Les jeux sont faits, rien ne va plus.
Mona et Seb n’ont pas le temps de souffler avant d’être entraînés dans une dangereuse chasse à l’homme.
Elsie compte bien obtenir vengeance depuis que Mona l’a humiliée en lui volant son familier. Dans Las Vegas touchée par une double catastrophe magique et coupée du monde par un blocus surnaturel, la dompteuse a convoqué tous les joueurs de go et leurs champions pour une nouvelle partie.
« Moriturus » Persson est peut-être libéré d’Elsie, mais selon les règles du go, il joue sa vie. Sans compter que l’enjeu de la partie lui pose un énorme problème. Car pour gagner, il faut apporter à Elsie la tête de Mona Harker au bout d’une pique.La situation paraît inextricable.
Mona saura-t-elle trouver assez d’alliés pour faire mentir le destin ?
Tadaaaa… Alea jacta et puis voilà est le troisième tome des aventures de Mona Harker à Vegas Paranormal. Il paraît le 7 juin, il sera jusque là disponible en précommande. Voici les premiers chapitres.
Chapitre 1
— Hum, fait Kim, attends, je crois qu’il y a eu un problème technique. J’ai dû me gourer.
Elle contemple le fond de ma tasse avec une grimace pendant encore une ou deux secondes, puis secoue la tête et dépose la porcelaine ébréchée dans l’évier d’un geste vif. Avant que j’aie eu le temps de l’arrêter, elle actionne le robinet. Un jet vigoureux dissipe les feuilles de thé, noyant mon futur, éclaboussant l’émail avec les miettes de mes possibilités. Je me prends même des gouttes sur mon T-shirt.
— Hé ! je proteste. Heureusement que je suis pas superstitieuse.
Nous sommes en ville, dans l’arrière-boutique du salon de thé transcendantal de Kim. Dans la pénombre des volets partiellement clos, c’est un espace intime et minuscule qui comprend une kitchenette, une petite table de bistro carrée couverte de boîtes de thé, et contre le mur opposé, un gros fauteuil à l’air confortable assorti d’un repose-pied sur lequel ronronne un vieux chat.
— Désolée, fait Kim d’un air fébrile en s’essuyant les mains sur son pantalon de soie rose à larges fleurs. Je me suis ratée. C’est la fatigue.
Et c’est vrai qu’elle a l’air las, minuscule et un peu perdue.
— T’en fais pas, plaisanté-je pour détendre l’atmosphère, je sais très bien qu’au rythme où ça va, je vais pas mourir vieille ni dans mon lit.
Elle me jette un regard consterné et j’éclate de rire.
Elle a tout de suite accepté de répondre à quelques questions, mais insisté pour me servir d’abord un thé, puis pour me prédire l’avenir. J’ai joué le jeu pour lui faire plaisir, en pensant que ça lui ferait du bien. Quand on relève d’un traumatisme, la meilleure chose à faire, je le sais, c’est de revenir à ses fondamentaux, se reposer sur ses expertises. Si ça rassure Kim de se replier sur une soi-disant compétence médiumnique, ça ne me dérange pas. Dommage qu’elle semble à présent encore plus nerveuse que tout à l’heure. Il faut dire que les gens ne sont pas tous égaux devant le syndrome post-traumatique. Moi, je me sens à peu près dans mon état normal aujourd’hui.
Kim et moi avons partagé une cage à Vegas Underground, la ville sous la ville, pendant quelques heures, pas plus tard qu’avant-hier. Elsie Hannigan, dompteuse d’humains et d’animaux, joueuse de go, a essayé de nous… dresser. Pour nous transformer en oiseaux.
Elsie avait acheté Kim, ainsi que d’autres humains plus ou moins doués pour la magie, à des marchands d’esclaves. Ces salauds avaient enlevé Kim en surface, ici même dans ce magasin, embarquant en prime le gamin de ses voisins qu’elle gardait au moment de l’agression, le petit Reed. Kim et Reed ont passé près de trois semaines enfermés à Vegas Underground avant que je vienne les rejoindre, et que je me débrouille pour les faire sortir.
Ce que Kim ne sait pas, c’est qu’elle a juste été une victime collatérale. L’objectif de son ravisseur, une autre joueuse de go prénommée Naomi, était surtout de mettre la main sur Reed et de le conduire chez Elsie pour qu’il lui bouffe toute sa magie.
Le gamin a des appétits bizarres. Hier, devant moi, il a absorbé en deux goulées un véritable ouragan magique… et puis il est parti avec Naomi, parce qu’elle lui a offert une vie de palace.
Reed est la raison pour laquelle nous sommes ici. Si Naomi pense qu’on va la laisser corrompre le môme, elle se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Cette habitude qu’ont les joueurs de go de se servir dans la population et de traiter les gens comme des choses me révulse et me fait trembler de haine.
— Où est Seb ? demandé-je en me levant, prise d’un soudain accès de stress.
D’un geste du menton, Kim indique le salon de thé.
— La dernière fois que je l’ai vu, il feuilletait les bouquins.
— Je reviens.
Je traverse le rideau de perles roses et blanches qui rend un bruit de pluie, et je gagne l’avant du salon de thé. Il n’y a pas de clients à cette heure-ci. On n’entend que le bourdonnement du frigo présentoir bourré de pâtisseries pastels, le ronron de la machine à café, et le froissement doux des pages qui se tournent.
Je trouve Seb dans la pièce d’à-côté, encombrée de cristaux, d’huiles essentielles et de livres ésotériques de tous poils. Il consulte un ouvrage d’astrologie.
Il semble fatigué, des cernes sombres se sont creusés sous ses yeux noirs.
— Ça va ? je lui demande.
Il lève la tête et me sourit. Je m’approche de lui, partagée entre deux émotions fortes et très contradictoires. La plus évidente veut me submerger comme une vague. Je l’ai débarrassé d’Elsie, j’ai ouvert sa cage et je suis ivre, totalement ivre de sa liberté. C’est une émotion puissante, incontrôlable, décadente. Je n’en reviens pas vraiment d’avoir réussi à le sortir de là. Moi, Mona Harker, j’ai arraché Seb Persson aux griffes d’Elsie Hannigan, et je l’ai amené en lieu sûr. Ce n’est pas un mince exploit. J’ai eu de la chance. Beaucoup de chance.
Et en même temps, je marche sur des œufs. Je sais que cette victoire remportée est fragile, provisoire. Il reste trop d’inconnues dans notre équation.
Je pense à toute la magie qui s’est déchaînée hier, quand j’ai dénoué le sort qui le liait à Elsie. Je pense à ce que j’ai appris sur lui à ce moment-là, à quel point sa magie et son existence même me dépassent de plusieurs dimensions. Je pense aux conversations étranges et à la partie de go que nous avons interrompue. Les joueurs de go ne m’ont pas semblé de nature à laisser tomber une proie aussi facilement.
Nous vivons à crédit, c’est évident. Tout est devenu complexe, dangereux. Alors, je prends la délicieuse ivresse, et je la replie bien soigneusement aux tréfonds de mon être, comme un trésor explosif.
Seb repose le livre, une expression désapprobatrice sur son visage aux traits acérés.
— Mona, arrête ça tout de suite.
Je m’immobilise, perplexe.
— Arrête quoi ?
— Tu te fais des nœuds au cerveau et ça ne te ressemble pas du tout.
— Mais non. Je viens juste te chercher pour parler à Kim. Elle a essayé de me faire boire un thé, mais c’est pas mon truc. Comment tu te sens ?
— Comme après une explosion, résume-t-il, sombre.
Ce n’est pas très loin de la réalité, en fait.
— T’as récupéré de la magie ?
Après l’explosion d’hier qui l’a littéralement vidé de toute sorcellerie, il semble avoir du mal à récupérer.
Il incline la tête sur le côté, un geste qui me rappelle à chaque fois l’oiseau qu’il a été, qu’il est toujours.
— C’est compliqué, élude-t-il. On en parlera tout à l’heure. Allons voir Kim.
Nous rebroussons chemin vers la salle voisine où Kim a apporté encore plus de thé. Elle a disposé un service en porcelaine sur la table et verse le breuvage bouillant, en filtrant soigneusement les feuilles, et cette fois rien ne vient troubler le liquide ambré ni son humeur.
Je m’assieds et elle me tend une tasse que je pose devant moi. J’ai aucune intention de boire ce truc. Je préférerais une bonne margarita, forte, si possible. Mais on ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut.
Alors, j’attaque.
— Le petit, Reed, tu le connais depuis longtemps ?
Kim réfléchit.
— Il est arrivé il y a quelques mois, je dirais en octobre ou novembre dernier. Il habite dans une famille d’accueil, juste à côté.
Elle indique la direction générale d’un immeuble voisin.
— Tu les connais bien ?
— Non. Ils restent dans leur coin.
Naomi, la joueuse de go qui s’est débrouillée pour attirer Reed, a laissé entendre que la famille d’accueil ne traitait pas le gosse avec beaucoup d’affection ni même d’égards.
— Toi, tu savais que Reed avait des affinités avec la magie ?
Kim ouvre au maximum ses yeux noirs en amande.
— Non. Pourquoi ?
— J’ai l’impression qu’il s’en nourrit. S’il n’avait pas été là, hier, Seb et moi ne serions peut-être pas en vie à l’heure qu’il est.
Enfin, Seb serait peut-être encore là, mais moi, certainement pas.
Kim est sonnée.
— J’en avais pas la moindre idée. Il venait ici pour jouer. Il s’asseyait sagement à une table avec un livre, un puzzle ou un jeu de construction. Il ne parlait jamais, il ne faisait pas plus de bruit qu’une petite souris. J’ai appris son prénom le jour où Mrs Hafton est venue le chercher.
— Hafton ? C’est la famille d’accueil ?
Kim acquiesce.
— Elle l’a appelée Reed, et maintenant que tu le dis, elle ne s’est pas montrée particulièrement tendre avec lui. On n’avait pas vraiment de relation, lui et moi. C’est possible qu’il ait surtout pris l’habitude de venir ici pour se sentir en sécurité ou voir du monde. J’aurais dû être plus proactive. J’aurais dû m’intéresser davantage à son cas…
Elle fronce les sourcils, semblant se rendre compte de quelque chose.
— Je ne sais pas s’il avait quelqu’un d’autre, murmure-t-elle. J’aurais peut-être dû faire plus attention à lui.
— Il était poursuivi par Naomi, dis-je. Elle l’avait repéré. C’est pour ça qu’il venait ici. Ton salon de thé l’a protégé pendant un moment.
… Jusqu’au jour où Naomi a profité d’une heure creuse pour rafler Reed et Kim avec lui.
— Réfléchis, demande gentiment Seb. Y a-t-il autre chose que tu pourrais nous dire ? Est-ce qu’il a laissé quelque chose ici ?
D’après ma maigre connaissance de la magie, on peut vous retrouver en utilisant un de vos effets personnels.
— Il m’a fait un dessin, dit Kim en se levant. Attendez, je vais vous le chercher.
Elle retourne à l’arrière-boutique, puis en émerge un instant plus tard, dans un bruit de perles et de pluie, avec une feuille A4 colorée qu’elle pose entre Seb et moi sur la table.
C’est très chamarré, très élaboré. On voit bien que l’enfant a consacré du temps à son œuvre, et qu’il y a accordé beaucoup d’attention. Il s’est vraiment appliqué pour le réussir.
Le dessin représente un château de conte de fées, avec tourelles et oriflammes, avec créneaux et pont-levis, avec princesse et dragon.
Au-dessus du château, un arc de cercle ferme le ciel.
— J’ai été touchée quand il me l’a donné, et surprise, raconte Kim. J’ai cru que c’était sa version de l’emblème de Disney. Je me suis dit qu’il devait bien aimer les dessins animés.
Je hoche la tête.
— C’est un beau dessin.
Puis j’attends le commentaire de Seb… qui ne vient pas.
Il regarde la feuille, une expression nostalgique, presque torturée sur le visage.
— Seb ? Ça t’inspire quelque chose ?
Quand je l’interpelle, il se secoue.
— Non, non, répond-il précipitamment comme s’il sortait d’une transe. Rien de spécial.
Pourtant j’aurais juré que le dessin lui faisait de l’effet.
Je pose ma main sur son bras, doucement.
— Seb, tu as déjà entendu parler d’êtres comme Reed ? Capables d’avaler d’un coup toute la magie ambiante ?
Je fais attention à la façon dont je formule ma question, parce qu’il me semble, à moi, que Seb pourrait bien être comme Reed. Je ne peux pas en être sûre, et lui-même ne sait plus vraiment ce qu’il est. Elsie lui a embrouillé les idées, c’est comme ça qu’elle le tient prisonnier, encore plus sûrement que par n’importe quel sort.
Seb me considère d’un air incertain.
— Je ne sais pas, lâche-t-il finalement, nerveux.
J’essaye de ne pas montrer ma déception, mais à vrai dire c’est du Seb de base. Il continue à faire de la rétention d’information, comme d’habitude. Je crois bien que je n’ai jamais réussi à avoir une conversation directe et franche avec lui. C’est assez horripilant. Parce que je l’ai sorti de sa prison, je me figurais peut-être que j’avais mérité un peu d’honnêteté, mais apparemment, on va poursuivre sur le même mode. Tout ce que je voudrai savoir de lui, il faudra le lui arracher. Et l’avoir vu hier dans sa vérité n’y change absolument rien. Frustrée, j’insiste :
— Seb, on parle de la sécurité et de la vie d’un gosse, là. Ce serait bien que tu t’exprimes vraiment si tu as quelque chose à dire. N’importe quoi, même si tu n’es pas sûr. Kim et moi ne savons pratiquement rien des joueurs de go. On a besoin de toi.
Mais Seb secoue la tête.
— Je ne dis rien, parce que je ne sais pas quoi dire. Tout est confus pour moi depuis hier soir.
C’est normal qu’il se sente perdu, déboussolé. Il vient juste d’échapper à l’emprise d’Elsie, et ça faisait tellement longtemps qu’il la suivait partout. Bien sûr que c’est déroutant.
J’essaye de rester patiente. Ce n’est pourtant pas trop mon fort.
— Seb, toi aussi hier tu avais… beaucoup, beaucoup de magie sur toi. C’est une chose que tu as en commun avec Reed et les joueurs de go. Tu vois pourquoi je suis obligée de te poser la question ? Je comprends que tu n’aies pas très envie d’en parler, mais…
Seb se passe la main sur la figure, puis répond avec humeur.
— Mona, si je te dis que je ne sais pas, c’est parce que c’est vrai. Je n’essaye pas de te cacher quoi que ce soit. JE NE SAIS PAS, un point c’est tout.
Il a élevé la voix et Kim me lance un regard inquiet.
Moi, je m’en fous. Le conflit, ça ne me dérange pas.
— On en reparlera plus tard, Persson.
J’empoche soigneusement le dessin, et nous prenons congé de Kim cinq minutes plus tard, après avoir échangé encore quelques banalités.
Chapitre 2
Le mini-mall écrasé de soleil abrite quelques commerces, un garage, une laverie automatique, une supérette, un tout-à-deux-balles. Après la pénombre du salon de thé de Kim, je dois cligner des yeux pour m’habituer à la luminosité intense du milieu d’après-midi dans le désert.
Je préfère ce quartier excentré à l’hyperactivité du centre-ville, à la folie kitsch du Strip et de ses casinos frappés de gigantisme. Ici, au milieu des bâtiments bas et rectangulaires, je respire mieux. Impossible d’oublier l’immensité du désert, le ciel bleu infini, la chaleur du soleil. Le cauchemar de ces derniers jours à Vegas Underground est derrière nous. Je suis bien contente d’être à la surface et pas sous des millions de mètres cubes de roches et de béton.
Sur le parking, quelques ménagères rentrent des achats dans le coffre de gigantesques voitures climatisées qui me font penser à ma Jeep avec une douloureuse acuité. Mon bijou, ma déesse. J’ai dû l’abandonner en ville hier soir, après qu’elle a été conduite par une déesse d’un autre genre, du type antique et granitique. La statue de mon jardin s’est brusquement animée et fait preuve envers moi de sentiments très protecteurs. C’est elle qui est venue nous chercher à Vegas Underground hier, et qui nous a sauvé la vie. Une autre anomalie parmi les nombreuses irrégularités survenues ces derniers temps. Mon ami sorcier, le très flegmatique Britannicus Watson, m’avait bien dit qu’il se passait des choses louches dans la magie. Il y a de quoi perdre le nord.
— Bon, je soupire, par quel bout on prend tout ce bousin ?
Moi, je parle de Reed, le gamin qui a disparu et que j’ai bien l’intention de retrouver. Mais Seb, lui, part sur un tout autre sujet :
— Je pense qu’il faut qu’on quitte Vegas dès que possible.
— Hein ?
— Je connais Elsie. Elle ne va pas en rester là.
Je fais la moue. Elsie n’a pas l’air, en effet, d’être le genre de femme qui laisse tomber. Après tout, si nous en sommes là, c’est parce qu’Elsie s’est obstinée à vouloir m’embarquer dans sa joyeuse troupe d’oiseaux, et que j’ai résisté des quatre fers.
— Elle a pris une bonne baffe hier, dis-je. Elle t’a perdu, toi, et toute sa réserve de magie d’un coup. D’ailleurs, elle a filé sans demander son reste.
Idéalement je l’imagine quelque part sous un pont, à panser ses plaies avec le troll du coin.
Mais Seb paraît dubitatif.
— Elsie craint par-dessus tout de perdre la face, dit-il. Elle va forcément vouloir se venger de toi, Mona. Et je te rappelle que tu es le prix de la partie de go que nous avons interrompue. Elle ne pourra pas digérer ce que tu lui as fait. Elle semble se moquer de tout, mais le go est sacré pour elle.
À ma grande stupéfaction, au cours de ma courte captivité à VU, j’ai découvert que je disposais d’une légère affinité avec la magie. Apparemment, c’est lié au fait que j’ai rencontré un joueur de go rival d’Elsie, John, un « homme froid » qui avait déjà tenté de me vampiriser quand j’étais ado. Quand votre route croise celle d’un joueur de go, vous avez de bonnes chances de vous retrouver avec de la magie, semblerait-il.
Elsie a aussitôt essayé de me revendiquer. D’après elle, si ma magie a été « débloquée », c’est grâce au travail de dressage qu’elle a opéré sur moi. Mais la règle du go donne des droits à John. Il s’en est donc ensuivi un débat houleux pour décider qui rentrerait chez lui en m’embarquant comme esclave, oiseau ou apprentie — pas le genre de discussion que j’affectionne particulièrement. Seb a réussi à botter en touche en rappelant qu’il était le véritable instigateur de ma magie. Apparemment, il peut me sortir de là en accédant au statut de « champion » d’Elsie, qui l’autorise à avoir ses propres esclaves. Sauf qu’il faudra qu’il joue au go avec tous ces tarés. Et pas à la version calme en fond de fauteuil avec des petits cailloux noirs et blancs. Non. Elsie et ses amis ont inventé une variante tordue, grandeur nature, et qui fait toujours des dégâts parmi les innocents de la population civile.
Les règles de ce go-là, patinées par des millénaires de pratique acharnée, ne sont pas d’une extrême simplicité. Pour devenir champion, Seb doit commencer par remporter une partie de ce jeu débilissime. Il mise sa peau : s’il perd, il le paiera de sa vie, et moi, j’irai chez John, l’homme froid. Bref. C’est une option qui ne nous plaît pas des masses.
— Je ne sais pas, dis-je. Tout ça me semble particulièrement surréaliste. Je ne suis pas d’accord pour qu’on me joue au go. Ça me paraît plutôt contraire à tout ce qu’on nous apprend à l’école. Les droits inaliénables de l’être humain, tout ça, tout ça.
Seb soupire.
— « Tout ça » n’existe malheureusement pas dans le monde du go, Mona. Pour eux, maintenant que tu as provoqué Elsie et que tu as prouvé que tu pouvais dégager de la magie, tu es une esclave sans maître.
Et le problème, c’est que les joueurs de go sont bien trop riches, anciens et puissants pour que quiconque puisse vraiment s’opposer à eux. À part Seb. La constante inconnue de toutes mes équations dernièrement.
Est-ce qu’Elsie peut être Elsie sans Seb ?
— Elle va vouloir te récupérer, et se venger de moi, sûrement, concédé-je. Mais encore faudrait-il qu’elle en soit capable.
— Tu ne la connais pas comme moi, répète Seb. Elle est prête à tout pour éviter de perdre la face.
— Mais justement, elle doit se sentir en position vulnérable. Est-ce qu’elle n’aura pas plutôt envie de se cacher ?
Seb fait la grimace.
— Non, dit-il, c’est trop tard. Elle a crié victoire trop tôt et rameuté tous les joueurs pour une grande partie ici même, à Vegas. Je pense au contraire qu’elle voudra battre le fer tant qu’il est chaud. Elle n’a pas dit son dernier mot, elle inventera forcément quelque chose.
Depuis que nous sommes dehors, il fixe un point à l’horizon au-dessus de mon épaule, avec une intensité telle que je finis par me retourner pour observer moi aussi ce qui a attiré son regard.
Au début je ne distingue rien. Puis je l’aperçois enfin : un long filin irisé qui monte vers les nuages depuis le cœur de la ville, et qui, à plusieurs centaines de mètres d’altitude, se brise comme sur une paroi pour se dissiper dans le ciel en une nuée luminescente. Ça évoque une aurore boréale en plein jour, en plus discret.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— De la magie, soupire Seb.
— Comme ça, dans l’atmosphère ? Ça arrive souvent ?
— Non. Ça n’arrive jamais. Les ley lines passent sous terre et jamais elles ne rejettent une telle quantité de magie dans l’air.
— Tu penses que c’est à cause de nous ? je m’interroge.
On a quand même généré un séisme magique à cinq cents mètres sous la surface. Mais c’est vrai qu’il s’est aussi trouvé, presque simultanément, un abruti mégalomane pour faire exploser une partie du centre-ville de Las Vegas même.
Seb hausse les épaules et je me demande, une fois de plus, s’il est parfaitement conscient de la quantité d’énergie qui s’est échappée quand je l’ai libéré.
— Seb, tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé à VU ? Quand j’ai ouvert ta cage ?
Il fait la grimace.
— Plus ou moins. C’était assez radical. Je me souviens d’une explosion, et d’une énorme vague de magie. Puis d’un reflux massif.
— Oui. Ça venait de toi. Tout ça. Et Reed a tout gobé. Elsie t’en avait refilé beaucoup, vraiment beaucoup. Tu n’étais pas un familier lambda comme elle cherchait à te le faire croire, et Reed n’est pas un gamin ordinaire. Toi, tu portais assez de magie pour détruire une ville souterraine ou pour expliquer une fuite majeure dans les ley lines. Tu es sûr que tu ne t’en doutais pas ?
Il secoue la tête, l’air un peu paumé, ce qui ne fait que doper mon dégoût pour Elsie.
— Je crois que tu es un type rare.
Ses joues rosissent légèrement. Ça lui va bien.
— Quand Elsie t’a récupéré il y a longtemps, elle a vu chez toi quelque chose d’exceptionnel, et elle ne t’a jamais dit ce que c’était.
Pendant toutes ces années, elle lui a fait croire qu’il n’était qu’une victime ordinaire de sa magie. Rien qu’à y penser, j’en vibre de colère.
— Tu es sûr que tu ne sais pas d’où tu viens ? Tu ne te souviens pas du tout ? Depuis hier, ça aurait pu te revenir ?
Il hausse les épaules d’un air frustré.
— J’ai fait des rêves bizarres, cette nuit, mais ce n’était que ça, des rêves. De toute façon, savoir d’où je sors n’est pas le plus important. Il faut qu’on quitte la ville.
Le problème, c’est que ce n’est pas vraiment mon style de fuir l’adversité. J’ai des choses à faire à Vegas, je dois m’assurer que Reed va bien et l’arracher aux mains de Naomi, et faire en sorte que les humains ne subissent pas de plein fouet les événements magiques étranges qui se multiplient depuis quelque temps.
Et puis, il y a ce tout petit détail qu’il semble oublier.
— On ne peut pas sortir de la ville, Seb.
La douane paranormale de Vegas a enclenché son plan d’urgence anti-contamination magique. C’est ce que m’a appris tout à l’heure au téléphone ma nouvelle copine Salma Trenton, stagiaire à la douane. Elle m’a expliqué qu’aucune créature un tant soit peu liée à la magie ne pourrait quitter la ville, à cause d’une bulle de proportions épiques, érigée pour isoler le Vegas surnaturel du reste du monde.
J’en ai fait l’expérience personnellement avant même le petit déjeuner, et ma propriétaire, Julie Preston, est restée coincée elle aussi pour une raison ou une autre quand elle a cherché à partir en balade dans le désert.
La douane va continuer à protéger ses petits secrets envers et contre tout. Officiellement, les humains du monde entier pensent qu’une fuite de gaz a éclaté en plein centre-ville, même si je suis sûre que les va-t-en-guerre et les adeptes de la théorie du complot ne tarderont pas trop à transformer cet accident terrible en attentat contre la nation.
Ce n’était pas le meilleur moment pour contracter de la magie, mais ce qui est fait est fait. Je suis coincée ici comme tous les monstres qui pullulent à Vegas. Et Seb aussi.
Mais j’oublie un peu vite que je parle à un sorcier clandestin habitué à se glisser entre les mailles de tous les filets.
— Il y a sûrement un moyen de s’extraire d’ici, estime-t-il. Il suffit de le trouver.
— T’as une idée ?
— J’ai des pistes et des adresses.
— Hmpf. Ça t’embêterait d’être plus précis ?
Il fait la moue.
— Hum, Mona, certains de mes contacts ne sont pas exactement recommandables.
— Attends, je rêve. T’es en train de m’expliquer que tu vas me fausser compagnie, là ?
— Pour ta propre sécurité.
Je secoue la tête. Il ne changera jamais.
— Je pensais qu’on allait faire équipe.
À nouveau ce mouvement de la tête qui évoque si fort un oiseau. Visiblement il ne comprend pas.
— Évidemment qu’on fait équipe, assure-t-il. Je propose qu’on se retrouve au bunker. Tu seras en lieu sûr là-bas. Vénus a l’air de prendre son nouveau job de garde du corps très au sérieux.
Je plisse les yeux.
— Seb. Je n’ai pas besoin de Vénus pour me baby-sitter et je ne vais certainement pas aller me planquer chez moi en attendant que tous les problèmes de Vegas se résolvent comme par magie, avec ou sans jeu de mots pourri. Il vaut mieux qu’on reste ensemble. On commence par passer chez les Hafton pour récupérer un objet ayant appartenu à Reed, histoire de le localiser facilement par la magie. Et puis ensuite, on peut aller voir tes copains chelous pour étudier le meilleur moyen de passer outre le dispositif de blocus de la douane, pas de souci.
Mais Seb ne veut rien entendre.
— Mona, je ne peux pas attirer l’attention de ces gens-là sur toi.
— Mais pourquoi, à la fin ?
— Parce qu’Elsie les connaît aussi. Elle a peut-être déjà posté des sentinelles là-bas à l’heure qu’il est pour te cueillir.
— Des sentinelles ? Quelles sentinelles ? Elsie est à poil, elle repart de zéro comme toi !
Seb secoue la tête, clairement exaspéré.
— Même sans magie, Elsie dispose de plus de moyens que nous n’en aurons jamais. Si elle n’a pas encore récupéré de nouveaux oiseaux pour mener ses opérations, elle aura sûrement trouvé quelqu’un à payer ou à appâter d’une autre façon. Pendant qu’on prenait gentiment le thé chez Kim, les dieux seuls savent ce qu’elle a pu inventer !
Ça y est, on est debout face à face, les mains sur les hanches, campés sur nos jambes, arc-boutés sur nos solutions divergentes.
— Hors de question que je lâche Reed, je grogne.
— Reed n’est pas en danger, rétorque-t-il. Naomi lui a déroulé le tapis rouge et selon toute vraisemblance, elle est juste en train de le bichonner pour s’en faire un allié. Tout ce qu’il risque, c’est des caries et des neurones en moins à force de regarder des trucs idiots à la télé.
— Et ça te paraît une bonne idée ? De toute façon, je ne vais pas la laisser pourrir ce gosse. Et j’en reviens pas de ta mauvaise foi. Ou bien c’est ta mémoire qui est trop courte. Tu veux que Naomi fasse à Reed ce qu’Elsie t’a fait à toi ?
Seb éclate d’un rire bref. Je l’ai attaqué sur sa mémoire, et je n’aurais pas dû. C’est un point sensible chez lui, avec tout ce qu’Elsie l’a manipulé. Il a des souvenirs plein la tête, mais pas un seul qui soit vraiment authentique.
— Et comment comptes-tu l’en empêcher ? s’agace-t-il. Tu ne peux rien faire, Mona. Il serait temps que tu apprennes à miser sur les batailles que tu peux gagner et à laisser tomber les autres.
Je montre les dents maintenant, il n’a rien compris.
— Ce sera comme ça et pas autrement, je gronde. C’est moi qui choisis mes batailles et je ne le fais pas en fonction de mes chances de les gagner. Et jusqu’ici, ça a plutôt bien marché. Je suis toujours en un seul morceau. Et toi, tu es libre. Et on va réitérer cet exploit avec Reed. Et avec tous les autres, autant de fois qu’il le faudra.
Seb pousse un profond soupir et j’insiste d’une voix qui commence presque à trembler :
— Je suis vraiment navrée, Seb, mais je ne sais pas faire autrement. C’est à ça que je sers. Je fonce dans le tas et advienne que pourra.
Il y a un début de larmes dans ma voix, mais je ne pleure pas, en règle générale c’est une perte de temps. Seb se radoucit et fait un pas vers moi tandis que toute tension quitte sa posture. Ce mec a toujours été un élastique humain, totalement hyperlaxe dans sa tête. Du chewing-gum.
— Je sais, Mona, dit-il gentiment. Je ne veux pas t’empêcher de faire ce que tu as à faire. Mais je me fais du souci et je pense que je peux régler un problème en rappelant à un type désagréable qu’il me doit une faveur. Le plus efficace, sinon le plus sûr, est qu’on se sépare maintenant. Tu peux me faire confiance ?
J’acquiesce, désarmée.
— OK. Je vais cuisiner les Hafton. Ensuite je vais avoir besoin d’un sort. Tu penses que tu peux t’en occuper ?
Il hésite.
— Seb ? Parle-moi.
D’abord embarrassé, il finit par lâcher :
— Je ne sais plus comment accéder à la magie. Je la sens tout autour de moi, je la vois. L’air en est chargé mais elle m’élude. Je n’ai jamais puisé dans les ley lines. Je suis toujours passé par Elsie, par son énergie à elle. Seul, je ne sais pas comment faire.
Une nouvelle bouffée de colère à l’égard d’Elsie me monte au front, bouillante et soudaine. Je dois prendre sur moi pour me montrer constructive.
— Ne t’inquiète pas, dis-je. Je vais demander à Britannicus.
Brit-Brit refusera peut-être de localiser Reed tant qu’il n’aura pas récupéré sa licence de praticien de la magie, mais il pourra peut-être nous expliquer ce qui nous arrive, et nous aiguiller vers un autre sorcier de la guilde arrogant, bien en règle et supra-cher.
— On se retrouve ce soir à la maison, acquiesce Seb.
Et parce qu’il dit « à la maison », il m’est impossible de lui en vouloir.
Le temps d’un clignement de paupières, l’univers se courbe sur lui-même, et le grand type qui se tenait en face de moi est un corbeau, un grand oiseau majestueux qui bat l’air chaud et sec de ses ailes noires. Je ne suis pas étonnée. J’avais déjà compris qu’il n’avait pas vraiment besoin d’exercer la magie à proprement parler pour se métamorphoser, même si les effluves de la magie se développent à présent autour de lui en volutes délicieuses.
Il est ce qu’il est.
Sans y penser, je tends mon bras gauche dans sa direction. Il se pose sur mon avant-bras, en m’éraflant la peau de ses serres malgré la délicatesse de son geste. Elsie se promène partout avec des manchettes de cuir qu’elle conjure en toute circonstance, mais je ne suis pas Elsie, pas une sorcière, pas une dresseuse.
De la main droite j’effleure les plumes de l’oiseau, plus par curiosité que pour le flatter.
— T’inquiète, croasse-t-il. À tout à l’heure.
Et il s’envole.