Mages de la rue Monge t.3 : chapitres 5-6 (mercredi 18 décembre)

(Pour voir les chapitres précédents : ça a commencé ici. Et continué ici)

Chapitre 5

ALEX

Mercredi 18 décembre, 7 h 

Je me réveille d’une humeur maussade bien peu compatible avec l’esprit des fêtes de fin d’année. J’ai envie de passer la journée sous ma couette, au lieu d’aller au bureau voir Camille et sa face de sorcier perpétuellement mal embouché.

J’ouvre le tiroir 18 du calendrier de l’avent que j’ai installé sur ma table de chevet. Parfois, un chocolat avant de poser le pied par terre, ça peut aider. Mais ce matin, ça ne suffit pas. Je pars me laver du pied gauche, et quand j’essuie la buée sur le miroir pour me maquiller, Axelle n’a pas l’air en meilleure forme.

— Toujours en pétard à cause de Noël ? je lui demande.

— Nan. Mon boss m’a fait des avances et je vais devoir engager un mec pour le buter. Je peux quand même pas le faire moi-même. 

J’ouvre des yeux ronds.  

— Tu… t’es sérieuse ?

Elle éclate d’un rire amer.

— Non, quelle idée. Je vis au pays des bisounours. La vie est démente de l’autre côté du miroir. Quand vous nous regardez pas, on sait voler, répond-elle d’un ton acerbe. 

Je réfléchis. 

— L’été dernier, Cameron a dit qu’il était un génie, comme celui de la lampe. C’est vrai ? Toi aussi, t’es un génie ?

Elle secoue la tête. 

— Non, pas à ma connaissance.

Je m’interroge encore : à quoi le monde de l’autre côté du miroir ressemble-t-il ? Est-il aussi vaste que le nôtre ?

— Mais est-ce que tu saurais lancer des sorts ? Faire de la magie ? demandé-je à mon double accidentel.

— Nan. Je me contente d’exister. Désolée si c’est pas assez extraordinaire pour toi. 

J’ouvre des yeux ronds. 

— Je ne voulais pas t’insulter. J’essaye juste de comprendre comment ce truc fonctionne. Et Cameron ? Tu le vois de temps en temps ?

— Nan, dit-elle. J’ai ma vie, qu’est-ce que tu crois ? 

— Est-ce que tu as été invitée à Noël aussi, chez les Jonas ? Enfin, je veux dire, pour le solstice ?

— Nan. 

Et apparemment, ça la met d’assez mauvaise humeur pour qu’elle sorte à nouveau en claquant la porte.

Un quart d’heure plus tard, je suis avachie dans le canapé du salon, en train de siroter mon café, quand le téléphone fixe se met à sonner. Je me lève. 

— Te fatigue pas, c’est des télémarketeurs qui veulent te vendre quelque chose, lâche Nina qui court à travers tout l’appartement pour récupérer ses affaires. 

Je lui indique une de ses bottes sous le meuble hi-fi. Je ne sais pas ce qu’elle a fabriqué ici hier soir pendant que j’étais sortie, mais ça a dû être sportif. 

Je vais quand même décrocher le téléphone, parce que je sais déjà qui c’est. 

— On l’invite, mais elle ne vient pas, m’annonce la voix de Tante Clothilde.

La tante-mère de Camille entend vos pensées à distance et elle a des notions de futur. Elle se fend parfois d’un coup de fil pour me donner des instructions inattendues.

— Qui ça ? vérifié-je. Axelle ?

— Oui. 

— Mais elle est déjà invitée ? Je peux relayer l’invitation de votre part ? 

Clothilde soupire au bout de la ligne. 

— Je ne sais pas. Laisse-moi y réfléchir, voir comment je peux éviter ça. 

— Hum, et sinon, Tante Clothilde, est-ce que cette histoire de petits ciseaux en nacre est toujours d’actualité pour vous ? 

Elle ne répond pas à ma question mais au contraire, embraye sur une autre idée fixe, sautant du coq à l’âne d’une façon caractéristique que je commence à connaître un peu.

— Écoute, Camille a peur que la cérémonie du solstice soit un peu trop chargée en trucs de sorciers pour toi. 

— Ah bon ? 

C’est bizarre d’entendre que Camille fait preuve de prévenance dans mon dos, quand en face à face il ne prend généralement pas de pincettes.

— Oui, confirme Tante Clothilde. Du coup, on a décidé de faire à la fois Noël et le solstice. Et on va organiser un père Noël secret. 

DEUX Noëls dans le mois ? Je commence par bondir d’enthousiasme, avant de me rappeler un détail.

— Hum, dis-je, c’est peut-être pour ça qu’Axelle ne vient pas. Elle n’aime pas trop Noël et tous ces trucs-là. 

— Ah, fait Clothilde, enregistrant l’information. 

— Ce n’est pas la peine de vous mettre en quatre pour me rassurer, plaisanté-je. Je sais ce que vous êtes et je suis préparée à vivre des aventures terrifiantes à chaque fois que je vous vois, pas de problème. 

Je me demande ce qui arrivera cette fois, après la démone dévoratrice de sorciers, les dimensions parallèles, les monstres métamorphes et les loukoums explosifs. Je m’attends à peu près à tout et n’importe quoi.

— Non, non, non, m’arrête Clothilde, on va s’arranger pour qu’il n’y ait pas le moindre hic cette fois-ci. J’ai écrit un rituel spécial pour veiller sur la famille lors du solstice, donc mon salon sera l’endroit le plus sûr pour toi pendant la nuit du 21 au 22. Et les échanges de cadeaux renforceront la protection en resserrant les liens entre les membres du clan. Tout le monde est convié, y compris Axelle, bien sûr. Ça va sans dire. Et Camille nous a parlé hier de ce garçon qui n’a pas été bien effacé. Je pense qu’il faut l’inviter aussi. On vous enverra la consigne pour les petits cadeaux. Tu peux rassurer Axelle qu’il n’y aura pas de trucs de Noël chichiteux. Ce sera juste un repas de famille avec de la jolie vaisselle, des cadeaux, et un petit rituel de rien du tout sur le coup de cinq heures du matin. 

Et elle raccroche sans attendre ma réponse. 

Je repose le combiné sur son socle, un peu sonnée. 

— Tout va bien ? demande Nina, qui a enfin retrouvé ses clefs et son téléphone et qui enroule autour de son cou son interminable écharpe rose. 

— Oui, oui, je crois, murmuré-je. 

En tout cas, l’avantage, c’est que ma mauvaise humeur s’est dissipée, remplacée par une nouvelle cargaison de questions toutes plus improbables les unes que les autres. Qu’offre-t-on à un sorcier pour le solstice ? De qui serai-je donc le père Noël secret ? Que s’est-il passé avec le pauvre Valentin ? Axelle acceptera-t-elle de se joindre à nous ? Et pourquoi avons-nous tant besoin d’un rituel à cinq heures du matin ?

Dans la matinée je reçois un SMS de Clothilde. 

CLOTHILDE : Toi, tu seras le père Noël secret de Cameron. 

ALEX : Entendu. Vous auriez une idée de cadeau à me donner ? 

CLOTHILDE : Je suis sûre que n’importe quel cadeau venant de toi ne pourra que le ravir. 

C’est la réponse à la noix qu’on reçoit souvent quand on pose ce genre de question. 

CLOTHILDE : Vraiment. 

ALEX : Vous ne savez pas ce qui lui ferait plaisir.  

CLOTHILDE : Tu vas trouver une idée. 

Grrrr. Il ne me reste que quatre jours pour avoir l’illumination.

Chapitre 6

SIBYLLE

Mercredi 18 décembre, 10 h 45

Je pousse la porte vitrée et reçois en pleine face un souffle chaud et saturé de parfum. Ah, les grands magasins à la veille de Noël. Cette année, ils ont tout investi dans une décoration inspirée des contes de fées. Juste devant moi, là, il y a un carrosse tiré par deux licornes et qui ne ferait pas honte à Barbie. Il emporte vers le monde merveilleux cinq mannequins habillés en princes et princesses des années 2010, avec les baskets à talons compensés, ou des tongs en plastique serties de paillettes et hérissées d’étiquettes qui coûtent sûrement un SMIC, des pantalons courts et amples sous des vestes boléro mauves ultra larges couvertes d’écussons. 

La curiosité est la plus forte. Je fais le tour de l’installation pour examiner les tenues extravagantes de ces créatures de contes post-modernes. Il y a quelques boules de Noël accrochées un peu partout sur le carrosse, mais c’est discret par rapport au reste du magasin, qui disparaît littéralement sous les décorations de fêtes.

Les gens qui passent me détaillent de la tête aux pieds. Il faut dire que je suis plutôt dans l’ambiance, avec mon bleu de travail, mes escarpins, mes guêtres pailletées et ma doudoune des surplus de l’armée que Lisa a rehaussée de sequins géants. J’ai mis un bonnet sur mes cheveux roux, mais ce n’est pas assez pour passer inaperçue. 

Ça ne me dérange pas d’être prise pour une fashionista, du moment que je peux travailler sans être repérée. 

J’emprunte l’escalator pour gagner mon bureau du jour, la cabine d’essayage du rayon lingerie. Ils l’ont refaite, elle est vraiment très agréable avec ses poufs grenat et ses rideaux de velours qui absorbent les sons.

En passant entre les linéaires j’attrape au vol quelques articles, de la dentelle, des couleurs acidulées. La vendeuse, Laura, est une amie, une ancienne cliente. 

— Salut Sibylle, sourit-elle en me tendant la joue pour une bise. Beaucoup de rendez-vous aujourd’hui ? 

— Non, juste un, je ne vais pas te squatter longtemps. 

Je sais que cette semaine est l’une des plus importantes de l’année pour elle en termes de chiffre d’affaires. Je m’en voudrais d’occuper une cabine et d’avoir le moindre impact négatif sur les ventes. 

— Tu ne me déranges jamais, tu sais, assure Laura.

Elle me rend beaucoup de services depuis que je l’ai aidée, il y a quelques années, à retrouver son frère qui avait disparu. À l’époque, je lui ai dit que je ne tenais pas à être payée, que je préférais la voir rejoindre mon réseau de facilitateurs. 

Une chose que les gens ont parfois du mal à comprendre, c’est que je ne travaille pas pour l’argent (ni pour la gloire). On ne peut pas vivre sa vie gouvernée par l’argent, pas quand on dispose de pouvoirs comme les miens. Ça n’aurait pas de sens. Je m’en tire avec des rituels d’abondance et avec la chance que me procure mon réseau. Ça ne marche pas trop mal. 

Ma dernière rentrée d’argent, c’est une dame de ma connaissance qui vit seule dans un château écossais et qui m’a envoyé — pour mon anniversaire, le 8 novembre — une jolie carte des Highlands avec un chèque de vingt mille euros afin que je « m’achète un petit cadeau sympa ». Je vous jure. Elle voulait aussi que je stoppe le Brexit, mais j’ai dû lui expliquer que mes pouvoirs étaient hélas inopérants face à ce genre de magie noire.

Laura indique une cabine au bout du couloir : 

— Celle-là, là-bas, a un chouette miroir neuf. Tu m’en diras des nouvelles. Tu attends qui comme client ?

— Un homme, environ 1,80 m, cheveux courts, châtain, raisonnablement baraqué, avec une écharpe bordeaux. 

C’est en tout cas la description avancée par Clothilde. Le type en question n’est pas un client à proprement parler, c’est-à-dire qu’il sera là d’ici peu, d’après Maman, et qu’il a besoin de mon aide, même s’il ne le sait pas encore. J’explique à Laura : 

— Il va passer dans l’allée d’ici cinq minutes, à 10 h 54, avec sa petite amie. Tu peux me l’envoyer ? Il n’est pas au courant. Mais elle aura très envie d’essayer un ensemble en dentelle prune, sans oser le faire. C’est tout ce que je sais pour l’instant. 

Laura hoche la tête sans poser de question. Elle est habituée à mes excentricités. Je la remercie et je vais inspecter la cabine qu’elle m’a allouée.

Tout ce que je sais de mon « client » du jour, c’est qu’il a un problème. Et encore, c’est si Cloclo a vu juste. C’est déjà arrivé qu’elle m’envoie des gens qui n’avaient absolument pas besoin de mon aide. Mais on ne sait jamais et c’est plus sûr de vérifier. Je crois beaucoup aux signaux faibles comme un moyen de m’assurer de la bonne marche des dimensions autour de nous.

La cabine est spacieuse et très propre. Laura a installé deux poufs, bénie soit-elle. Elle avait raison, le miroir en pied est luxueux pour un grand magasin, avec un cadre métallique d’inspiration Louis XV. Ils ne se fichent pas de leurs clientes, ici. J’espère juste que, si je dois m’en servir, je ne vais pas le foutre en l’air. J’ai eu quelques problèmes avec les surfaces réfléchissantes ces derniers temps.

Je pose ma besace en cuir dans un coin, puis je me débarrasse de ma doudoune qui est trop chaude pour l’intérieur du magasin et j’accroche à la patère les articles de lingerie que j’ai sélectionnés en arrivant. Je les essayerai plus tard si je suis encore d’humeur. Je n’étale pas mon arsenal au grand jour, mais je sors quelques loukoums et mon couteau de mon sac pour les fourrer dans les grandes poches de ma combinaison de toile. 

Je jette un coup d’œil dans la glace pour vérifier mon apparence générale. C’est fou, mais à force de travailler avec les miroirs, j’en viens à oublier totalement la fonction qu’ils revêtent pour le reste de la population. 

Bon, ça ira. J’ai l’air assez sophistiquée mais pas dingue. 

T’as complètement l’air d’une dingue, me contredit aussitôt Billie, ma sœur de l’ombre, mon double. Je l’ignore et je m’assieds sur un des poufs. Billie est assez négative en ce moment, ça doit être la fatigue de fin d’année. Et ses goûts vestimentaires ont toujours été plus conservateurs que les miens. Elle aime le gris, les coupes passe-partout et les ensembles confortables.

Vu que je n’ai pas réagi à sa provocation, elle se fait oublier et se fond dans le décor, comme elle sait si bien le faire. 

Après deux minutes d’attente à peine, j’entends la voix de Laura qui installe une nouvelle venue. Par la fente du rideau, j’aperçois une femme brune et svelte qui entre en rougissant dans une cabine située un peu plus loin, un body prune à la main. J’espère qu’il lui ira, il a l’air beau. 

Elle est accompagnée d’un homme qui correspond plus ou moins à la description donnée par maman Cloclo — grand mais pas trop, baraqué mais pas trop. Ces indications ne suffisent pas, cependant, à rendre compte de ce qu’il est. À la vibration qui prend soudain naissance sous mes tempes, je comprends qu’il va y avoir des complications. Pourquoi Cloclo ne m’a-t-elle pas prévenue ?

Dès que la jeune femme est installée dans sa cabine, l’homme gagne le fond du couloir, et entre de la mienne sans même s’annoncer. 

— Bonjour Sibylle, dit-il en prenant place sur l’autre pouf.

C’est qui ce mec ? intervient aussitôt Billie. 

Cet homme sait comment je m’appelle. C’est forcément un mage lui aussi. Un type comme Clothilde, qui peut prédire le futur. 

Mais le nouveau venu secoue la tête.

— Non, non, ce n’est pas ça, dit-il. C’est encore mieux.

Au minimum, il doit lire dans mes pensées. Ou bien ma surprise a dû s’étaler sur ma figure ; c’est une autre possibilité. Le plus simple, c’est de lui poser la question. 

— Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous voulez ? 

Il me sourit. Il est plutôt bien fait de sa personne, avec des yeux noisette rêveurs et un nez droit acéré au-dessus d’une bouche sensuelle. C’est un visage qui a beaucoup de caractère, tout en se débrouillant pour rester harmonieux. Je crois.

— Je m’appelle Étang, dit-il.

Je cligne des yeux. 

— Étang ? Comme l’étendue d’eau avec des carpes et des canards ? 

Il fronce les sourcils en me considérant par-dessus son nez droit et élégant.

— Non, pas du tout. E-T-H-A-N.

Je trouve plutôt étrange de prononcer à la française ce prénom anglo-saxon, et je ne situe pas bien son très léger accent, mais bon.

— OK, Étang, et du coup, qu’est-ce que tu veux ? 

Purée, ce prénom, je crois bien que je ne m’y ferai pas. 

Étang me balaye du regard comme pour m’évaluer. Je ne sais pas si je réussis le test, mais il doit décider de m’accorder une note passable, puisqu’il finit par annoncer :  

— Je viens établir des relations avec le clan Jonas. J’ai arrangé ce rendez-vous parce que c’était le moyen le plus simple de nouer le contact tout en restant discret. 

Je me rends compte que j’ai la bouche ouverte. 

— Tu as arrangé ce rendez-vous ? 

Mon exclamation éberluée me vaut un nouveau sourire condescendant. 

— J’ai laissé traîner un brin de futur pour que ta mère le trouve.

— Ah. Je ne savais pas qu’on pouvait faire ce genre de chose. 

— Eh bien, si, moi, je peux. 

J’ouvre la bouche pour poser une question mais une voix féminine appelle : 

— Ethan ? Tu veux venir me donner ton avis ?

Elle, elle prononce son prénom à moitié à la française et à moitié à l’anglo-saxonne, « Étanne ». Est-ce pour cela qu’il a ce micro-geste d’énervement frustré lorsqu’il se lève ? Ou bien est-ce à cause de mes questions, de ma compréhension limitée des choses ?

— Une seconde, je te prie, me dit-il avant de se glisser hors de la cabine. 

Quelques instants plus tard, j’entends à nouveau sa voix, plus basse, comme un grondement aux paroles impossibles à déchiffrer. Puis un bruit métallique de rideau qui s’ouvre, et il appelle à la cantonade : 

— Nous aurions besoin d’une vendeuse ici !

Laura accourt, bien sûr, et Étang passe commande. 

— Ce body est superbe et je viens de comprendre ce que je dois offrir à mon amie pour Noël. Il nous faudrait un ensemble complet, en noir, avec beaucoup de dentelle. Et aussi, un body-string d’une couleur plus flashy, peut-être du vert ? Ou du turquoise ? Et une troisième option plus coquine. En 90C, taille 38. Vous pouvez nous apporter ça ? 

La fille qui est entrée avec lui proteste aussitôt, mais il éteint ses réticences avec des compliments. Je commence à trouver le temps long et j’hésite à rassembler mes affaires pour me tirer. Mais comme toujours, ma curiosité a le dessus. Je décide d’accorder encore cinq minutes à cet Étang avant de lui fausser compagnie. 

Un instant plus tard, Laura est de retour avec les articles demandés. Bientôt, sa petite amie occupée à ses essayages, Étang se faufile à nouveau dans ma cabine. 

— On dirait que tu as une matinée bien chargée, grincé-je. 

Ça ne m’amuse pas trop de poireauter pendant qu’il choisit des cadeaux olé olé pour sa meuf, ce n’est pas très poli de sa part. Il dit qu’il veut établir des relations avec le clan. Ça arrive et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Parfois des rapprochements s’opèrent entre de grandes familles de sorciers. J’ai quand même besoin d’élucider une ou deux questions. 

— Bon, dis-je, reprenons. Qui est-ce que tu représentes ? 

— La famille Scabiosa de Venise.

Des Italiens. Ça explique la discrète pointe d’accent. Je n’ai jamais entendu parler de ce clan de mages auparavant. À ma connaissance, la scabieuse est une plante herbacée qui fait des fleurs violettes pas vraiment renversantes de beauté. Autrement dit, ça ne lui va pas très bien comme patronyme. 

— Et pourquoi viens-tu me trouver ? 

— Ma grand-mère a… égaré un fragment de futur erroné et je pense que vous, les Jonas, pourriez m’aider à le recouvrer, dit-il. Nous avons un intérêt commun à le faire. Si nous travaillons bien ensemble, nous pourrions explorer d’autres directions de collaboration.

À nouveau, j’ai la bouche ouverte et je dois me forcer à une attitude un peu plus digne. 

— Qu’est-ce qu’elle fabriquait avec un bout de futur, ta grand-mère ?

— Elle était en train de le tisser pour un client important dont l’identité devra malheureusement rester confidentielle. 

— Ah. OK. Et c’est ça que vous faites dans la famille ? Tisser des futurs ?

Je ne savais même pas que c’était possible. Je veux dire, Clothilde est capable de percevoir le futur et de l’influencer, généralement en envoyant ses sbires (nous) mener à bien des missions diverses pour limiter les éventuels dégâts. Mais que des mages soient en mesure de créer des fragments entiers de futur…

— C’est un de nos talents, acquiesce Étang Scabiosa. Tout comme je suis certain que ta famille ne se contente pas de lire dans les pensées et de voyager d’une dimension à l’autre, nous avons plus d’une corde à notre arc, même si c’est parfois difficile à expliquer aux personnes extérieures. 

Je hoche la tête. 

— D’accord. Et ce morceau de futur, j’imagine qu’il était important ? Tu veux le retrouver ?

— Je veux le détruire, dit Étang.

J’ouvre des yeux ronds. 

— Il ne faut pas qu’il tombe aux mains de n’importe qui ?

— Ce n’est pas ça, rectifie-t-il. Dans un sens oui, il ne doit pas être utilisé. Ma grand-mère… n’a plus exactement toute sa tête. 

— Navrée de l’apprendre. Elle est malade ? Alzheimer ?

Il hésite.

— Plus ou moins.

Créer des futurs quand on n’a plus de passé : très mauvaise idée. 

— Et tu veux que nous t’aidions ? Tu crois que ce futur est perdu dans une autre dimension ?

À nouveau ce sourire un peu condescendant. 

— Oui. Cela me paraît évident, dans la mesure où c’est un futur. 

Je prends conscience que je ne maîtrise peut-être pas la notion de futur aussi clairement que je le pensais. Étang continue :

— Et comme je ne souhaite pas qu’il se réalise, j’aimerais aller le chercher en utilisant tes compétences et celles de ta tante. 

— Ethan ? appelle à nouveau la jeune femme qui essaye de la lingerie. 

— Je voulais prendre contact avec toi dans un lieu neutre et protégé, mais il est évident que nous ne pouvons poursuivre cette conversation ici, dit Étang en se levant. 

Il passe une main dans sa veste et en tire une carte de visite qu’il me tend. 

— Tiens. Consulte les registres, vérifie mon histoire, mais ne tarde pas trop à me répondre. 

— Pourquoi ? l’interrogé-je. T’es pressé ?

— Oui. Le futur dont je te parle a une date de péremption. Il doit prendre effet au moment du solstice, ce 22 décembre à 5 h 19, heure de Paris, et je t’assure que ni toi ni personne dans ta famille n’avez envie de le voir entrer en action.

Et il me plante là, sa carte de visite à la main, pour aller retrouver la brune bien roulée.

Sur le petit carton blanc très sobre, il y a écrit : 

ETHAN SCABIOSA

Futuristique 

Black swan consulting 

Courtage

Dénouements

Pas de numéro de téléphone, aucun moyen de le rappeler. En rangeant mes affaires je me rends compte que je n’ai même pas pu lui demander comment les Scabiosa avaient égaré ce morceau de futur. Et pourquoi nous, les Jonas, allons vouloir l’éviter à tout prix. Si quelqu’un l’avait volé, ou s’il soupçonnait un coup fourré. Mais quand je sors de la cabine, le couple est déjà parti.

>>> Pour la suite / l’ebook complet sur Amazon, c’est ici.