Mages de la rue Monge t.3 : mardi 17 décembre

(Suite du premier épisode)

Chapitre 3

ALEX

Mardi 17 décembre, 8 h 45

Je marche le long de l’avenue de l’Opéra pour me rendre au travail, dans le froid piquant du matin de décembre, quand mon téléphone sonne au fond de ma poche de manteau. Je fais passer ma petite vache A2 dans ma main gauche avec ma sacoche et j’ôte le gant de ma main droite en m’aidant de mes dents pour aller pêcher et décrocher mon portable. 

— Allo ? fait une voix masculine au bout du fil. Qui est à l’appareil ? 

— Euh, c’est vous qui m’appelez. Qui êtes-vous ?

C’est sûrement une erreur, mais le type insiste. 

— J’ai trouvé votre numéro dans mon répertoire, « Alex », mais je ne sais plus d’où on se connaît. 

Pourquoi il me téléphone si on ne se connaît pas ? Il est bizarre. Je ne donne pas mon numéro à n’importe qui, normalement. Et je reçois déjà tant de messages interlopes sur les réseaux sociaux et sur mon mail que je n’ai pas besoin de coups de fil intrusifs en plus par-dessus le marché. 

Je m’apprête à raccrocher, et tant pis si c’est malpoli, quand le type explique :

— Je m’appelle Valentin Rossignol, j’habite dans la rue Payenne.

— Oh ! Valentin, bien sûr. 

On s’est rencontrés à cette soirée d’Halloween qui est un peu partie en biberine. Il était déguisé en diable. Il portait un serre-tête à cornes, des bas résille, des talons compensés très hauts et une sorte de justaucorps plutôt audacieux pour un mec.

Mais il est censé avoir tout oublié.

— Ah, fait-il, donc on se connaît effectivement ? 

— À peine. On s’est très vaguement parlé le soir du 31 octobre. 

Un lourd soupir précède sa question angoissée. 

— Et rassure-moi, je n’ai pas fait de bêtises ce soir-là ? Tu n’as rien à me reprocher ? Je crois que j’avais un peu trop bu, et je n’ai aucun souvenir de la fête, alors, je me fais un peu de souci…

— Mais non, dis-je, ne t’inquiète pas. Tout va bien. Et puis, c’était il y a plus de six semaines, vraiment, il y aurait prescription. 

Je dis ça pour l’apaiser, mais en fait, je me souviens parfaitement bien que sa conduite a été impeccable cette nuit-là. Valentin nous a laissés squatter sa chambre et démolir son miroir et il nous a même aidés à secourir Cameron. Le problème, c’est qu’ensuite Sibylle a effacé sa mémoire pour couvrir nos traces et du coup, Valentin est persuadé qu’il a passé une soirée particulièrement arrosée. Ce n’est pas très sympa pour lui, mais c’est comme ça que les mages gardent leurs secrets. 

D’ailleurs, à ce propos, je suis surprise que ma mémoire à moi ne comporte pas davantage de trous. 

— Comment tu vas ? demandé-je à Valentin, parce que je me sens un peu coupable de ce qui lui est arrivé. 

— Bien, répond-il, hésitant. 

Comme il n’a pas l’air d’en être très convaincu, je me crois obligée d’en rajouter une couche.

— Je te promets que tu t’es comporté comme un parfait gentleman. 

— Mais qu’est-ce que j’ai fait au juste ? Qu’est-ce qui s’est passé ? 

Je lui mens :

— Rien de spécial.

Après une ou deux secondes de silence, il revient à la charge.

— Écoute, on ne se connaît pas vraiment, alors je suis désolé de te raconter ça, surtout dès le matin, mais cette soirée m’a laissé une impression bizarre. Je me suis mis à faire des rêves déroutants qui tournent tous autour de cette fiesta d’Halloween. Ça m’a tellement perturbé que j’ai décidé de reconstituer mes faits et gestes à partir des témoignages des uns et des autres. Une bonne partie de mes copains m’ont vu passer du temps avec une fille blonde déguisée en héroïne d’Hitchcock qu’ils ne connaissaient pas, c’était toi ? 

— Hum, oui, probablement. 

Je n’étais pas déguisée, mais on m’a déjà dit que j’avais l’air de sortir tout droit d’un film d’Hitchcock. En tout cas, Valentin a l’air soulagé. 

— Ah… Et, euh, de quoi on a parlé ? Qu’est-ce qu’on a fait ?

Zut. 

— Vraiment rien de spécial, répété-je, mais je dois bien reconnaître que même à mes propres oreilles, je ne suis pas très crédible. 

— S’il te plaît, insiste Valentin. Ça m’aiderait beaucoup.

Je décide de botter en touche. Il faut d’abord que je parle à Camille, à Sibylle. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas comment ils ont l’habitude de résoudre ce genre de situations, ni si le cas se présente fréquemment. Est-ce que les gens qu’ils lobotomisent peuvent s’avérer résistants au traitement ?  

— Bon, Valentin, je suis un peu pressée ce matin, mais si tu veux, on peut se retrouver pour en discuter après le bureau. Ce soir, tu peux ? 

— Volontiers. Peut-être qui si je te vois, je me souviendrai de quelque chose.

Nous convenons d’une heure et d’un lieu, un bar du centre stratégiquement placé. Puis je raccroche. Je suis en retard pour une réunion dans les locaux de Black Diamond, l’agence de design pour laquelle je travaille.  

Je dois attendre la pause déjeuner pour raconter à Camille le coup de fil de Valentin.  

Nous sommes restés au chaud dans la petite cuisine de l’agence. Camille a ouvert un Tupperware qui a aussitôt dégagé une odeur extrêmement bizarre. Quand il le sort du four à micro-ondes, le fumet de son déjeuner me rend encore plus perplexe. 

Je me penche pour examiner la mixture. On dirait une sorte de ragoût, avec peut-être des patates. C’est orange fluo. 

— Qu’est-ce que c’est ? 

Camille fait la moue. 

— Un reste du dîner d’hier soir. C’est Tante Cloclo qui a fait la cuisine. On a eu une discussion un peu tendue, et sous le coup de la distraction, je pense qu’elle a confondu le curry et la cannelle. 

— D’après ma vue comme mon odorat, ça ne doit pas être les seules choses qu’elle ait confondues. On dirait qu’elle vous a fait un ragoût aux mines de Stabilo.

Il hausse les épaules, grommelle quelque chose, comme quoi il a son compte de calories et de vitamines et que c’est le principal. Puis, il commence à manger. Il n’est pas très épais mais c’est un grand gaillard qui dépense beaucoup d’énergie à râler, alors, il faut le nourrir. 

Je mords dans mon sandwich au thon fait maison, pour me donner du courage. À cause de la proximité du plat préparé par Tante Clothilde, il a un drôle de goût, alors qu’il ne contient que des ingrédients basiques : du thon, de la mayonnaise, des cornichons coupés en petites rondelles, de la salade fraîche et des tomates. Quand j’ai dégluti ma première bouchée, je parle à Camille des problèmes de Valentin. 

— Attends, c’est une blague ? demande-t-il quand j’ai fini.

— Ben non. J’ai rendez-vous ce soir avec lui. Il faut que j’invente une histoire à lui raconter. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ?

Camille secoue la tête, ses sourcils bruns froncés lui donnent une apparence pas très commode d’ours mal léché.

— C’était vraiment une très mauvaise idée. Tu aurais dû l’éconduire tout de suite.

Mais éconduire violemment les gens, ce n’est pas mon truc. Je soupire.

— Trop tard.

Il repousse vers le centre de la table, et vers moi, son Tupperware de ragoût bizarre. L’odeur déroutante percute mes narines. Je me recule un peu. 

— Je viens avec toi, décide-t-il. 

— Tu es sûr ? Si Valentin ne se souvient ni de toi ni de Sibylle, ce n’est peut-être pas la peine de lui rafraîchir la mémoire. Vous feriez mieux de rester planqués.

Mais Camille ne veut rien entendre. 

— Non. Il y va de la sécurité de la famille Jonas, il faut qu’on sache ce qui s’est passé. Si le sort de Sibylle n’a pas marché, je dois découvrir pourquoi. Je viens avec toi, et on décidera ensuite si on en parle à Sibylle.

Je soupire. J’ai la désagréable impression qu’il ne me dit pas tout. 

— Entendu, si tu y tiens. 

Chapitre 4

CAMILLE

Mardi 17 décembre, 20 h 30

Et bien sûr, Valentin n’a pas donné rendez-vous à Alex au fin fond d’un PMU de base. Non, il a choisi un bar plutôt classe dans le 3e, à l’écart des Halles et des assemblées bruyantes d’étudiants en quête d’un dîner pas trop cher. L’atmosphère est tamisée avec de petites bougies sur les tables et une décoration minimaliste mais chaleureuse. Du bois, des gravures aux murs, de la musique électro adaptée à un cocktail avec un peu de drague. Je pousse la porte en plissant les yeux de contrariété.  

Qu’est-ce qu’il veut, ce Valentin, avec ses prétextes de sainte-nitouche ? Je n’ai pas gardé un bon souvenir de lui. Ni de sa soirée, d’ailleurs. 

Alex, qui est entrée juste derrière moi, me bourre un coup de coude dans les côtes.

— Tu veux bien essayer de faire moins le renfrogné, Camille ? T’as pas grand-chose à craindre. C’est un gentil garçon, Valentin. Souris, ou je te commande un Cacolac-liqueur de menthe.

Je grogne mais je m’efforce de déchiffonner mon front contracté. Elle a raison, ce n’est pas en aboyant sur Valentin que je vais le convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant sa soirée. Le mieux, c’est de rester relax. 

Alex a dû repérer notre rendez-vous, car soudain elle trace à travers la salle, les pans de son petit manteau gris pâle battant autour de son pantalon blanc. Alex est la seule fille au monde à porter du blanc toute l’année. Ça ne fonctionnerait sur personne d’autre. 

Enfin j’aperçois Valentin à mon tour. Pour une raison obscure je m’imaginais qu’il allait se pointer vêtu des collants résille ridicules qu’il portait lors de la soirée déguisée, mais bien sûr, il est en tenue de ville, en jean et pull cachemire avec un manteau en laine sur le dossier de sa chaise. De son costume d’Halloween, il a gardé la petite barbe de Satan à la noix. Il se lève pour embrasser Alex. 

— Contente de te revoir, dit-elle avec un sourire chaleureux. 

Je la fusille du regard tout en saluant Valentin d’une voix parfaitement neutre. Il hésite, puis me tend la main. Je l’ignore et je vole une chaise à une table voisine pour m’installer avec eux. Le serveur est déjà là. 

— Un whisky pour moi, dit Alex.

Valentin a commandé quelque chose de rouge qui pourrait être un Bloody Mary. Le claquement de langue irrité d’Alex m’informe que je tire la gueule à nouveau. 

— Et pour vous, qu’est-ce que ce sera ? me relance le garçon. 

Alex répond à ma place.

— Il ne boit que des Cacolac-liqueur de menthe. Vous avez ce qu’il faut ?

Le serveur ouvre des yeux horrifiés pendant que je soupire, prenant note de l’avertissement. Ce n’est pas de ma faute, c’est plus fort que moi. Ce Valentin me donne des boutons. 

— Vous êtes sûrs ? proteste le serveur. Peut-être un Irish chocolate plutôt, si vous êtes fan de chocolat, Monsieur ?

Je ne suis pas fan de chocolat et je congédie le serveur, qu’on puisse enfin discuter. 

— Faites juste ce qu’elle vous dit, merci.  

Valentin me dévisage d’un œil interrogateur, en se demandant visiblement ce que je fiche là, et d’aussi mauvais poil. Alex lui explique : 

— Camille était présent, le soir du 31. On est collègues, et amis quand il se comporte correctement, pas comme ce soir. Je me suis dit qu’il pourrait t’aider lui aussi à te souvenir. 

— Ah, merci, bredouille Valentin, qui n’a pas l’air convaincu. 

Évidemment : il voulait Alex pour lui tout seul, le petit malin. Le 31 déjà, il avait essayé de se l’accaparer. 

— Mais tu sais, enchaîne Alex, je crois que tu te fais du souci pour rien, Valentin. On a discuté, c’est tout, on a échangé nos numéros de téléphone et puis voilà. 

— Tu as mon numéro aussi ? s’étonne Valentin. Mais tu n’as pas donné suite.

Alex rougit jusqu’aux oreilles. 

— On n’avait pas vraiment décidé quoi que ce soit, je pense que c’était plutôt le genre d’échange de coordonnées qu’on pratique sans vraiment y penser, tu vois ? À la Parisienne. 

Pour elle, ça ne doit pas être facile d’admettre explicitement qu’elle est tout aussi faux-cul que le reste de ses concitoyens.

— Voilà, dis-je pour bien enfoncer le clou. Elle ne comptait pas vraiment te revoir, tu piges ? Parfois, il faut savoir saisir la perche. 

Valentin plisse le nez. 

— Laisse-moi deviner, Camille. Toi et moi, on n’a pas dû se donner nos 06 en revanche, je me trompe ? 

Je ricane sans répondre et Alex laisse un soupir excédé franchir ses lèvres roses. 

— Soyez sages, tous les deux, sinon je vous plante là avec votre reconstitution historique, parce que moi, j’avais des projets de bain moussant ce soir. 

Je me demande si, quand Alex se paye un bain moussant, Axelle fait la même chose. D’un côté, je ne vois pas trop Axelle dans un bain moussant. Ou bien peut-être la version alternative, avec des sels de bain OK, mais aussi des bougies noires, du champagne dans une flûte qui prend la condensation, et un flingue posé sur le rebord de la baignoire. 

Alex tente de mettre les choses au point avec Valentin :

— Ce soir-là, on a discuté un peu. On a parlé de nos destinations de vacances. Tu as dit que tu étais banquier mais que tu avais aussi des centres d’intérêt artistiques comme le cinéma ou les spectacles de clown. Ce fut une conversation agréable et on s’est quittés en s’ajoutant à nos répertoires respectifs mais sans faire de projets particuliers. Voilà, c’est tout.

Valentin hoche doucement la tête tout en jouant avec son verre. Il n’a pas l’air vraiment contrarié, juste un peu perplexe. 

— Merci, Alex. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé cette nuit-là, mais ça me hante depuis des semaines. Je me suis réveillé épuisé et sans le moindre souvenir. Mes amis ne m’ont pas vu boire, mais je n’aurais pas fait un black-out pareil si je n’avais pas été complètement beurré. Et l’appartement était sinistré, pas seulement comme après une soirée. Tous les miroirs des chambres ont été détruits, comme s’ils avaient fondu, et ni Wendy, ni Mark ni moi n’avons de bonne explication à ce phénomène. 

— Qui c’est, Mark ? 

— Le troisième colocataire. Il est néo-zélandais. 

— Attends, vous n’êtes que trois à habiter dans cet appart immense ? s’étonne Alex.

— Il y a aussi Horace, mais il se contente de payer le loyer, on ne l’a jamais vu. Il n’y a pas de miroir dans sa chambre. 

Je les coupe. 

— Bon, donc personne ne se souvient. Pour ton histoire de miroirs, c’est un des invités qui a déconné, et puis c’est tout. 

(En fait, l’invité en question, c’est ma cousine Sibylle, hein, donc c’est la pure vérité).

Valentin se passe la main sur la figure. 

— Oui, bien sûr, c’est ce qu’ont pensé les autres, et c’est ce que je me disais aussi, jusqu’à ce que les rêves commencent. 

— Ils parlent de quoi, ces fameux rêves ? demande gentiment Alex. 

— D’explosions, de gens bizarres qui vont d’un côté à l’autre du miroir, et d’un monstre qui veut manger tout le monde. Et une sorcière rousse. 

Zut, il se souvient même de Sibylle.

Alex émet un rire cristallin. C’est celui qu’elle dégaine en réunion client quand quelqu’un fait une plaisanterie naze et qu’elle veut désespérément passer à autre chose. J’interviens : 

— Tu as beaucoup d’imagination, Valentin. Tu devrais écrire des films. Encore que, la sorcière rousse, c’est un peu cliché, si tu veux mon avis.

— Ben justement, j’écris des scénarios.

— Oh ! s’exclame Alex. Quelle coïncidence ! Comment ça se fait qu’on n’en ait pas parlé l’autre jour ? Moi aussi, je suis en train de plancher sur un scénario. J’en ai déjà fini deux autres. Mon rêve serait de les réaliser. 

— Ma boîte finance les jeunes créateurs, indique Valentin. Elle donne des aides via sa fondation. Tu devrais leur envoyer un dossier. Et moi, ça m’intéresserait de les lire, tes scénars.

Je lève la main pour arrêter cette discussion qui part en cavalant à travers la pampa. Alex est en train de perdre l’objectif de vue. On n’est pas là pour faire ami-ami avec Valentin. On est là pour se débarrasser de lui proprement, vu que le sort d’oubli de Sibylle semble avoir lamentablement foiré de ce côté-là.

Ce n’est pas normal que ce type ait gardé des souvenirs aussi précis. Si maintenant il en rêve, qu’est-ce que ce sera s’il continue de mener l’enquête ? Et s’il recouvrait vraiment sa mémoire ? Certes, il doutera forcément de ce qu’il a vu cette nuit-là. Mais comme il a le numéro de téléphone d’Alex, il va falloir le surveiller. Et surtout, comment se fait-il qu’il soit aussi peu susceptible au sort d’oubli basique que lui a lancé Sibylle ? Si la magie de Sibylle a des hoquets, il faut qu’on le lui dise.

Maintenant, ils sont en train d’échanger des anecdotes sur leurs aventures de scénaristes-réalisateurs amateurs. Il faut immédiatement interrompre cette fraternisation.

— Alex, c’est l’heure, dis-je en posant ma main sur son épaule.

Elle essaye de se dégager, mais je la secoue doucement. 

— Youhou, Alex. Le dîner. 

Elle attrape ma main pour s’en débarrasser et Valentin nous regarde faire, les sourcils froncés. 

— Il faut qu’on y aille, expliqué-je. On se reparlera une autre fois. 

— Il y a un autre truc, dit Valentin d’un air absent. J’avais dans ma poche ce soir-là une paire de petits ciseaux en nacre, et ils sont devenus tout noirs pendant la nuit. C’est bizarre, non ? 

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