Une soirée de l’équipe de hockey.

Pendant que je peaufine les corrections, les couvertures etc du projet secret, de ce printemps voici un extrait du livre 1 pour patienter !

Un mot du contexte : accompagnée de sa cousine préférée, Adélaïde, la narratrice & héroïne, Claire, cherche la personne qui a mordu son petit ami à la poitrine. Elle soupçonne une incartade amoureuse avec une autre ancienne du lycée, Daria, réputée pour avoir la cuisse légère.

Chapitre 6

Par le soutien-gorge de Grand-mère Irma, s’il y avait une chose que les hockeyeurs sur gazon savaient faire, c’était vous retourner un pavillon en deux coups de cuiller à pot. Je ne connaissais pas cette maison, mais j’avais deux certitudes. Premièrement, les propriétaires n’étaient pas là. Et deuxièmement, ils allaient s’en vouloir à mort de s’être éloignés le temps d’une soirée.

On entendait la musique depuis l’autre bout du quartier, et j’étais prête à parier que quelqu’un avait poussé les basses à fond sur des baffles qui se trouvaient probablement au beau milieu du jardin. Adé et moi avions commencé à croiser des étudiants bourrés et titubants plus de deux rues avant d’atteindre le lieu de la fiesta. Et quand nous en franchîmes la grille béante, nous dûmes contourner un arbre déraciné qui barrait l’allée médiane d’un jardin par ailleurs propret. 

Deux silhouettes sombres étaient debout en équilibre dans la pente du toit de tuiles, et occupées à hurler à la lune. Une troisième contemplait le vide en silence, et je craignis un instant de la voir sauter, jusqu’à apercevoir le liquide clair qui jaillissait en arc de cercle. 

— Pas par là, Adé, ce type est en train de pisser depuis le toit. 

Nous évitâmes soigneusement les chausse-trappes et fîmes le tour de la maison pour gagner un jardin arrière envahi de convives en train de boire, de danser, ou de s’adonner à des rituels proches de l’accouplement. Les filles portaient des microshorts, des minirobes, ou des maillots de l’équipe de hockey sur gazon, et si elles avaient autre chose dessous, ce n’était pas évident. J’ai déjà dit que les hockeyeurs d’Orgues-la-Fière sont tous des géants ? J’en repérai aussi une bonne demi-douzaine dans la foule, et ils étaient tous torse nu, exhibant des pectoraux qui auraient pu rivaliser avec ceux de Tiph. 

Je chassai de mes pensées le souvenir de l’anatomie de mon ex — ce n’était vraiment pas le moment de me laisser distraire. J’avais un objectif, et cet objectif était debout sur une table de jardin, en train de s’enquiller une série de shots servis par des éphèbes à moitié nus, parmi lesquels je reconnus aussitôt au moins deux ou trois des potes de Tiph — Clément, Yann, Guilhem. 

— Daria ! rugis-je dès que je l’aperçus. 

La scène de beuverie s’interrompit sur le coup et Daria se tourna vers moi, sans descendre de sa table, les poings calés sur les hanches avec une mine provocante. 

Daria était une jolie petite blonde avec une coupe bien nette au carré, très athlétique. Ce soir-là, elle portait un microshort frangé avec un débardeur en coton blanc. Elle allait toujours partout avec les hockeyeurs. Depuis l’école primaire, elle était de tous les coups fourrés et de toutes les bêtises, mais elle échappait à chaque fois aux sanctions en dégainant un gentil sourire de petite fille sage et en faisant briller ses grands yeux bleus. Le maire et le curé l’adoraient de surcroît parce qu’elle encadrait tous les week-ends des scouts.

Je filai vers elle, fendant la foule sur mon passage, tandis qu’Adélaïde me tirait par la manche. 

— Attends, Claire, rappelle-toi, on n’est vraiment pas certaines qu’elle ait quoi que ce soit à se reprocher.

Elle avait sûrement raison, mais j’avais mariné dans mon jus toute la journée, et peut-être bien aussi dans la confiture de rhubarbe hallucinogène. J’avais besoin d’en découdre. 

Debout sur la table, Daria était beaucoup plus haute que moi, et flanquée de ses hockeyeurs musclés, elle n’avait certes rien à craindre de moi physiquement. Mais ça ne signifiait pas qu’elle n’allait pas en prendre pour son grade. 

Par contre, là où Adé avait raison, c’était que je n’allais pas m’en prendre, même verbalement, à une innocente. Il allait falloir vérifier d’abord, et pour ça, rien ne valait l’approche directe.

— Daria, c’est toi qui as mordu Tiphaine ?

Daria me lança un regard abasourdi. 

— Mordu Tiphaine ? 

Cela m’agaça qu’elle fît l’innocente.

— Tu as très bien compris ce que je voulais dire. 

Elle eut un rire bref. 

— En fait, non, je suis désolée, mais ce que tu viens de dire peut prêter à confusion. Tiphaine a été mordu ? J’ai besoin d’en savoir plus. 

— Il a été mordu. Pas par un zombie. Par une gonzesse, et j’ai l’intention de me la payer. C’est toi, ou ce n’est pas toi ? C’est simple, comme question, en fait. 

— Les zombies, ça n’existe pas, dit bêtement un des hockeyeurs torses nus qui flanquaient Daria. 

Son voisin, Yann, un grand blond d’allure nordique mais qui était Breton, lui fila une taloche qui m’aurait personnellement dévissé la tête, mais eux rigolèrent comme des andouilles. 

— Quelle bande de crétins, marmonna Adé à mon côté. 

Yann la fusilla aussi sec avec les rayons laser bleu pâle qui lui servaient d’iris. Daria les fit tous taire d’un regard panoramique incendiaire, avant de descendre d’un bond de la table de jardin. Mes yeux errèrent un instant sur la surface mélaminée qui était couverte de jus sucrés, d’alcool, et de verres vides renversés. Ils avaient tous picolé comme des cochons. Mais ça ne semblait pas handicaper Daria qui, arrivée à la même altitude que moi, me fixa droit dans les rétines. 

— Ce n’est pas moi qui ai mordu ton mec, affirma-t-elle en articulant bien. 

Je hochai la tête. 

— Je te crois. Mais c’est qui, alors ?

Elle plissa les yeux. 

— Tu me prends pour la salope en chef d’Orgues-la-Fière ? Tu t’imagines que toutes les autres salopes viennent me rendre des comptes régulièrement ? 

Je grognai, parce que ce n’est jamais agréable de se faire prendre en flagrant délit de préjugé antiféministe.

— Non. Désolée. Je ne voulais pas insinuer ça. 

Elle hocha la tête, acceptant mes excuses, puis sans même remonter sur la table, elle beugla alentour, couvrant même la musique assourdissante. 

— EST-CE QUE TIPHAINE ROSTAND EST ICI ? TIPHAINE ? QUELQU’UN A VU TIPHAINE ?

Les baffles s’éteignirent d’un coup, comme si elles avaient été choquées du volume sonore dégagé par ce petit bout de femme, et le quartier tout entier fut soudain plongé dans un silence total. Enfin, sauf pour le bourdonnement rémanent dans mes tympans.

— Il est resté chez lui, cria une voix masculine dans le fond du jardin. Il a appelé pour dire qu’il n’était pas bien.

Daria accusa réception d’un hochement de tête, puis beugla :

— Quelqu’un ici l’a mordu ? Dites-le-moi tout de suite, et il n’y aura pas trop de répercussions. 

Un silence pétrifié, voire même terrifié, accueillit ses paroles. 

— Par contre, continua Daria d’une voix menaçante, si jamais j’apprends demain que c’est l’un d’entre vous qui a fait ça, je lui grille les roubignoles au barbecue et je les donne à mon chihuahua, c’est compris ? 

Toujours pas un bruit. 

— C’EST COMPRIS ? rugit Daria. 

Un chœur de voix timides murmura son assentiment du bout des lèvres.

Daria dévisagea un moment l’ensemble des convives, qui ne bougeaient pas un muscle. Puis elle se tourna vers moi et conclut :

— C’est pas un mec de chez moi qui a fait ça. 

Je ne savais pas trop ce que j’étais censée en déduire. 

— Je suis pas mal sûre que c’était pas un mec, Daria, soupirai-je. 

Elle me dévisagea comme si je venais d’atterrir de la Lune. 

— On n’en sait rien, décréta-t-elle, mais à ta place, je garderais un œil sur lui, et je fermerais bien à clef chez moi le soir. Ferme les fenêtres aussi. Regarde sous ton lit, on ne sait jamais. Tu as un flingue ? Un taser ? Un bon couteau ?

Abasourdie, je clignai des yeux. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait, que la nouvelle petite amie de Tiph allait s’en prendre à moi ? Un des types torses nus — c’était Clément — se pencha à son oreille pour murmurer quelque chose, et Daria hocha gravement la tête. 

— Ouais, approuva-t-elle. T’as raison. 

À moi, elle demanda : 

— Tu restes encore un peu ici ou bien tu rentres direct chez toi ? 

Je balayai le jardin du regard. Je n’étais pas trop d’humeur à faire la fête et à me mélanger avec des athlètes dénudés. Il fallait croire que moi aussi, j’étais toujours scotchée dans la phase pilou-pilou-romance de Noël avec des petits chats-glace au Bailey’s.

— Je rentre, dis-je. Adé ? Tu fais quoi ? 

Adélaïde opta immédiatement pour la solidarité.

— Je te raccompagne. Je peux dormir chez toi si tu es d’accord. 

— Très bien, fit Daria. Dans ce cas, Clément et Yann vont vous escorter. 

Elle fit signe aux deux types à demi dévêtus qui nous entouraient, et ils firent aussitôt un pas vers moi. Adé leva les yeux aux ciel et je protestai. 

— Hein ? Pas besoin. 

— Si, si, insista Daria. Ils dormiront dans ton jardin. Ils ont l’habitude, c’est leur semaine. C’est même pas la peine de t’occuper d’eux.

Elle disait ça comme si elle parlait de deux chiens de garde.

— Quoi ? 

Cette conversation était rapidement en train de devenir complètement aberrante.  

— Non, mais hors de question qu’ils dorment dans mon jardin. 

Entre les araignées géantes, la rhubarbe hallucinogène et les rosiers pleins d’épines, ils ne risquaient pas de passer une très bonne nuit, sans compter qu’il allait faire frisquet. Mais je n’avais pas non plus envie de leur proposer la chambre d’amis et ma chambre d’enfant. Tout ça me paraissait un peu extrême. 

— Écoute, Daria, j’apprécie beaucoup ta sollicitude, mais c’est juste un problème entre Tiph et moi. Je sais bien qu’aucune histoire ne reste jamais privée bien longtemps dans ce bled… mais je t’assure, ce n’est pas non plus la peine d’en faire une affaire d’État. 

Daria m’adressa alors un regard blanc, totalement froid, dénué d’affect et d’empathie, un authentique regard de tueuse. 

— Claire. Tu ne t’en rends peut-être pas encore compte, mais tu es venue me trouver pour demander ma protection, et je te l’accorde. Ne viens pas me renifler les fesses ou t’interroger si ça ne sentirait pas un peu trop mauvais à ton goût. T’es larguée, c’est pas grave : laisse faire les grandes personnes. 

Comme je ne la fréquentais pas régulièrement, je n’étais pas vraiment habituée à sa vulgarité. Je n’avais pas non plus l’impression d’être venue la trouver pour lui demander sa protection. J’étais assez grande pour me protéger moi-même et je commençais à sentir la moutarde me monter au nez. 

— Non, non, non. Daria, écoute, je ne veux pas de conflit, et pas non plus de protection, je cherche des ex-pli-ca-tions. Je te remercie pour cette conversation, et maintenant, je vais rentrer chez moi avec ma cousine. Vous, continuez votre fête : amusez-vous bien et essayez de ne pas déraciner trop d’arbres quand même. 

La mine de Daria s’assombrit. 

— M’en parle pas. Je te jure. C’est vraiment des abrutis, quelquefois. Je vais encore être obligée de les frapper.

Elle soupira et sembla se ranger à mon argumentaire.

— Bon, conclut-elle. En tout cas, c’était offert de bon cœur. Tu fais comme tu veux. Et appelle-moi en cas de problème. 

Elle sortit un stylo bille de la poche arrière de son jean et me fit signe de lui tendre ma main. Elle l’agrippa avec une poigne insoupçonnable chez une fille de son gabarit microbien, et me nota son 06 en travers de l’avant-bras en lettres bleues énormes. 

— Ouais, merci beaucoup, remerciai-je avec une bonne dose de scepticisme. 

Pour qui elle se prenait, à la fin ?

— Calme ta joie, rigola Daria, avant de remonter sur la table de jardin d’un bond et de crier :

— MUSIQUE !

Les baffles repartirent de plus belle, si brutalement et si fort que mon cœur paniqua et essaya de jaillir hors de ma cage thoracique. Je le retins d’une main sur la poitrine et j’échangeai un regard perplexe avec Adé. Elle haussa les épaules. Nous nous remîmes en route en sens inverse, laissant Daria et ses amis à leur débauche.