   

Si je suis une gargouille, ce n’est pas seulement par le hasard de mon ADN, parce que mon père et ma mère sont des gargouilles et que je suis destinée depuis ma naissance à revêtir un manteau de pierre et un rôle de gardienne de la cité. Pour moi, ceci est bien plus qu’une carrière automatique. C’est un choix qui me parle et qui m’appelle. Je sens que je suis faite pour être une gargouille. Les ailes que je vais endosser ce soir, je sais qu’elles m’attendent et j’ai souvent rêvé de ce moment.   

Je ne suis peut-être pas une armoire à glace comme Arne, ni aussi vicieuse au combat qu’Isolde O’Kiffe, mais j’ai des atouts moi aussi. J’observe. Je retiens tout. Et j’ai un odorat hors pair. Dans le clan, mon petit frère Falk est le seul qui sente avec autant d’acuité que moi, et c’est encore un gosse. Je sais que je serai une excellente recrue pour la Ville Lumière. Je suis née pour enquêter, débusquer la vérité, et venir en aide à ceux d’entre nous qui n’ont pas eu la chance de naître avec de la magie ou des canines de quatre centimètres de long. 

Alors, j’ai beau être impressionnée par la solennité de la cérémonie, je sais au fond de moi-même que tout ira bien. Ce soir, je deviens une gargouille. Une justicière, une gardienne, le réceptacle d’une magie absolument mystérieuse. 

Je braque les yeux sur la futureuse et lorsqu’elle me demande si j’accepterai son choix d’enveloppe de pierre pour moi, je lui explique très franchement que ça m’est égal et que je vais lui faire confiance puisque je n’ai pas mon mot à dire. 

Et bien sûr, avec un sourire mauvais, elle désigne la sculpture qui entre toutes me faisait le plus peur. Pas juste un être de pierre difforme et un peu pathétique avec une gueule grondante érodée par les siècles et la pollution. Non. L’être de pierre le plus énorme, le plus effrayant, le plus horrible de tous ceux qui sont actuellement accrochés à la tour nord. 

Mais rien de tout ça n’a d’importance. J’ai foi dans mon destin. Je suis à ma place. 

Une grande inspiration, et je me redresse de toute ma hauteur, qui reste très modérée. Avec mon mètre soixante-dix, je suis beaucoup plus petite que ma mère, mon frère aîné et même que ma petite sœur. 

L’invocateur a commencé son incantation. La futureuse fait deux pas vers moi et attrape ma main de sa poigne sèche et osseuse avant de plaquer ma paume contre le flanc de l’être de pierre. Je le trouve rugueux et froid. Pourtant une émotion soudaine me serre la gorge. 

Une énergie sombre, à la fois apaisante et furieuse, s’élève de la pierre pour gagner mon épiderme. 

J’ouvre la bouche sur un hoquet de surprise. La gargouille est vivante. C’est un être à part entière, une autre personne avec qui on me demande d’entrer en symbiose, et pendant un moment je suis tentée de tout arrêter : il y a erreur, je croyais vouloir cela, mais ça va trop vite. On ne peut pas faire rentrer dans un seul corps deux êtres si radicalement différents. 

Je bredouille : 

— Attendez…

Mais l’invocateur tonne déjà, emporté par sa propre fougue, et personne ne m’écoute.

Je tente un geste pour me dégager. La futureuse serre ma main contre la statue, de plus en plus brutale, et je ne parviens pas lui échapper. Elle a assez de poigne pour me retenir, ou bien peut-être que c’est moi qui n’ai pas assez de force pour lutter. La statue, j’en suis sûre, essaye de me dire quelque chose, de me faire passer un message illisible, brouillé, ou peut-être crypté. Et je n’arrive même pas à comprendre si c’est un message de paix ou une mise en garde, voire même carrément une déclaration de guerre.

J’écarquille les yeux, soudain paniquée, et je lève la tête, cherchant le regard de mon père. Il faut qu’il me dise que c’est normal, que ça fait ça pour tout le monde, et que tout ira bien. 

Mais j’ai beau sonder l’assemblée, je ne le trouve pas. À l’endroit où il se tenait il n’y a pas deux minutes, il y a maintenant un type blond qui doit avoir dans les vingt-cinq ou trente ans. Il porte une chemise blanche et un simple jean gris sous un imper beige. Quand mes yeux croisent les siens, ses lèvres s’entrouvrent dans un minuscule soupir qui est le reflet de ma propre confusion. 

Il n’est pas aussi massif qu’une gargouille mais il ne semble pas avoir besoin d’occuper tout l’espace ou de parler fort comme un Rasmussen pour accaparer l’attention de ceux qui l’entourent. Ou bien peut-être est-ce juste moi.

Sa voisine se penche pour murmurer quelque chose à son oreille. Je reconnais la fée Mélusine avec ses longs cheveux roux. Il hoche la tête et lui répond du bout des lèvres sans me quitter des yeux. 

Je cligne des paupières pour dissiper cet instant déroutant. C’est normal qu’on me regarde : je suis une des stars de la soirée. Mon comportement mal assuré n’est pas digne d’une gargouille. Il faut que je me reprenne. J’ignore les pressentiments et l’énergie sombre, tumultueuse de la créature de pierre que je découvre, vivante sous mes doigts.

La voix de l’invocateur est devenue très lointaine à mes oreilles et tout m’arrive à travers un grand silence. Je connais d’expérience cette sensation étrange. Il est fort possible que je tombe dans les pommes d’ici quelques secondes. 

L’invocateur a utilisé la magie pour allumer un feu, exactement comme il l’a fait pour toutes les autres nouvelles gargouilles qu’il a invoquées avant moi. Le feu redoublera d’énergie quand le manteau de la gargouille retombera sur mes épaules, quand les ailes prendront ancrage dans mon dos. Mon corps cessera alors d’être uniquement le mien pour devenir une arme au service de la Ville Lumière, et tous les témoins de la scène sauront que l’on peut me faire confiance, me charger de missions dangereuses et de secrets d’État, et que je mourrai avant de faillir. 

L’invocateur déclame quelque chose à propos d’une offrande, à propos d’un pacte, et sans lâcher l’homme blond du regard, je pense, oui, d’accord. 

Je ne suis pas concentrée sur la cérémonie, mon esprit est parti à travers champs et le feu me surprend quand il surgit et s’enfle. J’étais pourtant prévenue. Je fais un bond en arrière, pas assez vite pour éviter que les grandes flammes ne lèchent l’ourlet de ma jupe.  

Un murmure passe dans la petite assemblée. La futureuse lâche ma main et se recule encore plus vivement, mais ma paume reste collée au flanc de la gargouille, comme scellée à la pierre. J’utilise ma main libre pour éteindre le début d’incendie sur mes vêtements. Je m’efforce de rester digne, et je crois que j’y parviens. Bien que mon cœur batte à deux cents pulsations à la minute, extérieurement je fais tout pour conserver l’apparence du sang-froid. 

Les grandes flammes sombres brouillent ma vision ; le public qui se tient pourtant juste devant moi est devenu flou, comme perdu dans le brouillard. Je cherche encore des yeux l’homme blond, dans un réflexe inattendu pour me rassurer. L’invocateur ne s’est pas interrompu, mais sa voix me parvient de très loin et les secondes s’étirent, interminables. D’ici un battement de cils, mes ailes vont peser dans mon dos. Furio nous a tous raconté maintes et maintes fois ce moment à la fois magique et douloureux ; pour lui c’était il y a deux ans. 

Je suis prête. Je me redresse encore. La peau de pierre de la gargouille s’est réchauffée sous ma paume, le tumulte ne s’est pas assagi sous sa carapace, mais il s’est mis au diapason de ma propre agitation, ou bien peut-être est-ce le contraire. Quelque chose bouge là-dessous et je sursaute. 

Il y a un cœur qui cogne à l’intérieur, j’en suis à peu près certaine. C’est le fameux cœur de pierre de la gargouille ? Furio n’a pas parlé de cette pulsation qui s’empare du bout de mes doigts, du battement qui s’amplifie et qui gagne ma paume. Tout à l’heure c’était juste une chaleur qui s’insinuait sous ma peau et dans mes muscles. Cette sensation, déjà trop intime, s’est muée en tout autre chose. Une forme solide se coule en moi, franchissant cette surface de contact qui est pourtant trop réduite pour elle. Quelque chose entre dans mon corps. 

J’ai ouvert la bouche sur une exclamation de surprise que les flammes rugissantes ont aussitôt avalée. Je plaque ma main libre sur mes lèvres, les yeux arrondis de terreur. Je tire sur mon bras mais il est pris dans la pierre, ma main elle-même semble avoir adopté cette matière étrange qui paraît pourtant vivante. Mes dents mordent les doigts de ma main libre. La forme continue de progresser sous mon épiderme, sous mes muscles, le long de mon bras, vers mon cœur, vers mon ventre, prenant possession de tout mon corps.

Je n’y tiens plus. 

— Arrêtez ! Arrêtez ça ! Au secours ! 

Je ne suis pas sûre que l’on m’entende. Je reste prisonnière des flammes sombres qui se dressent autour de moi et de la gargouille de pierre qui ne veut pas me laisser partir. J’ai beau m’arc-bouter pour récupérer ma main, il n’y a rien à faire. 

Je ne te lâcherai pas tant que je n’en aurai pas fini avec toi, semble me garantir la statue infernale. 

Furio n’avait pas parlé de ça, ce qui se passe maintenant n’est pas normal. 

Je crie franchement à présent, je veux que l’on me sorte de là et qu’on arrête cette invasion. Je n’arrive plus à respirer, la forme sous ma peau continue de se mouvoir à la façon d’un énorme parasite. Elle prend ses aises, elle cherche la meilleure position entre mes organes. Elle occupe chaque interstice et n’hésite pas à déplacer mes os et mes cellules pour que ce soit plus confortable.

La surface de pierre sous ma main a cessé de battre. Je tire à nouveau d’un coup sec, et cette fois le contact se brise. Une douleur aigüe calcine ma paume et je m’écrase à travers les flammes noires qui ne font pas mine de se résorber.

Je roule sur le sol jusque dans les pieds chaussés de cuir des spectateurs du premier rang. Je frôle des bas de pantalons, des chevilles chaudes. La nuit est plus fraîche hors des flammes, mais mes vêtements ont pris feu et ma paume me brûle. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je reste recroquevillée, aussi terrifiée par le feu que par ma propre confusion. 

Des mains sûres et calmes se posent sur mes épaules, là où mes ailes devraient naître et où je ne ressens pourtant aucune douleur ni aucune agitation. 

Un souffle frais m’enveloppe et les flammes meurent comme par magie. 

Je crois que quelqu’un a soufflé sur moi pour éteindre le feu.

— Ça va aller ? murmure une voix masculine que je ne reconnais pas, mélodieuse, précise. 

Je me suis laissé impressionner par ma propre invocation, je viens de faire la culbute devant toutes les instances du Conseil et je finis à leurs pieds dans une robe roussie, alors, non, ça ne va pas trop. 

Comme je ne réponds pas, les mains explorent, tâtent ma nuque, ma tête, dans une auscultation prudente. Surprise, je dégage ma tête du creux de mes bras et mon regard croise à nouveau celui de l’homme blond. Il est penché au-dessus de moi. Une lueur dorée s’est allumée dans ses yeux gris et c’est vraiment trop beau, on s’y perdrait. J’ouvre la bouche pour répondre sans trop savoir ce qui va en sortir quand je suis interrompue par Père. 

— Franka ! Franka. 

C’est un classique avec Vitorio, il en fait toujours un peu trop et un peu trop tard. Il se jette sur moi et m’aide à me relever, avant d’exiger un compte-rendu immédiat. 

— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est fini. Ne t’inquiète pas. 

Je ne suis pas inquiète et surtout, je ne suis plus une enfant, et d’ailleurs c’est officiel pour tout le monde depuis environ cinq minutes. 

— Rien de grave, affirmé-je, avant de me tourner vers l’homme blond pour le remercier. 

Il a laissé Vitorio s’interposer et maintenant, il nous dévisage d’un air distant. Je pose ma main libre sur l’épaule de mon père pour contourner sa présence massive, surtout que ses ailes sont sorties. 

— Camarade instance, dis-je à l’homme qui a éteint les flammes. Merci d’être intervenu. 

Un peu bêtement, je désigne ma robe à moitié brûlée.  

— Si vous n’aviez pas été là… 

Vitorio s’est tourné et maintenant il se tient à mon côté. 

— Oui, merci, Lazar, dit-il, confirmant par là ce que j’avais déjà deviné — que l’homme blond est bien l’ogre du Conseil. 

Lazar Ferenczi hoche la tête sans me quitter des yeux. Puis son regard s’arrête sur ma gorge avant de s’y établir, fasciné. Ses yeux gris et dorés sont littéralement vissés à ma poitrine et je sens la chaleur me monter aux joues. 

— Tu es blessée ? demande-t-il alors d’une voix lointaine.

Il me faut une demi-seconde et un coup d’œil à mon col pour comprendre. Ma robe blanche est maculée de taches de sang écarlates. Il ne louchait pas sur mon décolleté. Il regardait le sang. Perplexe, j’inspecte le reste de mon corps, avant de trouver la plaie : toute ma paume droite est à vif. Les os et articulations de ma main sont même visibles par endroits.

Ça a dû se produire quand je me suis arrachée à la pierre. 

Je lève le nez vers l’ogre avec un sourire d’excuse pour avoir méchamment salopé sa première cérémonie officielle d’invocation, et je le trouve les yeux rivés à ma paume charcutée.

Vitorio me tire vivement en arrière. 

— Elle a besoin de soins médicaux, aboie-t-il presque.

Je suis tentée de lever les yeux au ciel, parce que je suis une gargouille maintenant. J’ai vu Furio rentrer à la maison dans un pire état et se remettre en quelques heures. 

— Et son premier vol ? intervient l’invocateur qui s’est approché de nous. 

— On le fera plus tard, promet Vitorio en m’entraînant vers la margelle de la tour. Viens, Franka. 

Il me pousse quasiment dans le vide avant de me saisir dans ma chute et de m’emmener à l’infirmerie comme si j’étais encore un bébé incapable de voler.

Chapitre 2

LAZAR 

Il y a 16 ans

J’ai failli ne pas venir et c’est Mélusine qui a insisté. Allez, Ferenczi, viens. Le loup, le marquis et moi avons décidé de te confier la charge des gargouilles de la Ville, il faut que tu voies au moins une cérémonie d’invocation. 

Je ne suis pas sûr de vouloir de cette charge et il va apparemment falloir que je fasse campagne contre moi-même si je veux y échapper. C’est pour me confirmer que ce job n’est pas pour moi que je suis venu ce soir, finalement, à la dernière minute.

La nuit est belle et claire, pourtant les étoiles usées par la lumière de la ville humaine ne sont plus que de pâles copies de ce qu’elles étaient autrefois. Si j’étais du genre à partager ma nostalgie, j’en ferais la remarque à Mélusine qui a connu comme moi ces époques reculées. Quatre jeunes gargouilles attendent d’être invoquées cette nuit, une pour chaque clan. Ça va probablement durer un moment. J’arrive bon dernier, quand l’invocateur a déjà commencé à scander, et je me glisse dans les rangs des Camarades instances. 

Si la moitié de l’assistance n’était pas ailée, nous ne tiendrions pas sur cette plateforme minuscule qui couronne la tour nord de Notre-Dame de Paris et fait le tour d’un petit toit de tôle. Ce n’est pas très confortable, et pourtant, il règne une atmosphère solennelle — en tout cas jusqu’à ce que le clan Rasmussen explose en cris de joie quand Arne déploie des ailes gris anthracite veinées de vert, puis qu’il s’envole lourdement au-dessus de la cathédrale. 

J’ai du mal à m’intéresser à tout cela. Je suis las. Je ne suis pas venu à Paris pour y refaire ma vie et pour y acquérir davantage de pouvoir. Si j’ai voulu briguer un poste d’instance du Conseil des sept, et fini par l’obtenir, c’est à cause du serment. 

Je l’ai prononcé l’autre jour. Cet assemblage de clauses magiques est un des dispositifs auxquels l’organe dirigeant de la Ville Lumière doit sa force et sa faiblesse. J’ai juré de partager avec mes pairs toutes les informations utiles au gouvernement de la cité, et j’ai juré de ne jamais agresser un autre membre du Conseil, sous peine d’anéantissement. 

Anéantissement. Le mot est doux à mes oreilles. Anéantissement. C’est plus que la mort, c’est l’effacement total, radical. Garanti par la magie puissante de la Ville Lumière et des sept instances qui se sont hissées jusqu’à son sommet. Et c’est facile. Il suffirait que je sorte mes dents et que j’en fasse tâter un de mes collègues. Et pfuitt, plus de Lazar. C’est d’une simplicité miraculeuse. 

Il est normalement très malaisé de tuer un ogre. Nous sommes très certainement ce que la création a produit de plus increvable, après le tardigrade, et il y a peut-être des spores qui sont un peu plus résistantes aussi. La seule façon de nous éliminer, c’est de nous faire mourir de faim. C’est une mort atroce et surtout, très difficile à organiser. La faim dévorante d’un ogre n’a d’égale que sa capacité à la supporter. 

Pour ses crimes, un de mes cousins s’est fait emmurer dans une grotte souterraine sans le moindre organisme vivant pour se sustenter. Trois siècles plus tard, quand les lointains descendants de ceux qui avaient voulu le punir, après avoir plus ou moins oublié pourquoi il était là, ont finalement percé sa prison, il était toujours vivant — et plutôt affamé. 

Mon cousin Joris a fait tellement d’autres bêtises par la suite qu’il a été expédié par les armées humaines vers une autre galaxie par voie de sonde d’exploration spatiale. Le raisonnement était que si personne n’arrive à le tuer, au moins il sera trop loin pour continuer à embêter son monde. J’espère juste que les aliens qui ouvriront leur joli cadeau n’en prendront pas ombrage, ou qu’ils n’auront pas les moyens de se venger.

En résumé, les ogres sont difficiles à exterminer. Les seuls vrais remèdes à notre existence semblent être magiques, et je suis content de tenir à portée de main l’un de ces couperets si difficiles à mettre en œuvre.

Travailler pour la Ville Lumière est juste un corollaire amusant certains jours, et frustrant le reste du temps.

Isolde O’Kiffe brise ma rêverie en poussant un cri de guerre à faire frémir une valkyrie. La jeune gargouille tout récemment invoquée s’élance ensuite droit vers le ciel en faisant trembler le sol derrière elle. Tous les membres du clan O’Kiffe la suivent comme un seul homme, le poing levé, tous aussi blonds et fiers les uns que les autres. 

Bientôt Marie Courcelles prend un envol un peu plus distingué, escortée par son clan moins nombreux et plus raffiné. 

Il ne reste qu’une seule gargouille à invoquer, la cadette de Vitorio, que je n’avais jamais vue avant ce soir. Elle s’avance d’un pas nerveux mais gracieux, déterminé. C’est la fille chérie d’un ami qui ne m’a jamais vraiment laissé entrer dans son intimité, qui se méfiera toujours de moi, et à raison. Dans ces conditions, ça ne m’étonne pas trop qu’il ne m’ait jamais présenté ses enfants, et à plus forte raison sa fille préférée. Je ne connais que Furio, pour l’avoir croisé dans nos fonctions réciproques.

Franka Terribili arrive à la hauteur de l’invocateur et se tourne pour nous faire face. Elle est jolie, très jolie, même. Elle n’est pas très grande et ne ressemble ni à Furio, ni à ses parents, ni à la jeune fille qui l’accompagne, la dépasse d’une tête, et ne peut être que sa petite sœur Apollonia. Il semble y avoir un « moule » Terribili, mais ce n’est pas de lui qu’elle est sortie. 

Ses cheveux très sombres et très longs ondulent dans son dos en lui donnant un air un peu sauvage. Ses yeux sont d’une couleur indéfinissable dont la nuance ne m’est pas familière. Je crois la saisir tandis qu’elle parle à la futureuse, Eva-Despina. Puis elle m’échappe à nouveau lorsque la jeune fille se redresse et répond à la vieille bique quelque chose qui lui fait contracter ses lèvres minces et froncer son nez crochu.

Franka porte une tenue immaculée, comme toutes les gargouilles pour leur invocation, une robe blanche qui s’évase et dont les ourlets flirtent avec ses jambes, et ce ne serait pas difficile d’oublier qu’elle n’a que dix-sept ans. Quelque chose en elle semble beaucoup plus ancien, peut-être l’aplomb avec lequel elle tient tête à la futureuse, dans lequel il n’entre que très peu de révolte adolescente, et surtout beaucoup de sereine assurance. Après avoir assisté à l’envol bruyant des Rasmussen et au décollage hâbleur des O’Kiffe, c’est elle que j’ai le plus envie de voir endosser les ailes d’une statue de pierre et devenir un de ces gardiens éternels qui veillent sur Paris. 

L’invocateur commence son rituel et la futureuse plaque la main de Franka contre le flanc de la statue, une créature difforme qui semble avoir été figée dans une posture d’attaque hurlante. La jeune fille tente de résister à la futureuse, mais cette dernière insiste. L’attitude d’Eva-Despina est si brutale que je me retrouve malgré moi prêt à intervenir. Après avoir fait mine de ne pas m’intéresser à cette cérémonie, je me suis laissé happer. 

Franka sursaute et se tourne à nouveau vers l’assistance, vers moi. Son expression de surprise soudaine me saisit autant qu’elle et nous échangeons un regard. Une énergie sombre, bouillonnante, ni malveillante ni vraiment bénigne, traverse ce moment, traverse mon corps. Je ne peux détacher mes yeux de la gargouille en face de moi, qui n’est même pas encore une gargouille à proprement parler. 

Le monde autour de nous s’est effacé et je ne vois plus qu’elle. 

De quelle couleur sont-ils, ses yeux ? Impossible de s’en rendre compte à cette distance. Elle paraît tout aussi fascinée que moi par un échange auquel je ne sais absolument pas quel sens donner.  

Puis tout s’enchaîne un peu trop vite. Les flammes montent, bien plus haut que pour les autres jeunes gargouilles, et je la perds de vue. J’ai l’impression qu’elle appelle au secours, mais l’invocateur continue et l’assemblée ne réagit pas.

— Est-ce que c’est normal ? demandé-je à Mélusine. 

Je me sens étrangement inquiet tout à coup. C’est une émotion que j’avais presque oubliée. 

La fée serpente fait la moue. 

— On ne peut pas vraiment parler de norme avec les gargouilles, mais ce n’est pas comme ça d’habitude, non. 

— Il ne faudrait pas intervenir ? insisté-je lorsque les flammes ne font pas mine de s’apaiser.

Mélusine hésite encore et je décide de m’approcher du feu. Bien qu’il soit magique et sans y avoir goûté, je suppose que je pourrais en avaler une partie, aider peut-être la jeune fille qui est seule prisonnière des flammes. 

Je n’ai pas l’intention de me mêler d’affaires qui ne me regardent pas, encore moins de m’immiscer dans l’initiation d’un tiers, surtout qu’il s’agit d’une coutume que je découvre pour la première fois. Mais enfin, est-ce qu’elle n’a pas appelé à l’aide à nouveau ? Comment se fait-il que personne ne l’entende ? 

Sa voix m’a paru désespérée, et cette fois je ne réfléchis plus, je n’essaye plus de me renseigner. Je me fraye un chemin à travers la foule en bousculant un peu le marquis et le loup Gosier qui sont trop lents à se pousser. 

Quelque chose ne se passe pas bien, cela me paraît évident. Une nappe de terreur me parvient par-delà les flammes, sans commune mesure à présent avec la peur de l’inconnu qui est une composante typique, inévitable, de tout rite initiatique.

J’ouvre déjà la bouche pour avaler les flammes quand la gargouille traverse d’elle-même le rideau de feu pour rouler à mes pieds. Au lieu de s’étaler là elle reste recroquevillée sur elle-même pour se protéger. Ses vêtements, ses cheveux commencent à brûler. Feu envoûté ou pas, j’engloutis sans réfléchir toutes les flammes qui s’accrochent à son corps. 

Elles ont un goût de magie éternelle, un goût de tragédie qui met tous mes sens en alerte. 

Le cœur battant à tout rompre, je me penche vers elle pour la rassurer, cherchant instinctivement à capter sa présence sous les volutes épaisses de la terreur et de la confusion. 

— Ça va aller ? 

Elle redresse la tête et me présente son visage aux traits si fins, aux lèvres si délicatement ourlées. Maintenant je peux enfin voir la couleur de ses yeux : ils sont d’un bleu trouble qui tire sur le violet. Cette révélation m’ébranle, sans me donner aucun indice sur la nature de ce qui prend naissance au creux de mon ventre. 

Moi qui lis comme un livre ouvert tous les tumultes des émotions humaines, c’est la première fois de ma longue, bien trop longue existence, que j’en tire autre chose que de l’appétit.

Quelque chose au fond de moi s’arrête sur une certitude choquante mais incontournable. 

Cette gargouille est importante pour moi. Ici, maintenant, pour une raison inconnue, Franka Terribili secoue tout ce que j’ai toujours cru savoir et devient, par ce fait inexplicable, le centre de mon univers.

Chapitre 3

FRANKA

Trois heures après l’incendie de Notre-Dame.

Le dernier touriste est parti avec le dernier bus de ramassage et le soleil s’est levé. L’enchantement de la nuit se dissipe peu à peu et une autre magie s’éveille dans les premiers rayons qui frappent la pierre aride et escarpée, encore tachetée de fleurs printanières. Une odeur de pierre chauffée entre déjà par la fenêtre ouverte et se mêle aux arômes de mon café et des lavandes qu’Afroditi vient d’arroser sur la terrasse. 

Depuis mon bureau tout au sommet, j’ai une vue à couper le souffle sur les rochers ocre, avec, dans l’échancrure des falaises, un minuscule coin de Méditerranée d’un bleu surréaliste, aussi brut qu’un coup de poing à l’estomac. Plus bas, sur le parking, les équipes de nettoyage commencent à se garer et à monter les marches en échangeant des Yassou rieurs et des plaisanteries. 

Seul le personnel a le droit de circuler en voiture sur la propriété. J’ai hésité avant de me lancer dans un service de bus, et puis, j’ai fini par m’en féliciter lorsque le succès a été au rendez-vous. Quand il n’y a pas besoin d’un capitaine de soirée pour négocier les routes traîtres de l’île et leurs virages en épingle à cheveux, tout le monde est plus détendu, et un client détendu peut sans se poser de question danser et boire jusqu’à l’aube. La nuit a été plutôt bonne bien que l’on soit seulement en début de saison. Le coffre derrière moi est plein de cash. 

Je m’étire contre le siège de cuir de mon fauteuil, soudain lasse. J’ai gardé deux choses de la vie de gargouille que je n’ai jamais eue : des horaires décalés, et un odorat surdéveloppé. Et maintenant, c’est l’aube : l’heure d’aller me coucher. 

Je ferme mon ordinateur et je débarrasse mon bureau puis je donne un coup de clef aux différents tiroirs avant de quitter mon siège. Un rayon de soleil entre déjà dans la pièce par la baie vitrée et chauffe les carreaux au sol. Un dernier véhicule entre sur le parking dans un crissement de pneus, je reconnais la poubelle couleur tomate et le style de conduite flamboyant de Kostas qui est très en avance sur son horaire habituel. 

Je sors sur la terrasse, inhale une bouffée de basilic, de romarin, de laurier et de fruits de la passion. La pierre est déjà tiède sous mes plantes de pieds nues et exhale elle aussi un arôme bien d’ici. Un autre parfum s’enroule autour de moi, envoûtant : Afroditi est en cuisine et mitonne un bon petit plat. Ça sent l’aubergine, le thym, la tomate, la feta fondue au four, le concombre et l’oignon frais. Mon dernier repas n’est qu’un lointain souvenir et mon estomac se met aussitôt à gronder.

Direction, la cuisine. Il faut emprunter un dédale de petits escaliers et de ruelles encaissées qui cheminent à travers les bâtiments de pierre, offrant à chaque détour une vue vertigineuse sur les falaises, le village blanc perché au loin, ou bien le port en contrebas et la mer. Les agences et les tour-opérateurs se passent le mot : ma forteresse est l’endroit où il faut se rendre absolument pour admirer le coucher du soleil. Il faut l’avoir vu au moins une fois dans sa vie, ai-je lu sur une brochure touristique, et ce n’est même pas moi qui l’ai écrite. 

Au petit matin, à mon avis, c’est moins conforme aux clichés romantiques, et peut-être pour cette raison, encore plus beau. Les ombres qui se détachent peu à peu des montagnes escarpées et arides sont encore douces et la lumière change d’une seconde à l’autre. La mer danse au fond du précipice, aussi attirante et mystérieuse qu’un chant de sirène. Je me souviendrai toujours du moment où je me suis réveillée ici pour la première fois, alors que la forteresse n’était qu’une ruine, et où j’ai su que j’allais la restaurer pour en faire mon nid. 

J’attaque la dernière ligne droite vers la cuisine, mais un obstacle se dresse soudain entre moi et ma feta au four. De taille moyenne, brun et un peu hirsute, avec une étincelle dans son regard sombre et un short du même rouge indéfinissable que sa vieille voiture. 

— Salut, Kostas. T’es bien en avance aujourd’hui. 

Il hoche la tête. Il a un truc à me dire, et ça ne va peut-être pas me plaire. Kostas vient deux jours par semaine s’occuper de ma comptabilité et de ma paperasse. Le reste du temps, il loue des bateaux et organise des excursions. 

— Il y a eu encore un bateau cette nuit, annonce-t-il. 

Par sa situation géographique, notre île du Dodécanèse voit débarquer beaucoup de réfugiés. Ils arrivent dans des bateaux souvent vétustes, quand il y a encore un pont sous leurs pieds. Ils sont souvent en mauvais état, et ils ne sont jamais tous au rendez-vous. La guerre, la cupidité des prédateurs humains et la mer prélèvent toujours la part du lion.

— Mince. Tu as besoin d’un coup de main ? 

Kostas fait partie d’une ONG qui vient en aide aux migrants au moment de leur arrivée. Il y a des falaises sur la face est de l’île, et les bateaux qui sont rabattus là-bas par le courant sont pris au piège sans les patrouilles qu’il affrète. Ensuite, dans la mesure du possible, lui et son organisation essaient d’éviter aux rescapés l’enfermement dans des camps de réfugiés presque aussi létaux que les conflits auxquels ils tentent d’échapper. 

Kostas a décidé il y a déjà un moment que le système officiel était merdique et qu’on n’allait donc pas respecter la loi. Il donne de sa personne et il a porté à des niveaux ahurissants son sens inné du système D à la grecque. Mais parfois, ça ne suffit pas. Tant de dangers guettent ces migrants.  

— Nikolaos est déjà là-bas, indique-t-il. Il a appelé un hélico. Beaucoup sont très mal en point. 

Nikolaos est notre médecin local et l’hélico est celui de l’hôpital le plus « proche », situé à Rhodes. 

— Il y avait une femme enceinte et plusieurs personnes âgées, raconte Kostas. Ça faisait deux jours qu’ils n’avaient plus d’eau du tout. Ils allaient en Italie, mais ces connards les ont entassés dans un canot pourri et le moteur les a lâchés au milieu de nulle part. Les plus forts ont ramé, mais c’est un miracle qu’ils soient arrivés jusqu’ici. 

Je soupire. J’ai bien peur qu’ils soient encore très loin d’être arrivés. 

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? J’ai de la place chez moi pour loger du monde. Il n’y a personne en ce moment.  

Kostas acquiesce. 

— Merci. On va profiter de ton offre. Mais ce n’est pas pour ça que je suis venu. Une passagère a demandé après toi, Franka. 

— Hein ? Comment ça ?

— Elle a dit qu’elle voulait parler à la fille Terribili qui se fait appeler Franka Magnani. Une vieille dame. C’est quoi, une fille Terribili ?

Le cœur battant, j’esquisse un geste de dérision. 

— C’est rien de spécial. Elle a dit ce qu’elle me voulait ?

— Non, fait Kostas. Elle a insisté pour qu’on aille te chercher. Elle parle grec avec un accent bizarre et elle avait l’air moins mal en point que les autres. Elle dit qu’elle a traversé les ombres pour venir te mettre en garde. Mais tu ferais mieux de te dépêcher.  

Cela fait beaucoup de coïncidences et en tant qu’originaire du monde de l’ombre, je suis obligée de me méfier. Kostas interprète comme il peut mon mouvement d’hésitation. Il effleure mon bras d’un geste rassurant. 

— Je viens avec toi, propose-t-il. Je ne pense pas que tu aies grand-chose à craindre, et puis, il vaut toujours mieux savoir, tu ne crois pas ? 

Il sait que j’ai eu une histoire avant de m’échouer, moi aussi, sur cette île. Il a l’air de penser que j’ai peur d’être rattrapée par mon passé. C’est un peu de ma faute, j’ai laissé des scénarios abracadabrants prendre racine dans son esprit, parce que ça m’arrangeait. Je préférais être une Italienne poursuivie par la mafia plutôt qu’une gargouille ratée, et de toute façon je ne pouvais pas parler de la Ville Lumière — même ici au fin fond de nulle part, le Code a la vie dure. Alors, je l’ai laissé se faire des films et même quand il est devenu un ami, je ne l’ai jamais détrompé.

En l’occurrence il a raison. Il vaut toujours mieux savoir ce qui se passe, quand on le peut.

— Allons-y, décidé-je finalement. Attends-moi juste deux secondes, que j’attrape quelques provisions.

Chapitre 44

FRANKA

Quatre heures après l’incendie de Notre-Dame

La salle communale, un cube de ciment blanchi à la chaux pas très loin du centre-ville, a été provisoirement transformée en centre d’accueil. L’hôpital est juste à côté mais il ne peut pas contenir tout ce monde. Il n’y a pas de hotspot ici, nous ne sommes pas sur une des grandes routes migratoires et l’île est trop petite de toute façon. Heureusement, certains arrivants s’en sortiront à court terme avec du repos, de l’eau, de la nourriture, et de la gentillesse. 

L’atmosphère est calme quand nous entrons. Des tables ont été dressées et un petit déjeuner pantagruélique a été servi. Les habitants de l’île arrivent avec de la nourriture ou des vêtements. Ceux qui ont le temps prennent une chaise et s’installent pour discuter avec les nouveaux arrivants. C’est devenu une habitude pour les gens d’ici, une sorte de rituel. 

Au début, il y a eu quelques réticences. Kostas les a vaincues à coups de « on n’est pas des brutes, on est polis » et avec l’aide de la mairesse, qui est une rebelle à peu près aussi franc-tireuse que lui, et qui n’aurait pas été élue de toute façon si les locaux n’étaient pas dans leur grande majorité des insulaires farouches, indépendants et plutôt progressistes. 

Parfois, je me dis que mon petit coin d’enfer est une sorte de paradis sur terre, et que j’ai eu de la chance, moi aussi, de m’échouer ici il y a si longtemps. 

— Viens, fait Kostas en m’entraînant vers un coin de la salle. Elle est là-bas. 

Je le suis tout en examinant la petite assemblée. Il y a beaucoup de personnes jeunes et peu d’enfants. Ils ont l’air éprouvés, sous le choc. La petite vieille vers laquelle Kostas m’amène est la seule ancienne parmi les nouveaux arrivants. 

D’un âge difficile à déterminer, quelque part entre soixante-quinze et deux cents ans, elle porte des vêtements qui n’ont plus vraiment de couleur. Elle semble absorbée dans la contemplation de la tasse de café qu’on lui a servie. À côté d’elle sur la table, il y a quelques fraises fraîches, ainsi qu’un morceau de pain tout juste sorti du four sur lequel quelqu’un a étalé au moins cent grammes de beurre. L’odeur du pain chaud et du beurre qui fond manque de m’arracher un grondement de désir, mais elle ne semble pas s’y intéresser.

Elle lève la tête au moment où nous arrivons auprès d’elle et j’ai un mouvement de recul en découvrant ses yeux perçants, d’un vert d’émeraude, dans son visage tout ridé. 

— Ah, Franka, me salue-t-elle dans un français parfait. Merci d’avoir fait vite. 

Elle sourit à Kostas, puis elle le congédie en grec avec gentillesse mais fermeté. Mon ami, cependant, ne s’éloigne pas avant d’avoir reçu de ma part la confirmation silencieuse que tout ira bien. Un peu affolée, je cherche à restituer la vieille dame. C’est quelqu’un que j’ai connu il y a longtemps, quand j’habitais encore à Paris ?  

— Viens t’asseoir, Franka, invite-t-elle en tirant une chaise à côté d’elle. 

N’ayant aucune raison de rester debout, je m’installe avec elle, puis je m’empare d’un thermos de café fumant et je remplis sa tasse avant de m’en servir une moi aussi. 

— Merci. 

Sa voix est plus jeune, plus nette que le reste de sa personne, presque un peu coupante.  

— Excusez-moi, mais qui êtes-vous et qu’est-ce que vous me voulez ?

Et accessoirement, qu’est-ce que vous fichiez en Turquie puisqu’on se connaît, visiblement, de la Ville Lumière ?

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, dit-elle. J’ai réussi à me mélanger à ces gens et j’en suis vraiment navrée. Ceux que j’ai pris avaient déjà mené une longue vie bien remplie, je te le promets. 

— Hein ?

— Il était vraiment capital que je te parle, mon enfant. 

— Euh. 

— Je m’appelle Sontsa-Mavra. 

— Oh. 

Zut. Avec un nom pareil, elle est futureuse, c’est presque une certitude. Ça explique son excentricité, son discours à peine intelligible et le soin qu’elle met à ne surtout pas répondre à mes questions. 

Recevoir la visite d’une futureuse est rarement annonciateur de bonnes nouvelles. Mes propres interactions avec les personnes de son engeance se sont toujours très mal terminées. La catastrophe, c’est une sorte de terreau pour elles. 

— Ce serait trop long à t’expliquer, mais je viens de l’errance et j’ai payé le prix fort pour venir te parler. Il faut que tu fasses très attention, ma jolie.

L’errance ? C’est une métaphore, ou bien un truc que je devrais connaître ? C’est toujours pareil avec les futureuses : langage symbolique, mises en garde mystérieuses, interdits absurdes et compagnie. Elles ne viennent jamais vous annoncer que vous allez gagner au loto le tant avec telle combinaison ou qu’une opportunité professionnelle extraordinaire va vous tomber toute cuite dans le bec. Ce serait beaucoup trop simple.

Je fais ce que je peux pour m’empêcher de lever les yeux au ciel et j’attends qu’elle me dise quel sort pitoyable me guette.  

— Je t’écoute, alors, dis-je avec une certaine impatience. 

Je ne m’attends certes pas à ce qu’elle me présente des excuses.  

— Mon ordre t’a porté un grave préjudice et je suis venue pour essayer de réparer cette erreur, s’il est encore temps. Écoute-moi bien. Je ne viens pas en tant que futureuse. C’est autre chose. C’est en rapport avec ce qui t’est arrivé la nuit où tu as quitté Paris.

J’avais tendu le bras pour attraper le sucrier et je m’arrête au milieu de mon geste. Puis je repose mon avant-bras sur la table pour la fixer, à la fois affolée et prête à attaquer. 

— Tu te fiches de moi ?

— Pas du tout. Il y a seize ans, tu as été invoquée au sommet de la tour nord de Notre-Dame de Paris et la futureuse de service à ce moment-là s’appelait Eva-Despina. Oui ?

Je hoche la tête. Je ne vois pas où elle veut en venir, mais une boule s’est formée dans ma gorge au souvenir de cette nuit-là.

— Elle a fait quelque chose de terrible, une chose qui aurait dû la faire radier de notre ordre pour toujours. 

Bon sang. Cette dame toute ratatinée sait ce qui s’est passé ? 

— Dis-moi ce qu’elle a fait.

À mes propres oreilles, ça sonne rauque, c’est la voix d’une assoiffée, comme si c’était moi qui venais de passer deux jours à la dérive sur un radeau et pas cette très vielle dame. 

Je viens de me faire avoir, je suis entrée dans le jeu d’une futureuse, et à la sortie, la réponse est décevante, bien sûr. 

— Je ne peux pas te le dire exactement, élude la vieille. Tout ce que je sais, c’est qu’elle t’a fait un sale coup. Je n’ai pas vu le détail. Je n’ai pas de visions du passé, ma jolie. Mais je peux te dire ce qui est arrivé ensuite. Eva-Despina a été renvoyée de la Ville Lumière par un de ses édiles, et elle est immédiatement passée à l’ennemi. 

— Pardon, mais je ne comprends rien du tout à ce que tu racontes, la vieille. 

En cela au moins, son intervention est complètement typique de son engeance.    

— De quel ennemi tu parles ? Des stryges ?

La vieille dame sourit. 

— Tu n’es pas vraiment à jour, tu devrais écouter un peu mieux les informations qui te viennent de l’ouest. Renseigne-toi, ouvre un journal de temps en temps, ou bien juste un de ces téléphones idiots. La Dame a brûlé la nuit dernière, c’est le moment d’additionner deux et deux et de te mettre à niveau, jeune fille.

— Pardon ?

Malgré la chaleur qui règne déjà dans la salle communale, un frisson glacé a parcouru ma colonne vertébrale. J’ai sûrement mal entendu. Ce n’est tout simplement pas possible, c’est une erreur, une plaisanterie. 

— Vérifie les informations, insiste Sontsa-Mavra. Demande à un des Grecs. Tu verras. La nuit dernière, il y a eu un grand incendie et le toit de Notre-Dame de Paris est parti en fumée. La terre entière est au courant. Et maintenant, j’ai un scoop pour toi : ce n’était pas un incendie criminel, et les humains s’y sont pour rien, les pauvres. 

Cette femme vient de débarquer sur la plage. La mer l’a crachée sur les galets. Elle descend d’un radeau pneumatique et elle vient de passer plusieurs jours en plein cagnard sans une goutte d’eau douce à boire. Elle ne peut pas avoir les infos du jour que je n’ai même pas encore eu le temps, moi, de consulter. Elle a pris le soleil et elle délire, c’est tout.  

— Il faut que j’y aille, poursuit-elle d’une voix douce. Mon temps de parole est écoulé. Je voulais que tu saches qu’Eva-Despina était dangereuse et que si tu arrives à déterminer ce qu’elle a fait lors de ton invocation, tu pourras démêler l’écheveau. Peut-être que la futureuse actuelle de la Ville pourrait t’aider. 

— Pardon, mais c’est du chinois pour moi. 

— Tu vas être la seule à pouvoir t’en occuper. Il faut que tu sauves ton clan, Franka. Il faut que tu sauves Paris. 

Pendant qu’elle attrape son mug de café et qu’elle boit une petite gorgée, je roule des yeux exaspérés pour oublier le fait qu’elle commence à me coller une frousse bleue avec ses prophéties de malheur. 

— Arrête d’empiler des informations qui n’ont ni queue ni tête et explique-toi, lui ordonné-je. 

Mais elle pose sa tasse sur la table, elle recule sa chaise, et là, sous mes yeux, elle disparaît. Elle s’efface, tout simplement. C’est comme si elle n’avait jamais existé. Je reste assise là comme une abrutie, ma tasse de café encore trop chaude à la main, le cœur battant et la gorge sèche, et déjà furieuse de m’être fait avoir. Je vais être obligée de me renseigner sur ce qui se passe à Paris, et je ne veux pas. 

Un instant plus tard, la main de Kostas se pose sur mon épaule. 

— Franka, tu sais où est partie la dame qui était assise ici ? Nikolaos voudrait l’examiner en urgence. Il pense qu’elle tient à l’adrénaline et il se fait du souci pour elle.   

— Euh…

Je me tourne vers mon ami. Le médecin nous rejoint, l’air sombre. 

— L’hôpital vient d’appeler. Tous les passagers d’un certain âge qui ont été pris en charge tout à l’heure sont morts pendant le transport en hélicoptère. Où est cette dame ? C’était déjà un miracle qu’elle soit encore sur pied après le voyage qu’ils ont fait, mais là…

Je serre les lèvres sur un des secrets les plus anciens du monde. Ce que le docteur appelle un miracle ou une poussée d’adrénaline, moi, j’appelle ça de la magie. Les paroles cryptiques de la vieille me reviennent à l’esprit. J’ai réussi à me mélanger à ces gens et j’en suis vraiment navrée. Ceux que j’ai pris avaient déjà mené une longue vie bien remplie. Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais j’ai bien l’impression qu’elle se considère comme responsable de ce qui est arrivé à ces gens.

Tout ça pour venir délivrer un message incompréhensible et tronqué à une personne — moi — qui ne voulait pas l’entendre. 

Un rire amer s’échappe entre mes lèvres.   

— Elle est partie, dis-je. Elle a posé son café et elle s’est tirée. Ça avait l’air d’aller très bien. 

Nikolaos secoue la tête d’un air abasourdi et se précipite hors de la pièce en grommelant un truc au sujet des gens désorientés. Mais il revient dix minutes plus tard, bredouille. Je ne sais pas ce qu’est l’errance, mais on dirait que la futureuse y est déjà retournée.

Pour la suite, c’est par ici…