Soldat de plomb (Terribili 1) – les premiers chapitres

Loyaux. Éternels. Trop fragiles.

Les Terribili sont le plus prestigieux clan de gargouilles de la Ville Lumière. Défendre l’ordre et le secret du Paris surnaturel est leur mission avant tout. Veiller sur les humains ne fait pas partie de leurs responsabilités. 

Markus Terribili ne devrait donc vraiment pas s’intéresser à Adèle, sa voisine humaine trop curieuse, ni intervenir quand elle est attaquée par des stryges. Surtout lorsqu’un ennemi mystérieux cherche à le pousser à la faute pour faire chuter le clan Terribili. 

Pris dans une machination qui les dépasse, traqués à travers Paris, Adèle et Markus n’ont que très peu de temps pour identifier la menace et éviter la mort, ou pire — la pétrification. 

Cette romance paranormale aux éclats noirs de polar fantastique est le premier tome de la saga Terribili. Celle-ci suivra les frères et sœurs du clan dans leur lutte pour sauver Paris et dans leur quête d’humanité, d’amour et de justice.

Chapitre 1

ADÈLE 

Mon regard s’est égaré derrière le bureau de la DRH, vers les cartes de Noël, les décorations kitch — des petits pères Noël, des boules, et même une guirlande rouge qui a l’air vraiment très incongrue, ainsi scotchée au mur beige d’un bureau triste à mourir. J’ai complètement zappé la conversation et je sursaute presque quand elle m’adresse la parole à nouveau. 

— Vous êtes dispensée de revenir, dit-elle en me tendant la liasse. On fera le reste par courrier. 

— OK, dis-je un peu malgré moi. Ça tombe bien, ça m’arrange.

Je prends les papiers de rupture conventionnelle sans même les regarder et je les fourre dans mon sac. 

Est-ce que j’ai envie de pleurer ? Est-ce que j’ai envie de cracher à la face des entreprises et des patrons qui trouvent humain de virer quelqu’un l’avant-veille de Noël, et qui n’ont même pas les cojones de faire un vrai licenciement ? 

Bof. Je n’ai jamais considéré Peter comme un patron, il fait ce qu’il peut avec sa PME qui bat de l’aile, et moi aussi je faisais ce que je pouvais dans mon job. Et cette DRH à temps partiel avec son langage policé, ses décorations nulles, son tailleur usé et sa petite mine pâle et chiffonnée d’hiver, je parie qu’elle fait ce qu’elle peut elle aussi. 

Et je ne suis pas vraiment triste, non. Non, je le jure. Ce sentiment qui m’étreint le cœur et me donne un tout petit peu envie de pleurer, ce n’est pas vraiment de la tristesse. C’est un mélange pervers de soulagement et de découragement. 

Je suis soulagée parce que ce job dans le conseil en énergies vertes commençait à me courir sur le haricot. Je continue sur ma lancée, en mode zombi. Tous les jours, je ris, je réfléchis, j’échange des informations, je mange, je dors, je fonctionne. Mais je suis morte à l’intérieur. 

Encore une fois, je n’ai aucune rancœur contre ce job. Je crois que ça aurait été pareil ailleurs ; en tout cas c’était la même chose dans mon job précédent.

Je fais un crochet par mon bureau. La lumière blafarde de l’écran d’ordinateur et l’atmosphère feutrée de l’open space ne vont pas me manquer. Je décide de laisser tous mes papiers en plan. Je me contente de rassembler dans un sac en tissu mon paquet de thé, le polar que je suis en train de lire, et mes baskets de secours. Puis j’enfile mon manteau, enfouissant mes bras dans les manches réconfortantes, je cale mes affaires sur mes épaules et je prends le chemin de la sortie.

— Tu nous quittes déjà ? me demande Chiara, la standardiste, quand je vais à sa banque d’accueil pour lui faire une dernière bise.

J’aime bien Chiara, elle va me manquer, avec sa mèche rose et sa voix chantante.

— Ouais, et je ne reviens pas. 

Elle fronce les sourcils.

— Je ne savais pas que t’étais en CDD ? 

— Non, c’était un CDI. J’avais terminé les prolongations de ma période d’essai le mois dernier. 

— Ah, zut, fait-elle d’un air réprobateur. Peter aurait pu faire ses comptes avant de t’embaucher. C’est un peu pourri comme timing, avec Noël dans deux jours et tout ça. 

— Moui, dis-je en haussant les épaules. Au moins, j’aurai des vraies vacances pour les fêtes. 

— Oui, fait Chiara d’un ton incertain. 

Ça se voit, elle n’ose pas me demander ce qui s’est passé, et à vrai dire je ne sais même pas ce que je lui répondrais. C’est comme en amour, quand on se fait larguer mais qu’on n’y était déjà plus depuis un moment. Qui est parti le premier ? Qui a plaqué l’autre ? Pas toujours facile de démêler les sentiments. Je connais bien cette impression. 

— Tu sais ce que tu vas faire ensuite ? interroge Chiara, pour être gentille.

J’esquisse un geste vague, et c’est à ce moment-là que le désespoir me rattrape et que les larmes arrivent. La honte totale. J’ai les yeux qui brûlent et la lèvre inférieure qui tremble et je sens déjà mon nez qui vire au rouge Rudolph, ici dans le hall d’accueil de mon futur-ex-job qui n’était même pas important pour moi. Et évidemment, il faut que ça se produise juste au moment où les consultants remontent en bande de leur pause café-clope-ragots. 

— Oh, non, murmure Chiara avec un coup d’œil nerveux aux jeunes loups qui entrent. 

Bien sûr, ils perçoivent immédiatement l’odeur du sang et ils ralentissent le pas, humant l’air pour s’en délecter. C’est dans leur ADN de jouir de ce genre de spectacle. C’est de ça qu’ils se nourrissent, et eux non plus je ne leur en veux pas du tout pour ça. Ils font partie de l’écosystème, de la jungle parisienne, et j’aime la jungle dans toute sa diversité. 

C’est vrai, si si, je vous assure.

Mon seul problème avec la jungle, c’est que je n’arrive pas du tout à y trouver ma place. Je vois toute cette effervescence, les singes qui se poursuivent dans les arbres en criant, les oiseaux aux plumages magnifiques, les insectes qui vaquent, les fauves tapis dans l’ombre des arbres, même les paresseux assoupis. Je vois tout ça, j’apprécie le spectacle, mais à aucun moment je ne peux oublier que je n’en fais pas partie. 

Pourquoi ? Aucune idée. Ça a toujours été comme ça. Je viens d’une famille heureuse, je n’ai pas peur des gens. J’essaye de m’intégrer, c’est vrai, j’aimerais bien savoir hurler avec les loups. Mais au moment de tendre mon cou vers la lune pour pousser le cri primal, le cœur battant et prêt à exploser de joie, je me rends compte que ça ne sort pas. Un instinct plus puissant encore intervient toujours pour me mettre à part et le cri ne monte pas, et je repars la queue entre les jambes. J’utilise cette métaphore avec les loups, mais j’ai essayé toutes les meutes, les essaims, les ruches, les bandes, les bancs. Rien à faire : je ne trouve pas mon animal totem. 

— Là, dit Chiara en me tendant une boîte de kleenex d’un air embêté. Tiens, ne t’inquiète pas, tu es futée, je suis sûre que tu vas retomber sur tes pieds. 

J’accepte son offre et j’essuie le mascara qui coule avant de me moucher. 

— Ne t’en fais pas pour moi. Ça va aller, bien sûr. Je trouverai autre chose.  

Comme le standard est calme et que personne ne la harcèle avec des photocopies, Chiara se sent obligée de me consoler. 

— Tu sais ce que tu vas faire ? demande-t-elle. 

Je pousse un profond soupir.

— Non.

Dans l’immédiat, je suis un peu à court d’inspiration. J’ai toujours eu cette idée en tête, ce fantasme d’un job total, qui répondrait à tous mes besoins. 

C’est peut-être ça le problème. Je ne suis pas comme Chiara, qui cherche essentiellement à boucler ses fins de mois, ni comme ces consultants ambitieux qui convoitent le succès, le pouvoir, la carrière, les appartements intra-muros à un million cinq.  

Moi, je voudrais à la fois une source de revenus et d’amour, une famille, une vocation, et une activité infiniment stimulante intellectuellement. 

Voilà. C’est comme si c’était fait. 

Si je ferme les yeux, je peux encore la voir, cette jungle, je peux presque la goûter. Et au fond de mon cœur en tout cas je sais exactement ce que je fais ici. Je suis une exploratrice. Mais ici, dans le monde quotidien du Paris ordinaire, il n’y a rien pour moi à explorer.  

Je rentre directement chez moi. J’habite une chambre minuscule au cinquième étage d’un immeuble haussmannien sans ascenseur. Je suis fourbue et j’aspire à me rouler en boule dans mon fauteuil au coin du radiateur pour terminer mon livre en buvant un thé fumant, histoire de noyer dans les rêves cette journée plutôt ratée.

Je suis arrivée devant ma porte et je m’apprête à insérer ma clef dans la serrure au moment où ils sortent. En bande, toujours, en costume sombre, et une fois de plus je me demande ce qu’ils font dans la vie. 

Mes voisins, les Terribili.

Quand j’ai pris cette location le mois dernier, ce nom fascinant sur la plaque de l’appartement voisin a pesé dans la décision, autant l’avouer tout de suite. La chambre en elle-même n’avait pas grand-chose d’extraordinaire. C’est tout petit, une piaule de service avec une arrivée d’eau. Pour moi c’est parfait.  

Cette plaque mystérieuse, là, juste sur le palier, à quelques mètres de ma porte, a contribué à m’attirer, je ne peux pas le nier. Elle m’a fait de l’œil. Je trouve ce nom si… étrange. Est-ce un nom de famille ? Si c’est le cas, il ne doit pas être très répandu.

Leur appartement doit être immense. Six fenêtres en façade à droite de la mienne. Au moins deux cent cinquante mètres carrés, peut-être plus. Et je n’arrive pas à savoir combien de personnes habitent là-dedans. Cinq, six, huit ? Que des adultes, pas un seul enfant, je n’en ai en tout cas jamais vu. 

Je commence à me demander ce qu’ils font. Je subodore que ce n’est pas un appartement à vivre ni une colocation, mais plutôt les locaux d’une sorte d’entreprise. Je les imagine comme un croisement entre des mafieux et des mormons, oui, une secte religieuse violente ou quelque chose du genre. Mais il faut dire que j’ai beaucoup d’imagination, en général.

Ils quittent les lieux le soir, ce qui étayerait plutôt la thèse des locaux professionnels ou commerciaux, l’idée selon laquelle ils ne dorment pas là mais ne feraient qu’y travailler. 

Ils sont très calmes, mais de loin en loin, il naît dans leur appartement un bruit cataclysmique. L’autre jour, j’étais sûre qu’ils avaient fait tomber une baignoire ou un chaudron en fonte, ou bien peut-être une sculpture en granite. Les murs ont tremblé. Je n’ai pas osé sonner chez eux, mais j’ai posé la question à madame Teston, leur voisine du dessous. Je me suis rendu compte très rapidement qu’elle était complètement sourde et qu’elle n’avait rien entendu du tout. Le plafond de son appartement, en revanche, était parcouru de petites fissures.   

Depuis, je glane de minuscules informations, comme une éponge j’absorbe chaque bribe, chaque indice qui me parvient de ces voisins aux mœurs un peu inhabituelles. 

Alors, investie comme je le suis dans cette enquête amateur, avec strictement rien d’autre à faire, je réagis au quart de tour quand la porte des Terribili s’ouvre et que trois hommes sortent sur le palier. Chacun de mes neurones est en alerte, au point que la peau me picote et que mes cheveux se dressent sur ma nuque. J’ai des yeux derrière la tête, ou bien cette fameuse vision à 360 degrés qu’ont développée certains poissons, capables de voir dans toutes les directions au-dessus de la surface, tout en surveillant les profondeurs. Et je retiens ma respiration.

Ils ne disent pas bonjour, jamais, et d’habitude, je me contente de cette cohabitation muette, mais ce soir ça m’énerve. J’exige que l’univers m’envoie un signe. J’ai peut-être besoin que l’on reconnaisse mon existence, mon droit à occuper l’espace. Je m’arme de courage, je fais volte-face et, dos à ma porte, je prends une très grande inspiration et je lance mon « bonjour » d’une voix claire et forte.

OK, tonitruante. Je leur crie « bonjour » à la figure.  

Maintenant je les vois bien. 

Ils sont immenses. Massifs, tous les trois, avec des physiques d’hommes de main ou de boxeurs, mais en mieux fringués. Je note leurs vêtements pas du tout adaptés à la saison. Ils semblent avoir l’intention de sortir en costume ou en blouson léger, alors qu’il fait presque zéro dehors avec la vague de froid qui vient de s’abattre sur la ville et que la température chute rapidement. Cela nourrit encore mes soupçons : pour survivre dans la nuit hivernale habillé comme ça, il faut déployer une activité physique soutenue. Je devine la violence dans chacun de leurs mouvements. 

Mes salutations, s’avère-t-il, ont jeté le trouble dans le petit groupe. 

Enfin, sauf pour l’un d’eux qui continue à marcher sans me calculer le moins du monde, sans même me gratifier d’un coup d’œil. Je vois son dos, des larges épaules de déménageur dans un costume noir très bien coupé, des cheveux blonds très courts. Il est flippant.

Les deux autres marquent le pas. Mon apostrophe me vaut un regard appréciateur du deuxième, un homme en jean noir, blouson de cuir, des cheveux très noirs bouclés coiffés en arrière, j’ai le temps d’apercevoir une moue flirteuse sur des lèvres pleines, une démarche chaloupée de kéké. Italien. Terribili, c’est un nom italien.

Quant au troisième, celui qui ferme le cortège, il s’arrête et se retourne pour me considérer, sourcils froncés. Une ride de déplaisir se creuse au coin de sa bouche et il me transperce d’un regard glacial, comme si je venais de l’insulter. Avec ses cheveux très bruns et ses yeux d’un bleu limpide, il fait encore plus peur que son acolyte blond et je sens soudain le bois de ma porte dans mon dos, signe que j’ai involontairement reculé d’un pas.

Tout ce que j’ai fait, c’est dire bonjour. Qu’est-ce qu’il a celui-là, on a oublié de lui apprendre la politesse ? J’ai presque envie de lui enseigner les bonnes manières. 

Je n’en fais rien. Heureusement, car il semble évident à présent que mes voisins sont des malfrats, des types pas fréquentables, ce ne serait pas raisonnable de leur chercher des poux dans la tête. 

Les trois hommes vont disparaître dans l’escalier. Les deux premiers sont déjà partis mais le dernier se retourne à nouveau avant d’attaquer la descente, et me lance un dernier regard qui me refroidit jusqu’au sang.

Terribili.

J’ouvre ma porte avec des doigts tremblants et je referme à double tour derrière moi.

Chapitre 2

MARKUS

Un vent glacial s’engouffre dans la rue Beaubourg. Il fait un froid à pierre fendre cette nuit, et je sais de quoi je parle. Il est presque deux heures du matin. Les artères sont désertes, personne ne traîne dehors par ce temps. Nous sommes encore au cœur du solstice, tous les habitants se replient derrière leurs portes closes, et ils ont raison. Patrouiller cette nuit est loin d’être un plaisir. C’est, en revanche, une absolue nécessité. 

Les humains ont un bon instinct de survie dans l’ensemble, ils restent à distance des gens comme nous, ils ne cherchent pas la communication, à part quelques individus anormalement téméraires. Je songe au comportement étrange de notre voisine de palier plus tôt dans la soirée et fronce à nouveau les sourcils. 

C’est Furio qui mène la marche, comme toujours. Son costume de croque-mort et sa cravate noire battent dans le vent. En traversant la rue, il tourne la tête de manière presque imperceptible vers le sud, et Falk réagit lui aussi, comme si on lui avait donné un coup de poing dans l’estomac mais qu’il mettait un point d’honneur à ne rien laisser paraître. 

La Dame est là-bas, toute proche. On n’aperçoit, d’ici, que le bout de ses tours, mais c’est suffisant pour la sentir. Nous ne parlons jamais du mystérieux pouvoir d’attraction qu’elle exerce sur nous. Nous allons rarement plus près, et toujours avec circonspection. 

Je chasse de mon esprit le souvenir des silhouettes pétrifiées tandis que Falk se lance dans le récit d’une soirée qu’il a passée avec des dryades la semaine dernière quand il était en congé — une réaction typique de Falk pour détendre l’ambiance, ou plus vraisemblablement pour scier les nerfs de tous ceux qui l’écoutent. 

Je ne prête pas vraiment attention à son histoire et je sais que Furio déteste ce genre de bavardage. Quand Furio patrouille, il patrouille, soldat modèle comme il est. Rien ne saurait entamer sa concentration. 

Ce n’est pas mon cas. Moi, je pense à l’atmosphère derrière les volets clos, à tous ces honnêtes gens qui regardent la télé ou cuisent des petits gâteaux à la cannelle. 

Cette rêverie explique la lenteur de ma réaction lorsque Furio, qui marchait à trente mètres devant nous, s’arrête, aux aguets. 

Une silhouette menue se hâte sur le trottoir qui longe le centre Pompidou. Je n’aime pas cette portion de la rue Beaubourg, contre le flanc du musée, sous les longs boyaux tubulaires. Il y fait toujours sombre et on n’y voit rien derrière ces grilles métalliques. D’ailleurs, les humains l’évitent en général, lui préférant l’enfilade de places piétonnes plus animées de l’autre côté du bâtiment, quitte à faire un détour. 

— Quelle idée ? murmure Furio. Elle devrait être au chaud à l’intérieur. 

— Les femmes parisiennes ne se laissent pas enfermer, commente Falk, qui se figure qu’il connaît quelque chose à la femme parisienne (et Dieu sait qu’il en côtoie suffisamment pour se croire fondé à établir des statistiques).

Qu’elle soit farouchement indépendante ou juste tête brûlée, elle traîne dehors à une heure où elle pourrait tomber sur nos citoyens les moins recommandables, et créer tout un tas de problèmes administratifs.  

Nous rattrapons rapidement la piétonne et j’aperçois à présent la forme sous son manteau, le petit bonnet qui dépasse dans l’encolure. 

— Libérée ou pas, il fait bien trop froid pour promener un enfant aussi jeune, juge Furio. 

Mais de nos jours, ils les emballent dans des couches et des couches de textiles techniques matelassés, parfois même ils ont des oreilles de nounours ou de petit lapin qui les font ressembler à des minuscules animaux de la forêt. Et les nourrissons sont portés peau contre peau, sur le sein chaud de leur mère ou même sur celui de leur père et ils n’ont jamais froid. 

Non que je sache vraiment de quoi je parle. 

Toujours est-il que nous emboîtons le pas à la mère et au petit, en accord inconscient parfait sur la conduite à tenir : raccompagner les innocents jusqu’au pas de leur porte sans nous faire remarquer, et ramener au poste tous ceux qui menacent de rompre l’harmonie fragile de la ville. Je m’efface dans l’ombre et je règle ma foulée sur celle de mes frères tout en observant à distance la silhouette féminine qui se presse. Je laisse un sentiment de paix familier m’envahir. Il fait toujours aussi froid, la nuit est toujours aussi sinistre, mais une sérénité d’un autre monde descend sur moi et m’enveloppe. Je ne sais pas si mes frères éprouvent le même sentiment. Nous ne parlons guère de ces choses-là. 

La femme ne nous a pas vus ni sentis, elle marche d’un pas vif tout en câlinant son bébé. Elle baisse le nez et le hume à travers son bonnet. Elle écarte brièvement le pan de son manteau et dégage la tête de l’enfant endormi, comme pour lui faire un petit baiser sur le front. 

Mais au lieu de l’embrasser, elle lèche la petite joue d’un coup furtif d’une langue longue et sombre, une fois, deux fois, avant d’enfouir à nouveau le minuscule paquet bien emballé dans les épaisseurs de son manteau d’hiver, avec un profond soupir d’aise et un sourire d’anticipation rêveuse.

Et tout à coup je percute. Cette femme n’est pas en train de câliner son enfant. Elle s’apprête à le manger. 

Furio a vu la même chose que moi. Je ne sais pas ce qu’a vu Falk, il était probablement en train d’évaluer les courbes de la femme sous son manteau — de la femme qui sans nul doute n’est pas une femme. Je pose ma main sur l’avant-bras de mon petit frère et je chuchote :

— Stryge.

J’ai parlé dans un souffle, mais c’était déjà trop fort. La créature m’a entendu. Un cri sinistre retentit dans la nuit, un cri d’oiseau à l’agonie. 

Le hurlement de l’enfant lui répond aussitôt et je me jette dans l’action. 

Le stryge s’est mis à courir et dépasse l’entrée déserte de la BPI en direction de la bouche de métro de la station Rambuteau. Je sais que si nous le laissons atteindre les souterrains, nous ne l’arrêterons jamais à temps pour sauver le môme. 

Falk accélère lui aussi, c’est le plus rapide de nous trois, mais c’est aussi le plus brutal dans ses attaques, et j’ai soudain peur pour l’enfant. Le code n’a jamais dit qu’il fallait protéger les humains. Le code spécifie qu’il faut ratiboiser ceux qui violent les lois de la Ville Lumière, compromettant ainsi notre sécurité à tous. Il est très clair sur ce point : notre rôle est essentiellement punitif, et les humains sont au mieux des appâts. 

Ce stryge enfreint plusieurs de nos lois. Il n’a absolument pas le droit de chasser ici. La sécurité de l’enfant, cependant, ne sera pas une priorité pour mes supérieurs, et probablement pas non plus pour mes frères. L’enfant n’est qu’un humain, sa survie n’est pas de notre ressort. Notre rôle est de maintenir le secret complet sur l’existence de la Ville Lumière, ses activités, les êtres qui la composent.

Falk n’est pas assez rapide pour le stryge, déjà presque arrivé au métro. Nous ne sommes pas au maximum de notre efficacité dans les couloirs du métro. 

Je veux déployer mes ailes pour cueillir la créature avant qu’elle ne disparaisse. Furio me connaît trop bien : il m’attrape par le bras, en pleine course, et désigne au loin un taxi esseulé qui descend la rue et vient de redémarrer au feu. Il roule droit sur nous. 

Je me dégage. Je sais que je ne dois pas me dévoiler devant des humains. Mais je ne peux pas non plus laisser ce stryge filer avec un nourrisson. 

Je n’ai pas le temps de rentrer dans un grand débat avec Furio.

Alors, en dépit du taxi qui arrive en sens inverse, dans une grande explosion, je saccage mon dos et mon costume neuf.

Falk pousse un énorme juron quand je le dépasse, et Furio tente à nouveau de m’arrêter d’un tacle brutal, mais il échoue, car même s’il est rapide, il n’est pas de taille à se mesurer à ma forme ailée. Le taxi m’a vu, il n’y a pas l’ombre d’un doute. Dans un grand crissement de pneus, il freine mais se paie quand même le trottoir. 

Et moi, pour la première fois depuis un moment, je vole. 

Dans cette configuration, le stryge ne peut pas faire grand-chose pour se protéger. En une seconde mes griffes percent les muscles de ses épaules et crochètent la créature sous les clavicules. Elle s’arrête dans sa course avec un cri de douleur et un soubresaut violent, tente de se libérer en brisant ses propres os, mais sans y parvenir. 

Je ne pense qu’à une chose : l’enfant. 

Je plante mes crocs dans la gorge du stryge et l’arrache d’un coup sec. Un goût ignoble, un goût de charogne, envahit ma bouche, et je recrache os, cartilages, muscles et tendons dans le caniveau avec dégoût. La créature n’en mourra pas, mais sera calmée pour un moment. Le temps pour moi d’étendre son corps sur le trottoir pour essayer de dégager du porte-bébé le môme qui hurle à pleins poumons, terrifié. En un instant le petit bonnet de nounours en peluche blanche s’est trempé d’un sang noir et épais, nauséabond, un écho du goût innommable qui me pollue la gueule. Le stryge déjà lutte faiblement mais je le retiens encore par une épaule et je me sers de cette prise pour le tirer à moi dans l’ombre du musée, loin de la bouche de métro. 

J’ai allongé le stryge au sol et je n’ai pas encore tout à fait réussi à libérer l’enfant, quand une voix d’homme retentit derrière moi.

— Hé ! Vous là-bas ! Qu’est-ce que vous faites ? 

C’est le chauffeur de taxi. 

Encore un humain anormalement téméraire, un véritable humain cette fois. Courageux et stupide au point de risquer sa vie pour un stryge. Sauf qu’évidemment, avec ses yeux mal entraînés, le taxi ne voit pas un stryge qui se fait appréhender par un justicier, mais sans doute plutôt une femme en train de subir une agression à deux pas de la bouche de métro. Il a sorti son téléphone et compose un numéro à deux chiffres tout en reculant sagement.

À moitié soulagé qu’il reste des gens bien à Paris, capables d’une action suicide pour sauver une dame, je me dépêche d’extirper le môme de son écharpe de portage/sac à viande, tout en fronçant le nez. L’odeur du stryge est insoutenable. 

— T’as raison de hurler, dis-je au gamin en le prenant dans mes bras avec précaution pour ne pas le blesser à travers sa combinaison pilote avec mes griffes acérées qui ne se sont pas encore rétractées. Je ne comprends même pas comment tu as pu t’endormir contre une saloperie pareille. 

Furio me prend le gosse des mains, comme si j’allais lui faire du mal. Falk s’occupe du stryge. Autour de la gorge arrachée, il noue rapidement un ruban d’argent. Le stryge a repris conscience et tente de planter ses crocs dans le bras de mon frère. Falk l’esquive en riant et en profite pour lui faire avaler une pierre. Le stryge se débat comme un beau diable et j’entends déjà les sirènes qui approchent. Je crie à Falk : 

— Grouille-toi ! 

Je suis fâché et frustré parce que Furio m’a arraché le môme des mains, parce que Falk s’est accaparé le monstre que j’ai arrêté, et que moi j’en suis réduit à me tenir là, les bras ballants, les ailes à demi déployées, le dos en sang avec le vent qui s’engouffre dans les lambeaux de mon costard neuf.

Enfin Falk ferme la bouche du stryge sur la pierre avec un autre ruban d’argent et lui dit en souriant : 

— Ferme ta gueule, t’es en garde à vue, t’auras pas d’avocat.

Les yeux du stryge s’enflamment mais, pétrifié, il ne peut plus rien faire. 

Je propose : 

— Je vais m’en charger. 

— Je ne crois pas, non, dit froidement Furio. Falk, tu apportes le colis au Conseil ? 

Falk hoche la tête et charge le stryge sur ses épaules comme s’il ne pesait rien, puis en quelques pas disparaît sans bruit au coin du Centre Pompidou. Je retiens un grondement parce que le stryge ira sur son tableau de chasse, et que moi, je vais me prendre un blâme. 

Mais pour le moment, l’urgence c’est de filer d’ici. 

Furio tourne la tête dans la direction du chauffeur de taxi qui ne s’est pas approché mais filme toute la scène avec son téléphone portable. Je recule encore d’un pas dans l’ombre. Les sirènes sont toutes proches à présent. Furio soupire, et, l’enfant sous le bras, va droit au chauffeur de taxi qui me regarde toujours sur l’écran de son téléphone portable, captivé. 

Furio avance la main et, d’un geste rapide, il attrape le téléphone et le fait disparaître dans sa poche. Il porte le gamin comme un sac à patates. Le chauffeur de taxi proteste, puis s’avise qu’il ferait mieux de se taire. 

Furio lève au-dessus de sa tête l’enfant qui n’a pas cessé de hurler, très visible dans sa combinaison intégrale de petit mouton, blanche là où elle n’est pas trempée de sang. Puis il le dépose avec délicatesse sur l’asphalte du trottoir. Il se retourne et m’attrape par la manche, m’entraîne à sa suite vers le quartier de l’Horloge en grognant :

— Range tes ailes. 

Nous traversons en silence les cours d’immeubles et passons la rue Saint-Martin au moment même où les voitures de police déboulent du boulevard Sébastopol.

— Les toits, aboie Furio, comme si j’étais suffisamment crétin pour ne pas y penser moi-même. 

Déjà je rampe le long d’une gouttière, aplati contre la pierre, les ailes plaquées contre mon dos. Deux secondes plus tard, je me hisse aux côtés de Furio sur le zinc du toit, trouve le point fort de la charpente et me laisse choir à côté de lui. 

Nous regardons en silence les voitures de police envahir la rue aux Ours puis bifurquer dans la rue Beaubourg où il me semble encore entendre le gamin qui pleure. J’espère que le chauffeur de taxi aura pris soin de lui. J’espère que le stryge était seul dans le quartier, que nous n’avons pas tiré ce nourrisson de ses griffes pour qu’un autre monstre s’en empare aussitôt. 

L’agitation se calme assez vite et quand le bruit des sirènes se tait, je sais que mon répit est terminé. 

— Explique-moi ce qui t’est passé par la tête, ordonne Furio, pile au moment où je prends une grande inspiration pour me préparer à l’inévitable discussion. 

Je hausse les épaules. 

— Tu sais comme moi que Falk n’aurait pas fait du môme sa priorité. 

Il ne répond pas tout de suite. J’ai raison et il le sait. Falk est notre petit frère chéri, mais il lui manque une case. Ce n’est pas de sa faute, mais c’est un fait. 

— Tu me mets dans une position impossible, gronde Furio. Tu sais que je vais devoir informer le Conseil. 

Je dresse le menton vers les étoiles.  

— Avec un peu de chance, Falk l’aura fait avant toi, histoire d’enrichir encore un peu son tableau de chasse.

Falk n’a pas de cœur, mais pour la course à l’échalote, il est vraiment très fort.

— Non, dit Furio. Falk ne marche pas sur mes plates-bandes. Je suis l’aîné, c’est à moi de faire le rapport. Tu critiques Falk, mais lui, il fait ce qu’on attend de lui. Toi, Markus, c’est toi qui déconnes à plein tube. Tu te prends pour qui, là, pour Batman ? Ce môme n’était pas ta responsabilité, et tu le sais très bien. 

Je lève les mains pour apaiser la discussion. 

— Désolé, OK ? Je trouve que les règles du Conseil ont leurs limites. Dans le cas présent, si c’était à refaire, je le referais. 

— Et c’est précisément le problème, rétorque Furio. Tu sais ce que tu risques, tu sais que tout le clan risque un blâme, et tu le fais quand même. On ne peut pas bosser comme ça, Markus. 

Je ne réponds pas. Il ne me vient même pas à l’idée de lui demander de se taire, de ne pas dénoncer son frère cadet à la police des polices. Ce n’est pas le genre de faveur que l’on quémande entre justiciers de la nuit, et sûrement pas à Furio Terribili. Le code est tout pour lui. Quand on évolue dans l’ombre, on ne peut pas se payer le luxe de voir les niveaux de gris. Les choses sont noires ou blanches et le code sert à ça.

Il est juste fâcheux que mon esprit ait développé, sans que je m’en rende tout à fait compte, une logique propre qui n’a plus l’air de trop coller au code.

— Et tu as de la chance que j’aie pu choper son téléphone, ajoute Furio, en balançant le smartphone du haut du toit. Sinon, ta petite conscience bien propre qui ne voulait pas du sang d’un nouveau-né aurait déjà une autre mort sur la conscience, petit frère. 

Il finit par me planter là en disant qu’il finira la patrouille tout seul avec Falk, et que je dois rentrer me changer. 

Je m’accorde encore cinq minutes sur le toit, pour savourer un bonheur minuscule et gigantesque sous la voûte des étoiles. Ce bébé, je vais probablement le payer cher, alors, autant en profiter.

Chapitre 3

ADÈLE 

Il est trois heures du matin. Je me retourne dans mon lit, je suis trempée de sueur. Le chauffage central dans cet immeuble habité par des vieux, c’est un concept. 

Un bruit m’a réveillée. Je tends l’oreille et je n’entends rien. 

Ou bien peut-être que c’est un courant d’air qui m’a tirée du sommeil. Après tout, je dors avec la fenêtre ouverte en plein cœur de décembre. C’est la faute des métabolismes défaillants de mes voisins. 

Je vais à la fenêtre. Rien. À part mes géraniums en train de crever de solitude et de froid. Je m’enroule dans ma couverture et décide que l’air frais me fera du bien. Je m’approche encore pour me pencher au-dehors. 

Le boulevard, cinq étages plus bas, est calme. L’air froid et vif me pique l’intérieur du nez. Je me sens un peu mieux, mais toujours sur le qui-vive, inexplicablement. Je m’accoude sur le fer forgé et jette un autre coup d’œil en bas. Personne. 

Pourtant, moi, j’ai l’impression qu’il y a quelqu’un. 

Je vais retourner me coucher quand j’entends toquer au carreau sur ma droite. 

Je sursaute. De ce côté-là, ce sont les balcons des Terribili, dissimulés partiellement à mon regard par un lierre encore un peu jeune. Je suis prête à jurer qu’une silhouette se tient sur ce balcon. Un Terribili en train de fumer dehors à trois heures du matin ? Je me démanche le cou pour l’apercevoir. 

Je le vois. Une haute silhouette habillée de noir, juste à quelques mètres de moi. Des cheveux sombres. Un profil droit. J’inhale profondément et ne perçois aucune odeur de cigarette. Il toque au carreau, un peu plus fort cette fois, chuchote :

— Alexsadra ! Ouvre-moi, bordel, je sais que t’es là. 

Mais personne ne lui répond. Il frappe à nouveau.

— Ouvre ou je pète le carreau. 

La fenêtre s’ouvre. 

— Va chier, Markus, fait une voix féminine endormie. 

Je souris. Ces Terribili parlent comme des charretiers. 

— Merci, dit Markus. 

— Qu’est-ce que tu fous sur mon balcon ? 

— Je viens de rentrer, dit-il.

Quoi ?

Attends, là, d’où revient-il exactement ? Je pense que j’ai mal entendu, en tout cas Alexsadra n’a pas l’air de trouver ça étonnant. Elle a plutôt l’air de trouver ça contrariant. 

— Tu pues, râle la voix féminine, Alexsadra. 

— J’ai croisé un stryge, répond l’homme. 

Un quoi ? 

— Je sais, accuse Alexsadra. J’ai eu un message de Furio il y a deux heures. On peut savoir où tu traînes depuis tout à l’heure ? 

Je ne comprends pas grand-chose à leur conversation, au-delà du fait qu’il semble avoir fait quelque chose qui l’a mise en boule. Markus est toujours sur le balcon à se les peler, et maintenant, je le distingue mieux dans la pénombre. Le visage pâle, les yeux clairs, on dirait le type qui m’a fusillée du regard dans la cage d’escalier hier soir. Il était dehors tout ce temps ? Et il rentre à trois heures du matin ? Par le balcon ? 

— Tu me saoules, Markus, tance Alexsadra. On va encore avoir des problèmes. 

Markus soupire. 

— Je suis navré, mais je pense que tu aurais fait comme moi. 

— Non, dit Alexsadra, moi, je ne romps pas le code. Désolée. 

Le code ? Ça pue, ça pue, ça pue. Quelques professions qui ont des codes : les informaticiens. Les marins. Les nerds. Les espions. Les mafieux. Les ninjas. Les assassins.

— Laisse-moi te raconter, supplie Markus. 

— Pas maintenant. On verra ça demain. 

— Alors, laisse-moi au moins entrer. 

Une seconde de silence. Puis : 

— Non, décide-t-elle. Tu me fais chier. Débrouille-toi. Prends l’escalier. Et si tu pètes mon carreau, je te tords le cou, tu m’entends ?

La porte-fenêtre se ferme dans un grand fracas. 

Markus reste seul sur le balcon. Il se tourne vers la rue, s’accoude à la rambarde de fer forgé, l’air vaincu. Je peux voir d’ici un grand soupir gonfler son dos. 

C’est l’attitude abattue, le soupir qui me décident à le prendre en pitié, je pense. Malgré tous les trucs inquiétants que j’ai entendus. (Cette histoire de code ? Carrément chelou, ascendant flippant.) Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Probablement ma stupidité intrinsèque. Avant d’avoir pu y réfléchir mûrement, je lance un très subtil : 

— Coincé sur le balcon ? 

Il ne sursaute pas. Il reste penché en avant sur ses coudes, dans une immobilité parfaite qui dure au moins deux bonnes secondes, et je jurerais qu’il a bloqué sa respiration. 

Puis il tourne lentement la tête dans ma direction et braque sur moi son regard trop clair, confirmant par là qu’il est bien le malotru de tout à l’heure. 

— Bonsoir, voisine, énonce-t-il d’une voix totalement neutre et qui devrait me glacer les sangs. 

Je hoche la tête. 

— Voisin. Vous semblez en difficulté. 

— Pas du tout, rétorque-t-il froidement. 

Genre : c’est pas tes oignons. Et vraiment, je devrais saisir la perche qu’il me tend. Au lieu de ça, je dis : 

— Mais si, vous êtes enfermé dehors. 

Il ferme les yeux, l’air peiné, prend une grande inspiration, comme celles qui accompagnent une décision pénible ou un moment de pression difficile à endurer. Puis il admet l’évidence. 

— Je suis enfermé dehors.

Je me mordille la lèvre, hésitante. 

— Vous pensez que je peux vous aider ? 

Il s’approche du rebord du balcon, regarde en bas. On est quand même au cinquième. Mais je n’ai pas complètement l’impression qu’il jauge la hauteur. Plutôt qu’il vérifie l’absence de passants et de témoins aux fenêtres, un peu comme je l’ai fait moi-même tout à l’heure. 

— Je ne pense pas que ce soit une très bonne idée, dit-il.

J’acquiesce. 

— À votre place, je promettrais la lune à Alexsadra, ou bien à la rigueur je lui péterais son carreau. Ça ne se fait pas d’enfermer les gens dehors. Il fait moins douze et c’est presque Noël. 

— En fait, dit-il, c’est le solstice. Comment ça se fait que vous soyez au balcon à une heure pareille ? 

— Quelque chose m’a réveillé, réponds-je sans réfléchir, avant de me rendre compte que c’était probablement lui. 

Il fronce les sourcils. 

— Ne me dites pas que vous dormez la fenêtre ouverte. 

Je souris et j’explique :

— Le thermostat de mon radiateur est cassé, et le chauffage central est hystérique en cette saison. 

Il me fixe de son regard glacial et dit très sérieusement : 

— Il ne faut jamais dormir la fenêtre ouverte. Et surtout pas pendant le solstice. C’est complètement stupide. 

Un long frisson parcourt mon dos. Que pense-t-il qu’il pourrait m’arriver ? Je soutiens son regard mais il ne semble pas plaisanter le moins du monde. 

— OK, dis-je, je garderai ça à l’esprit la prochaine fois. Là, je ne vais plus tarder à retourner me coucher. Mais s’il y a quelqu’un d’autre chez vous que cette mal embouchée d’Alexsadra, je peux sonner à votre porte, si vous voulez. 

— Non, dit-il précipitamment, pas la peine. Ça réveillera tout le monde. 

Et ça n’a pas l’air d’être une perspective qui l’enchante. 

— Mais vous n’allez pas rester sur le balcon toute la nuit quand même ? Vous allez mourir de froid dans cette tenue. Ou alors je peux vous passer une couverture ?

Je me débarrasse de ma couverture et je commence à la rouler en boule pour la lui donner. 

Ses yeux s’arrondissent d’une façon étrange. Je ne comprends pas pourquoi, jusqu’au moment où je m’avise que c’est peut-être ma nuisette qui lui fait cet effet. 

— Non, décide-t-il. Couvrez-vous et reculez. Je vais passer par la fenêtre. 

— Euh, je pense que ce n’est pas une bonne idée.

— Reculez-vous, répète-t-il sur un ton qui ne supportera aucune contradiction. 

Je m’exécute. S’il a envie de sauter d’un balcon et de s’écraser cinq étages plus bas, ce ne sont pas mes affaires. 

Je vais m’asseoir sur mon lit en soupirant. Puis j’attends, le cœur battant tout de même, parce que je viens de me faire virer à deux jours de Noël et que je n’ai pas envie en plus d’assister à un suicide par-dessus le marché. 

Mais déjà une silhouette immense s’encadre dans ma fenêtre, bloquant toute la lumière de l’extérieur. La gorge sèche, les mains moites, je regarde le type massif et menaçant qui entre chez moi par la fenêtre, parce que je le lui ai proposé gentiment.  

Il enjambe le garde-fou et prend pied dans mon espace cuisine minuscule. J’aurais peut-être dû allumer le plafonnier, mais c’est trop tard maintenant, il se tient entre moi et l’interrupteur. Il prend une inspiration, puis lève la tête. 

— C’est bien, dit-il. C’est une bonne idée d’avoir peur. 

— J’ai pas peur de vous. 

Il rit.

— Ce n’est pas de moi qu’il faut avoir peur. 

Son rire rompt le charme et je pense enfin à allumer ma lampe de chevet.

— Je… euh, je suis ravie que vous ayez réussi à vous tirer de ce mauvais pas sans vous tuer.

Et je pense : ce type terrifiant et taciturne, ce Terribili rentre chez moi par la fenêtre comme il veut. 

Il hoche la tête. 

— Merci, et désolé pour le dérangement. 

— Ah ben voilà, quand vous voulez, vous êtes bien élevé. 

Il fronce les sourcils et j’ouvre la bouche pour lui expliquer à quel point il a été malpoli plus tôt dans la soirée, et puis finalement je laisse tomber. 

— Bonsoir, dit-il en se dirigeant vers ma porte. 

Elle est fermée à clef, bien sûr, vu que mes voisins me collent les chocottes autant qu’ils me fascinent. 

— Attendez, dis-je en allant chercher la clef sur l’étagère. 

Je passe devant lui en le frôlant, rapport à ma surface loi carrez qui frise le zéro absolu. J’inspire et son odeur me frappe de plein fouet. Il sent le granite, la pierre chauffée au soleil, et en même temps quelque chose de très froid qui rappelle la pureté des étoiles, et aussi beaucoup la sueur, le sang, avec un fond d’un truc fondamentalement dégueulasse, comme de la viande avariée mais en pire. Je me recule vivement en poussant un grondement rauque. Sa signature olfactive n’a absolument aucun sens. Trop composite. À la fois rare et bestiale. Il est vraiment pas net, ce type. 

— Tenez, dis-je en battant en retraite vers le coin de la pièce et en lui tendant la clef d’une main pas très assurée, faites-le vous-même, moi, je n’ai pas les yeux en face des trous. 

Il allonge le bras et prend la clef. Ses doigts ne touchent même pas les miens et déjà sa main m’irradie de froid, pas très étonnant pour un type qui vient de passer je ne sais combien de temps dehors dans la nuit hivernale, vêtu en tout et pour tout d’un costume. 

Sa main est gelée mais c’est moi qui tremble de tous mes membres, en proie à des réactions violemment contradictoires. Premièrement, je veux qu’il sorte de chez moi le plus vite possible et je ne veux plus jamais être confrontée à cette odeur. Deuxièmement, mon cerveau va exploser sous la force des questions qui s’y précipitent. Que faisait ce type sur le balcon, comment peut-il sentir à la fois aussi bon et aussi mauvais, comment a-t-il fait pour franchir les trois mètres qui séparent ses fenêtres de la mienne, pourquoi est-ce que je devrais fermer ma fenêtre la nuit si ce n’est pas de lui qu’il faut avoir peur ? C’est quoi ce mec, un vampire ? 

La clef tourne dans la serrure, une fois, deux fois. Il soupire, puis me considère d’un air satisfait en me rendant ma clef.

— Excellents réflexes. Maintenant, vous fermez votre fenêtre. 

Je hoche la tête. Il ne bouge pas. Je veux dire, pas d’un seul muscle, il se tient aussi immobile que s’il était sculpté dans le marbre.  

— Tout de suite, ajoute-t-il. 

Avec un soupir, je vais fermer ma fenêtre en me disant que je l’ouvrirai à nouveau dès qu’il aura le dos tourné.

Mon voisin Markus Terribili tourne la poignée de la porte et voilà, il est dehors. 

Mais avant qu’il disparaisse dans le couloir, à la lueur de ma lampe de chevet, j’ai le temps de voir son dos. 

L’arrière de son costume est complètement déchiqueté. Sa chemise aussi, et son dos n’est pas en meilleur état. Les fibres de textile collent à moitié à deux longues blessures symétriques qui partent de ses épaules, à quelque distance de son cou, et s’étendent en biais en s’écartant légèrement des dorsaux. Deux sillons profonds d’où sourd encore un sang rouge brillant. 

Je prends une inspiration sifflée mais il ne réagit pas. Sans me saluer, sans se retourner, il sort en fermant la porte derrière lui, et quand je me précipite à sa suite sur le palier, je ne vois que la porte des Terribili qui claque sur sa silhouette massive.

De type très impressionnant. 

Mais super mal élevé.  

Mais gentil. 

Mais inquiétant. 

Blessé.

Enfermé dehors par sa colocataire. 

Qui observe un code, va savoir lequel. 

Mais apparemment pas assez bien. 

Qui rentre chez moi par la fenêtre. 

Qui fait tout un foin pour que je garde la fenêtre fermée la nuit. 

… 

Assommée de fatigue tout à coup, je finis par décider que la meilleure chose à faire est de retourner me coucher. J’ai fait un rêve bizarre, et demain j’aurai tout oublié.

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