Le chemin de la gloire est semé d’embûches… et de malédictions.
Victoire galère à faire décoller son groupe de rock. Entre les factures et les scènes miteuses, elle accepte un taf dans un bar chelou… qui n’existait même pas hier.
Elle y rencontre Tristan, patron ténébreux et manifestement pas 100% humain. Sans le vouloir, elle met un pied dans les Royaumes — un monde féerique, dangereux, fait de faux-semblants et de sortilèges qu’on scelle avec du sang.
La bonne nouvelle : c’est une mine d’inspiration.
La mauvaise nouvelle : quelqu’un semble vouloir sa peau…
tous les liens du livre sont ici.
MAGIE ORDINAIRE DES MORTS, DE LA LUNE & DES LIENS… LES 3 PREMIERS CHAPITRES
Chapitre 1
Retraite créative… mouais.
Une lumière pâle d’hiver filtrait à travers les fenêtres vermoulues de la vieille maison quand je descendis sur la pointe de mes pieds nus l’escalier grinçant qui menait à la salle commune. Le ciel était si froid, ses bleus, ses roses et ses violets se confondaient en une aube si incolore et si délavée, si assortie au vert terne et sombre de l’herbe dehors, dont les longs brins étaient maintenant complètement recouverts de givre, que je m’arrêtai une seconde pour contempler cette désolation par la petite fenêtre du palier.
Le chauffage devait encore être en panne parce que si ça, c’était la température habituelle à l’intérieur de la maison, je ne voyais pas comment quiconque était censé survivre à un hiver dans cet endroit. Je soupirai et un petit nuage de vapeur consterné s’échappa de ma bouche. On était clairement sur le point de battre de nouveaux records de glaciation.
Pourtant, même avec ce froid pinçant, l’atmosphère restait imprégnée de cette légère odeur d’herbe qui me mettait très mal à l’aise depuis quelques jours, car elle signifiait que Sam, mon bassiste, était en train de retomber dans ses vieux travers.
Serrant mon châle épais autour de mes épaules nues, je me dirigeai vers le salon en évitant autant que possible le contact avec le permafrost des vieux carreaux inégaux. Mes orteils étaient pratiquement bleus sous le vernis à ongles noir écaillé. Je ne pouvais pas rester là en nuisette d’été, j’allais attraper un virus idiot, perdre ma voix et ça n’arrangerait rien à rien.
Je regardai autour de moi à la recherche d’un pantalon. Toute la pièce était jonchée de vêtements, de feuilles de musique, et même d’assiettes sales datant de l’époque où le frigo n’était pas encore vide.
Vivre avec trois mecs, c’était se condamner soi-même à la surprise permanente de trouver autour de soi des objets dont on ne pouvait pas toujours tracer l’origine ni comprendre ce qu’ils fichaient là. Un peu comme cette pile de livres d’économie très sérieux qui datait de l’époque où Thom allait encore à la fac. Il avait essayé de les brûler dans la cheminée, et comme le conduit n’avait pas été ramoné depuis des lustres — la dame qui nous avait loué l’endroit nous avait d’ailleurs formellement déconseillé d’y faire du feu — j’avais vu arriver le moment où nous allions tous mourir en respirant les fumées toxiques d’Adam Smith.
Thom avait pensé que c’était d’une ironie délicieuse, mais je n’étais pas d’accord.
— Où est donc passé ton sens de l’humour ? avait-il demandé, un peu vexé qu’on ne le laisse pas aller jusqu’au bout de sa mise en scène dramatique.
— Je crois qu’il est mort de faim, avais-je répondu.
Sur la table, au milieu des vieilles tasses à café, se trouvait la pipe en bois de Sam, sculptée d’un visage démoniaque, grimaçant et barbu, qu’il trouvait particulièrement stylé. Il avait tendance à se prendre pour un chaman et disait qu’il allait voyager vers un autre plan de conscience, trouver son animal spirituel et son inspiration. Mais bien sûr, quand il fumait, tout ce qu’il trouvait, c’était des blagues foireuses.
Je crus repérer mes chaussettes chaudes et faillis trébucher sur une écuelle remplie d’eau. Linus l’avait sortie quand les gars avaient essayé d’attirer le renard du voisinage à l’intérieur, malgré mes protestations. Mais bien sûr, l’animal avait refusé cette offrande douteuse, la Déesse soit louée.
Mesdames et messieurs, les Licornes en kit, pensai-je en sortant enfin mes chaussettes de laine d’une pile de partitions de Bach.
Les Licornes en kit, c’était le dernier nom répertorié de notre groupe, mais nous avions déjà essayé beaucoup de noms provisoires et je comptais bien que celui-là ne prendrait pas plus que les précédents.
C’était vraiment une bonne chose que mes colocataires et complices soient tous des musiciens exceptionnels. Je me demandais souvent comment je faisais pour les supporter. Parfois, je doutais si fort de notre association bancale que j’étais à deux doigts de faire mes bagages et de me tirer.
Et puis, juste au moment où je m’apprêtais à les abandonner, l’heure de la répétition arrivait. On attrapait nos instruments et on se mettait à jouer, et je me rappelais soudain à quel point on était bons ensemble, à quel point la musique pouvait être merveilleuse et magique.
C’était vertigineux, la façon dont ces types réussissaient à être mes âmes sœurs musicales tout en restant, à certains égards, de parfaits inconnus.
En soupirant, j’enfilai mes chaussettes avec soulagement. Ouais, il fallait bien l’admettre, il y avait de la magie quelque part sous tout ce fatras. Et maintenant, si elle pouvait juste mettre un peu de bouffe dans mon estomac et de chauffage dans cette vieille loc, ce serait parfait.
Les chaussettes chaudes aidèrent carrément, et bientôt, je localisai le pantalon de survêt’ de Sam et le réquisitionnai. Dans la cuisine, je fis chauffer de l’eau et en versai un peu dans le filtre à café de la veille. C’était mieux que rien et ça sentait même un peu le café.
En inhalant le parfum amer, je me retirai dans mon petit coin du salon. C’était là que j’écrivais des chansons avant que tout le monde se réveille. C’était mon petit carré de paradis et le meilleur moment de la journée, les répétitions mises à part.
Assise en tailleur sur le vieux canapé croulant, j’ouvris mon cahier et cliquai sur mon stylo à bille quatre couleurs. Il n’y avait plus que du vert, la couleur que j’aimais le moins, mais c’était toujours de l’encre et je n’avais besoin de rien de plus. Je murmurai une prière rapide aux muses pour qu’elles m’envoient une chanson qui déchire tout, et je commençai à écrire sur les maisons gelées, les matins givrés, les associations improbables, la solitude et le chaos, et la qualité insaisissable de la chance.
J’étais toujours assise au même endroit quand Linus émergea vers neuf heures. L’aube, belle mais cruelle, s’était transformée en une journée grise et morose.
Des trois autres membres du groupe, Linus était mon meilleur ami. Il ressemblait à un guerrier viking mais la plupart du temps il se comportait comme un nounours. C’était notre batteur, le plus solide et le plus fiable du groupe. On pouvait en toute circonstance compter sur lui et sur son rythme cardiaque germanique. Il était notre colonne vertébrale, aussi réconfortant et protecteur qu’un grand frère.
Il se pencha pour m’embrasser sur le front.
— Salut, Victoire. Quoi de neuf ?
Je grognai.
— Pas grand-chose.
Je pensais tenir une chanson, mais il manquait encore un truc, et je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus.
— Tu veux faire un tour avec moi dehors ? proposa-t-il.
Je grimaçai.
— Là, maintenant ? Tu ne préfères pas attendre le dégel ?
Linus sourit.
— Il fait pratiquement aussi froid à l’intérieur, fit-il remarquer.
Il avait raison, et j’avais besoin de me réchauffer. Je le suivis donc, enfilant mon épaisse doudoune par-dessus ma nuisette, mes chaussettes en laine, et le pantalon de survêt’ chipé à Sam. On avait le sens du style, ou on ne l’avait pas. C’était un truc inné, et le mien était très personnel.
La campagne autour de la maison était plutôt jolie. Nous avions choisi cette location parce qu’elle était bon marché, que l’endroit était calme et que personne ne se plaindrait de notre musique ridiculement forte, à l’exception de quelques vaches charolaises. Et puis, en été, c’était un coin vraiment luxuriant, presque paradisiaque. Nous avions emménagé là pour économiser sur les loyers, le temps de composer et de peaufiner notre premier album. C’était censé être la retraite créative du siècle, celle dont les gens parleraient plus tard comme d’un moment clef dans l’histoire du rock.
Puis l’automne n’avait pas tardé à arriver et nous avions aussitôt mesuré les limites de notre plan génial. Je commençais à faire des rêves bizarres où j’attaquais les vaches du fermier voisin pour les gnaquer.
— J’ai faim, me plaignis-je.
— Allons voir si Élise peut nous donner quelques œufs.
Élise habitait une des fermes voisines et elle était vraiment adorable. Elle avait violemment engueulé un autre de nos voisins pour avoir lâché ses chiens sur nous. Parfois, elle faisait semblant d’avoir trop d’œufs et elle nous en donnait pour qu’on les rapporte chez nous. Elle avait une fille qui était étudiante dans le Sud, et quand on la remerciait, elle disait invariablement qu’elle espérait que quelqu’un veillait sur sa Natacha.
— Bonne idée, fis-je. Allons voir Élise.
C’était vrai, la différence de température était étonnamment faible entre l’atmosphère glaciaire du salon et le froid hivernal de la cour. Les pommiers désolés semblaient prier un dieu inexistant, tordant des membres torturés vers le ciel gris. Je n’étais peut-être pas d’humeur très optimiste ce matin, pensai-je en roulant sous le bout de ma chaussure le cadavre gelé d’une pomme pourrie.
Je n’avais pas plus envie que les autres de retourner travailler pour gagner de l’argent. Il fallait bien malgré tout que quelqu’un ait la tête sur les épaules et prenne ce genre de décision difficile.
On avait mis de l’argent de côté pour payer un studio d’enregistrement. Il y en avait déjà presque assez. Mais on avait tous juré de mourir avant de puiser dans ce trésor de guerre pour acheter des trucs aussi prosaïques que de la nourriture et du papier toilette.
Jusque là, on avait respecté cette décision. Mais je voyais arriver le moment où on n’aurait plus le choix, et où la liberté artistique finirait par succomber à l’appel de la survie. On ne peut pas faire de la bonne musique quand on est en hypothermie et à moitié mort de faim.
— On ferait bien de réfléchir à des plans pour gagner un peu de fric avant qu’il soit trop tard, déclarai-je donc, la mort dans l’âme. J’ai l’impression qu’on est un peu au pied du mur, là.
Ce n’était vraiment pas agréable d’être celle qui craquait en premier. Mais au moins, je savais que Linus, constructif jusqu’à la moelle, ne m’en voudrait pas, et qu’au contraire il me suivrait. Il était toujours prêt à brainstormer.
— Écoute, proposa-t-il. Avant de retourner aux petits boulots, si on essayait de prendre contact avec le nouveau bar qui va ouvrir à la sortie de Dompierre ? Bertrand a dit qu’ils cherchaient des musiciens. On pourrait postuler, auditionner si besoin. Ça nous ferait du bien, et on pourrait gagner un peu d’argent en faisant ce qu’on aime.
Bertrand était un de nos voisins — pas celui qui avait lâché les chiens, un autre. Il n’était pas antipathique ; il nous considérait surtout comme des extraterrestres. On l’amusait. Parfois, quand il avait un peu picolé, il venait nous rendre visite. Il nous écoutait jouer et formulait des commentaires qui étaient toujours légèrement bizarres et déplacés.
— Un nouveau bar ? répétai-je, abasourdie. À Dompierre ? T’es sûr ?
Le village comptait quelques centaines d’habitants, au grand max. Pour une citadine de naissance comme moi, c’était la capitale de nulle part.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? rétorqua Linus. C’est un bar, Vic. Jouer dans un bar, ce sera toujours mieux que rester à la maison à se ronger les ongles ou pire encore, d’aller directement postuler aux caisses du supermarché sans rien tenter d’autre.
Il avait raison, bien sûr. Nous avions tous travaillé ici et là, mais les emplois étaient rares, et aucun de nous ne voulait rien de permanent. Nous croyions dur comme fer en notre musique.
Je soupirai.
— OK, on essaye. On n’a qu’à y aller ce soir et voir si on peut parler au propriétaire.
Je me sentis immédiatement mieux. Nous étions déjà arrivés chez Élise. Elle nous donna des œufs et nous prépara même une omelette et une tasse de café. Quand nous rentrâmes à la maison une heure plus tard, j’écrivis une chanson joyeuse et un peu naïve sur notre balade. Sam, qui venait de se lever, la trouva sympa, et Thom déclara qu’elle avait du potentiel.
Nous passâmes l’après-midi à composer et à travailler sur des chansons plus anciennes en essayant de les améliorer.
Malgré nos estomacs caverneux, nous ne tardâmes pas à retrouver l’alchimie de notre groupe. Linus était à la batterie, régulier et subtil, et Sam à la basse, quelque part entre le bourrin et le sublime. Moi, je chantais et je jouais aussi de divers instruments selon les besoins. Quant à Thom, il s’était autoproclamé guitariste principal, mais je le rembarrais dès qu’il se prenait la grosse tête.
Quand ça arrivait, on s’engueulait comme du poisson pourri, c’était très rock’n’roll. Thom était très ambitieux mais il y avait une sorte d’équilibre entre nous, et j’étais sûre, moi aussi, qu’on avait tout ce qu’il fallait pour aller très loin.
Chapitre 2
Une rencontre improbable
À neuf heures ce soir-là, nous nous entassâmes tous les quatre dans la vieille bagnole de Thom pour nous rendre au nouveau bar de Dompierre, bien que nous soyons encore sceptiques quant à son existence même.
Nous n’avions pas pris nos instruments, à l’exception de mon ukulélé porte-bonheur, car je n’allais jamais à aucun rendez-vous crucial sans lui.
C’était un ukulélé parfaitement ordinaire, je l’avais acheté d’occasion à un type au lycée, parce qu’il n’était pas cher et qu’il m’avait rappelé le personnage joué par Marilyn Monroe dans Certains l’aiment chaud. J’avais commencé à bidouiller avec et c’est comme ça que j’avais démarré la musique, à l’âge de quinze ans, en autodidacte. Ensuite, je m’étais mise à chanter et ça m’avait très vite démangée de trouver un moyen de monter sur scène.
J’avais le ukulélé avec moi quand j’avais rencontré Sam et Thom deux ans plus tard. Je l’avais avec moi le jour où j’avais trouvé Linus dans le métro. Et je l’avais avec moi le jour où j’avais échappé de justesse à la mort. J’avais parfois l’impression que ce petit instrument ordinaire était la source de toute ma chance.
La nuit était aussi humide que glaciale et le chauffage de la vieille voiture de Thom n’arriverait probablement pas à me décongeler le temps du court trajet. Linus et moi nous blottîmes l’un contre l’autre sur la banquette arrière pour nous tenir chaud. Thom jura lorsqu’il se paya pour la énième fois le nid de poule de l’allée et que le dessous fragile de son précieux véhicule racla le sol. J’éclatai d’un rire nerveux — pas de ma faute, c’était le comique de répétition. Thom s’exclama une deuxième fois et Linus me lança un sourire en coin.
À Dompierre, il faisait nuit noire. L’humidité semblait engloutir la maigre lumière des éclairages publics, et les phares avant de notre voiture ne faisaient pas grand-chose non plus pour dissiper les ténèbres. Avec des volets tirés sur chaque fenêtre, les longues maisons carrées brunâtres ne trahissaient rien de ce qui se passait entre leurs murs.
J’imaginais les gens à l’intérieur, assis devant leur télévision, regardant les mêmes nouvelles catastrophiques que tous les soirs après une dure journée passée à nourrir le bétail et à élever les enfants, à essayer de joindre les deux bouts et à ne jamais pouvoir se permettre de sortir de la routine quotidienne pour faire quelque chose de fou et de significatif de leur vie.
Après tout, c’était ce qui était arrivé à ma famille, au point que j’étais devenue allergique au train-train. J’étais déterminée à combattre par tous les moyens cette inertie qui voulait tous nous dévorer. Je voulais de la grandeur, quel qu’en soit le prix, et j’étais si reconnaissante de vivre et de travailler avec trois personnes qui partageaient ma terreur de l’ordinaire.
Mais quand nous arrivâmes là où le bar était censé s’être établi, nous trouvâmes l’endroit encore plus mort que le reste de la petite ville.
Je me tournai vers Linus.
— T’es sûr que c’est là ?
Il acquiesça, incertain.
— Ouais. Bertrand m’a prévenu que ça aurait l’air abandonné. Mais il dit que c’est sur le point d’ouvrir. D’après lui, c’était une vieille grange qu’ils ont réhabilitée. Et ils ont obscurci toutes les fenêtres pour décourager les curieux.
— Ah. OK.
Nous descendîmes de voiture et plongeâmes dans la nuit froide et humide. Je frissonnai, parce que j’avais mis mes fringues les plus correctes, ma jupe de rockeuse chic-décalée et mes bottines en cuir. Linus m’annexa sous son aisselle, partageant un peu de sa chaleur nordique.
— C’est parti.
Sam grinça qu’il se les pelait et qu’on lui devrait une paire de roubignoles et un grog. Nous traversâmes la rue jusqu’au bar, dont toutes les fenêtres étaient effectivement sombres. Même en tendant l’oreille, on n’entendait que dalle. Pas une note de musique, pas un bruit de vaisselle, rien du tout.
— Ça a vraiment l’air vide, diagnostiquai-je.
— Essayons quand même la porte, décida Linus. Maintenant qu’on a fait le chemin jusqu’ici, on n’a rien à perdre.
Il avait raison, évidemment. Il fallait qu’on prenne le taureau par les cornes et qu’on crée nos propres opportunités.
Attrapant la main de Linus, le la serrai pour me donner du courage. Le pire qu’on risquait, c’était de se casser les dents sur une fausse information. Ça mettrait un autre petit coup de griffe dans ma motivation, mais j’étais plus solide que ça. J’étais une déesse du rock. J’étais invincible.
— OK, si on n’y va pas, on saura jamais.
Je pris la tête du peloton. Bien sûr, Thom essaya aussitôt de me la ravir. Je me contentai de sourire et je le laissai faire le paon.
La grange était un bâtiment carré en pierre couleur de terre pâle, comme tous les autres autour de lui. Sa lourde et vieille porte en bois était peinte d’un brun plus foncé. Thom frappa plusieurs coups bruyants, et nous attendîmes en silence. Sam soupira. Malgré toute sa nonchalance, il était généralement le dernier à embrasser le changement.
Après une minute environ, la porte s’ouvrit, et une tête apparut dans l’entrebâillement. Une tête très pâle, avec des cheveux noirs si fous qu’il me fallut plusieurs secondes pour remarquer à quel point le visage de ce type était beau. Un nez droit, des pommettes fortes, des grands yeux sombres, et des lèvres parfaites qui auraient pu être celles d’une statue. Une symétrie presque dérangeante. Ouaip, cette tête annonçait un canon.
— Hum, bonsoir, fit la tête d’une voix profonde, presque soyeuse. On avait rendez-vous ?
Il avait vraiment une tessiture merveilleuse, riche et pleine, avec quelque chose de dansant et qui réveillait en même temps en moi une étrange nostalgie. Malgré cet accent exotique, ou peut-être à cause de lui, c’était le genre de timbre que vous étiez sûre d’avoir déjà entendu quelque part.
Je donnai un coup de coude à Thom, qui me laissa passer avec un début de glapissement indigné.
— Non, désolée, on n’avait pas rendez-vous.
Je tendis ma main gantée, mais la tête, n’étant qu’une tête pour l’instant, je suppose, ne s’en saisit pas.
Alors, j’insistai.
— Salut, je suis Victoire, et voici mon groupe.
Thom toussota et je l’ignorai. Le gars à la porte me dévisagea avec amusement.
— Enchanté. Mais, hum, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
À son accent, il n’était pas d’ici. La façon dont il cadençait ses phrases avait une saveur, une légèreté discrète, que je n’arrivais pas à situer, comme si le français était sa deuxième langue, une langue qu’il maîtrisait parfaitement mais peut-être pas de naissance.
— C’est vous le propriétaire du bar ? demandai-je, pressée de passer aux choses sérieuses.
Le type m’adressa un coup d’œil perplexe, puis se démancha le cou pour couler un regard le long du mur extérieur du bâtiment, comme s’il le découvrait pour la première fois.
— C’est un bar maintenant ? J’ai dormi combien de temps ? Quel jour sommes-nous au juste ?
Je soupirai.
— Ce n’est pas un bar ? Eh bien, je suis vraiment désolée, alors, on a dû avoir une mauvaise info.
Je pris Linus à témoin avec une moue silencieuse, et il écarquilla ses yeux bleus innocents en me montrant les paumes de ses mains d’un air perplexe.
Le type à la porte s’était à nouveau tourné vers moi et il semblait me découvrir pour la première fois. En fait, ses yeux n’étaient pas bruns, mais d’un violet saisissant, ou peut-être d’un bleu profond mais si transparent qu’on pouvait voir les vaisseaux sanguins juste en dessous. Ou bien peut-être que c’était tout simplement un effet de l’éclairage nocturne. Dans tous les cas, ses pupilles me parurent gigantesques.
Il est complètement défoncé, non ? Ce n’était pas un phénomène rare dans le monde de la nuit, mais ça rendait parfois les discussions commerciales plus difficiles.
Puis ses narines se dilatèrent. Est-ce qu’il était en train de nous renifler, là ? D’accord, nous ne prenions pas de longues douches chaudes tous les jours. Le chauffe-eau de notre maison était capricieux à l’extrême et passait par toutes sortes d’états d’âme et de pannes exotiques. Mais de là à dire qu’on sentait mauvais…
— Non, non, s’exclama-t-il après ce temps de latence suspicieux. Si vous dites que c’est un bar, c’est sûrement un bar.
Ce qui, à mon avis, constituait une réponse vraiment très étrange.
Je décidai de camper sur mes positions et patientai encore un peu.
Et là, le type éclata d’un rire qui aurait dû m’inquiéter mais qui me rassura paradoxalement. J’aurais peut-être dû prendre mes jambes à mon cou. C’était probablement un dangereux désaxé ou au minimum, un toxico qui avait perdu la réalité de vue depuis un moment. Pourtant, je me retrouvai à apprécier à nouveau la richesse de sa voix et l’apparente sincérité de son explosion d’hilarité.
Il ouvrit la porte en grand en se redressant de toute sa hauteur et nous accueillit d’un jovial :
— Eh bien, entrez ! Ne restez pas dehors dans le froid. Nous allons régler tout ça avec le directeur.
Un nuage de vapeur et de soulagement s’exhala de mes poumons.
— Ouf. Merci.
Le type ne nous avait toujours pas dit son nom, et il bloquait encore l’entrée même si la porte était ouverte. Derrière lui, je ne distinguais que des ombres. Tout ce que je pouvais dire, c’était qu’il était grand et mince et entièrement vêtu de noir, avec un pantalon sombre froissé et une chemise sombre fripée qui semblaient étayer cette histoire improbable selon laquelle il avait dormi là un bon moment.
Il lui fallut deux secondes pour reculer et nous laisser entrer, en faisant des gestes pour désigner l’obscurité à l’intérieur.
— Allez, allez, ne soyez pas timides.
Ouais. Il était complètement stone.
Je franchis le seuil en soupirant. Mes talons aiguilles résonnaient sur la pierre et je pouvais sentir le froid glacial du sol à travers la fine semelle de mes chaussures. Ça semblait inconcevable, mais cet endroit était aussi mal chauffé que notre maison, sinon pire.
Thom suivit, et j’entendis Sam protester lorsque Linus le poussa à l’intérieur après nous.
Si c’était une ancienne grange, elle avait dû être transformée et rénovée à un moment donné, mais pas récemment. La petite pièce dans laquelle nous nous tenions à présent ressemblait à une sorte de hall d’entrée, avec un sol en pierre et des crochets le long du mur pour y laisser son manteau, ce que je n’avais pas la moindre intention de faire par ce froid.
L’unique fenêtre était presque entièrement obscurcie par d’épais rideaux de velours qui semblaient être d’une nuance très sombre de marron. Mais c’était difficile à dire, parce que le peu de lumière qui régnait dans la pièce provenait du clair de lune à l’extérieur, jusqu’à ce que le type étrange branche une lampe LED dans une prise murale près du sol.
Une ombre fantasmagorique se déploya aussitôt sur ma droite en me faisant sursauter. Mais ce n’étaient que des fleurs sèches dans un vase, tranquillement occupées à mourir de leur deuxième ou peut-être troisième mort sur le large appui en pierre de la fenêtre.
Ça ne sentait pas trop l’humidité mais on la devinait à l’affut, prête à vous transpercer au moindre moment d’inattention. Un fauteuil à bascule en osier percé d’un trou béant dans son siège attendait probablement qu’un fantôme y pose ses fesses sans consistance. Pour une petite ville comme Dompierre, c’était un lieu qui exhalait une atmosphère carrément exotique, mais pas forcément dans le bon sens du terme.
— J’imagine qu’on pourrait dire que nous sommes en train de refaire très lentement la déco, avança le grand type étrange et sans nom.
Il fit le dos rond en enfonçant de longues mains blanches dans les poches de son pantalon, puis il s’intéressa de nouveau à moi.
— C’est un ukulélé que vous avez avez là ?
— Ouaip, confirmai-je, sentant mes joues se réchauffer un peu.
— Et vous savez en jouer ?
— Bien sûr. Comme je viens de vous le dire, on est musiciens. On est un groupe de rock.
Il croyait vraiment que je me baladerais avec un ukulélé sur le dos juste pour faire joli ? Ce type avait un côté complètement lunaire. Il n’était pas du coin, c’était sûr. Je me demandais ce qu’il fichait là, comment il avait atterri à Dompierre.
Peut-être un peu comme nous, par hasard.
— Merveilleux, s’exclama-t-il. Moi aussi, j’aime bien gratouiller de temps en temps.
Je lui souris. Ça fait toujours plaisir de rencontrer des amateurs de musique enthousiastes, quel que soit leur niveau d’engagement et de talent.
— Génial.
Maintenant que nous étions tous à l’intérieur, j’avais hâte de voir le directeur, mais je ne voulais pas non plus paraître impolie.
— Comment vous pensez qu’on devrait l’appeler ? a soudain demandé le type.
— Hein ? Quoi donc ?
— Cet endroit. Le Bar-bouse ? Le Camem-Bar ?
Je haussai les épaules.
— J’en sais rien. C’est au propriétaire de trancher, je suppose.
— Ouais, murmura-t-il, rêveur, en dansant d’un pied sur l’autre comme un ours maigre et sans montrer aucune velléité de nous faire entrer.
Je décidai de prendre les choses en main et je me tournai vers cette deuxième porte fermée qui menait très certainement à l’intérieur du bâtiment. Mais à peine en eus-je touché la poignée que le type m’arrêta, couvrant ma main de sa très grande paume. Et sa peau était si froide que je pouvais le sentir à travers mes gants.
— Juste une minute, si vous voulez bien. Laissez-moi vérifier avec le propriétaire qu’il est disponible. Mettez-vous à l’aise, je reviens.
Sans attendre la réponse, il se glissa entre la porte et moi et disparut dans l’entrebâillement avant que je puisse dire quoi que ce soit. La porte se referma avec un cliquetis de mauvais augure. J’essayai d’actionner la poignée : elle était verrouillée et nous, enfermés dehors.
Je me retournai pour échanger un regard perplexe avec mes potes. Sam avait l’air dubitatif et un peu effrayé. Thom était stoïque et Linus m’adressa un mince sourire.
— Vous savez ce que j’aime le plus dans ce milieu ? Les rencontres.
Je soupirai.
— Mouais. C’est moi, ou ce mec se drogue ?
— Totalement défoncé, acquiesça Thom.
— Tu crois qu’il a de la bonne beuh ? s’enquit Sam, plein d’espoir — ses réserves personnelles s’amenuisaient.
Je reniflai et me résignai à attendre. Cet endroit n’avait pas du tout l’air prêt à recevoir des clients, et je commençais vraiment à penser que Bertrand s’était payé notre tête. Dans le coin, d’après ce que j’avais entendu, il n’était pas rare que les gens s’ennuient et se fassent des grosses blagues entre eux. Les hivers pouvaient être longs.
J’étais prête à lâcher l’affaire lorsque des pas se firent à nouveau fait entendre de l’autre côté de la porte. Une clé tourna dans la serrure, et quelqu’un ouvrit avec un certain panache, d’un grand geste volontaire.
Ah, pensai-je en levant la tête pour examiner le nouveau venu. On va pouvoir parler au chef.
Sauf que… c’était le même gars qu’avant.
Exactement le même.
Il s’était juste changé pour une raison inexplicable. Il avait enfilé un pantalon en nylon vert pomme et un gilet en fausse fourrure violette. Il avait chaussé des baskets orange et de grosses lunettes noires. Et pour couronner tout ça, il avait mis une énorme perruque hirsute et bouclée d’un rose vif. C’était… ça me laissa sans voix.
Même avec cet accoutrement étrange, il n’arrivait pas à faire oublier à quel point il était pâle. Et j’aurais pu identifier cette bouche n’importe où. C’était le même type, sans l’ombre d’un doute. Où est-ce qu’il voulait en venir ? Il croyait vraiment qu’on n’allait pas le reconnaitre avec ce déguisement idiot ? Il commençait à m’inquiéter un peu.
— Hé, hé, hé, désolé de vous avoir fait attendre ! nous salua-t-il d’une voix tonitruante de bonimenteur et avec un autre accent de derrière les fagots, impossible à situer précisément. Je m’appelle Tristan, et je suis le nouveau propriétaire de ce bar. Nous ne sommes pas encore prêts à ouvrir, mais on va y arriver, on va y arriver sous peu. Faites-moi confiance. Mon assistant Clovis dit que vous êtes un groupe ? C’est parfait. Justement je cherche des artistes pour se produire ici, dans un futur très proche. Parlons-en, allez, allez, suivez-moi, je vous en prie, bienvenue.
Thom obtempéra sans montrer la moindre hésitation. Sam lui emboîta le pas, et je restai là, interdite. J’attirai l’attention de Linus puis lui soufflai à l’oreille :
— C’est quoi, ce numéro ? C’est le même gars qu’avant, non ?
Linus fronça les sourcils.
— Non, je ne crois pas. Tout à l’heure on a parlé à Clovis, c’était l’assistant, et maintenant lui, là, Tristan, c’est le patron.
— Mais Clovis et Tristan sont la même personne, insistai-je.
Malheureusement, Linus n’avait pas l’air de partager mon analyse. Pour me rassurer, j’effleurai la bandoulière de l’étui de mon ukulélé porte-bonheur. Puis je secouai la tête pour en chasser les idées bizarres, et je franchis à mon tour la porte de la vieille grange.
On était quatre, et ce clown à perruque était tout seul. Ce n’était pas la peine d’avoir peur, tout allait bien se passer. C’était bizarre, oui, indéniablement. Mais dans le pire des cas, je sortirais de cette aventure avec une chanson.
Derrière la mystérieuse porte de séparation, je découvris un immense espace qui, en effet, semblait avoir été aménagé pour accueillir du public. L’accueil glacial et l’horrible pièce d’entrée ne m’avaient pas préparée au sentiment de paix qui m’enveloppa dès que j’ai mis le pied dans le grand hall principal.
Il y faisait très sombre, à cause des lourds rideaux qui occultaient la plupart des fenêtres. La seule source de lumière, à part la lune, était un spot à moitié caché derrière un rideau violet foncé, au-dessus d’une large scène en bois au fond de la pièce. De minuscules grains de poussière dansaient dans les traits de lumière dorée. Pendant une seconde, je me crus en été. J’en oubliai presque même le froid intense.
Un bar en bois et en métal longeait le mur de droite sur environ la moitié de sa longueur et luisait doucement dans la lumière distante du spot. L’essentiel de l’espace central était occupé par des rangées de chaises en bois à l’air branlant, toutes tournées vers la scène.
Ce n’était pas un bar.
C’était un vieux théâtre.
Chapitre 3
Négociation d’artistes
— Venez, asseyez-vous, je vous sers un verre ? claironna Clovis — ou bien était-ce Tristan ? — de cette voix grave qui ne cadrait pas avec son corps svelte.
Il n’était ni osseux ni maladif, mais on s’attendait à ce qu’un type qui avait les poumons de Monsieur Loyal se tape au minimum une petite bedaine. C’était un vieux stéréotype, mais il était difficile à dépasser.
Thom et Sam suivirent Tristan sans émettre la moindre réserve, poussés par leur propre confiance, bénis soient leurs crânes épais. Tristan se gratta la tête sous sa perruque, réajusta ses lunettes puis se glissa derrière le bar, en nous indiquant des tabourets hauts pour nous asseoir.
Il attrapa un vieux torchon qui n’avait pas l’air très propre et commença à faire semblant de sécher les grands verres qui attendaient de son côté du bar. Il y avait de la poussière partout : sur les verres, sur les bouteilles, sur le torchon, en suspension dans l’air, et la même étrange sensation de paix totalement incongrue m’envahit une fois de plus, comme si l’hiver était une abstraction et que cette scène, là, maintenant, était un morceau d’été mélancolique en surimpression.
Thom et Sam sautèrent à califourchon sur deux tabourets hauts, bien que les sièges de cuir craquelé soient recouverts d’une épaisse couche de poussière noire. Linus regarda le troisième et le nettoya discrètement avec la manche de son manteau. Moi, j’étais restée là debout, incertaine. Tristan me jeta un long regard perplexe, avant de se remettre en mouvement avec cette énergie presque explosive.
— Oh, pardon, pardon, désolé, s’exclama-t-il, faisant presque tomber le grand verre qu’il était en train de manipuler.
Il refit le tour du bar et essuya pour moi la poussière du quatrième tabouret, en utilisant le même et unique torchon que pour la vaisselle, et en marmonnant :
— Où sont passées mes bonnes manières ? Je suis désolé, vous voyez, je viens d’acheter cet endroit, et il y a encore beaucoup de boulot. Vous savez ce que c’est, vous lancez une affaire, vous investissez vos derniers centimes dans un vieux théâtre parce qu’il est magique et quasi mythique, pour découvrir que vous avez été arnaqué, que le toit s’effondre, que la plomberie et l’électricité sont à refaire et que vous n’avez aucune idée de ce que vous êtes en train de fabriquer.
— Ouais, je connais bien ce problème, plaisantai-je, bien que je n’aie absolument aucune idée de ce dont il parlait.
En fait, ce type avait surtout l’air seul et un peu paumé.
Il était retourné de l’autre côté du bar et s’était remis à nettoyer les verres avec le même torchon dégueulasse. Il poursuivit son manège pendant un moment, puis parut juger que la vaisselle était prête à l’emploi. Personnellement, je ne voyais pas trop la différence, mais mes potes n’avaient pas l’air dégoûtés.
— Alors, qu’est-ce que ce sera ? embraya Tristan. Je crois que j’ai un très bon whisky écossais. Single malt, vieux comme le monde. Attendez une seconde…
Il se tourna vers les étagères derrière lui et fouilla parmi des bouteilles qui étaient elles aussi presque noires de poussière.
Nous acceptâmes tous un fond de whisky et Tristan nous versa des doses de troupier. Une fois servie, je trempai mes lèvres dans la boisson ambrée — mais je n’avais aucune intention de boire ce truc. En fait, c’était un étonnamment bon whisky, même si les verres étaient répugnants.
Tristan nous distribua solennellement des sous-bocks qui semblaient dater des années 20 (pour protéger quoi ? Le bois plein d’échardes de son bar poussiéreux ?). Je posai mon verre, croisai mes doigts encore gantés sur le comptoir, et décidai qu’il était temps de discuter sérieusement.
— Donc, nous sommes un groupe de rock local avec une certaine expérience de la scène, et nous nous demandions si vous seriez intéressé pour nous faire jouer ici une ou deux fois par semaine, une fois que vous aurez fini d’installer l’endroit, bien sûr. Nous pourrions faire des reprises, et nous avons aussi notre propre répertoire, selon ce que vous jugerez le plus approprié pour votre clientèle…
C’était affreusement prématuré, mais il fallait voir les choses du bon côté : on était probablement les premiers à le pitcher. Je ne pouvais pas voir les yeux de Tristan sous ses immenses lunettes noires, mais la qualité de son attention était troublante. Quand il t’écoutait, le gars ne bougeait pas. Pas du tout.
— Excellent, s’enthousiasma-t-il dès que j’eus terminé.
— Euh, vous allez bien transformer cet endroit en bar, n’est-ce pas ? pensai-je à vérifier.
— Bien sûr, bien sûr.
Il m’avait écoutée parler avec beaucoup de sérieux, mais maintenant, son personnage de bonimenteur faisait son grand come-back.
— Parce que vous sembliez sous-entendre que cet endroit a eu un passé particulier en tant que théâtre ? m’enquis-je.
Mais avant que Tristan ne puisse répondre, Thom ajouta :
— Vous êtes sûr de pouvoir remettre cet endroit en état dans un futur proche ?
L’attention de Tristan se porta sur Thom, avec toute sa concentration étrange.
— Et ça vous dérangerait d’enlever vos lunettes ? demanda Thom. J’ai du mal à voir vos yeux.
Tristan rit et son aura de bonimenteur s’estompa à nouveau en un battement de cils.
— La première aura lieu samedi dans trois semaines, déclara-t-il, soudain très sérieux. Vous jouerez les jeudis et les samedis. Je vous attends ici le 3 février pour tester les enceintes. J’ai peur de ne pas pouvoir vous payer au début, mais n’hésitez pas à demander des pourboires au public, et si vous avez des produits dérivés, apportez-les et je vous aiderai à les vendre.
Et il n’avait pas enlevé ses énormes lunettes de soleil kitch.
— Merci pour votre offre, commença Thom.
Il allait essayer de négocier alors qu’il était clair que nous ne pouvions rien demander de plus à ce stade. Je l’ai interrompu avant qu’il ne se ridiculise.
— Pourquoi ne pas commencer à l’essai, et on réévaluera après six semaines ? proposai-je. On jouera des reprises et aussi nos chansons à nous, et on s’adaptera au feedback des clients. Vous nous trouvez un bon emplacement pour notre merch, sur le bar, bien visible. Et on est libres de rompre le contrat à tout moment.
Je ne voyais pas trop comment ce type allait rénover cet endroit en moins trois semaines et ensuite en faire une salle qui tourne dans cet endroit paumé. Mais c’était un plan sans engagement et on n’avait pas grand-chose à perdre. S’il avait un vrai budget de rénovation et qu’il installait une chaudière digne de ce nom, ça pourrait nous faire un studio de répétition chauffé, alors pourquoi pas ?
Tristan sourit et se retourna pour me faire face.
— Ça me va.
Je lui tendis la main, et cette fois, il la saisit. Ses longs doigts froids glissèrent contre les miens, enveloppant ma main jusqu’au poignet, là où le gant se terminait et où ma peau était nue. Ça aurait dû être une poignée de main horrible avec ses doigts glacés, mais ce ne fut pas le cas.
Je réalisai, un peu tard, que je n’avais pas demandé l’accord de mes potes. Linus n’avait pas l’air contrarié. Son sourire serein n’avait pas faibli. Mais Thom me jeta un regard agacé. Sam prit l’initiative de clore la partie professionnelle de la conversation et de passer à d’autres bavardages.
— Alors, d’où tu viens ? demanda-t-il à Tristan. Je n’arrive pas à placer ton accent.
C’est parce que c’est un faux accent, gros malin, pensai-je aussitôt. Mais je tins ma langue. Je me contentai de sourire et décidai que j’avais droit à une autre gorgée de l’étrangement savoureux cocktail whisky-poussière.
— Est-ce qu’il y aura d’autres musiciens ? demanda Thom.
Tristan haussa les épaules.
— J’espère bien. Cette scène a besoin qu’on la joue. Quiconque viendra me voir sera accueilli à bras ouverts à ce stade. N’hésitez pas à en parler à vos amis.
Je voyais bien qu’il ne comptait pas sur un succès immédiat, ce qui aurait été assez stupide de sa part. Mais il y avait dans son ton une sorte de confiance tranquille qui ne pouvait indiquer que deux choses : soit il était fou à lier, soit il possédait des capacités quasi magiques.